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Analyse

Le renouvellement des relations état région, une pièce maîtresse de la réforme de l’état

Dans l’avenir, il faut penser en termes de partenariat et de responsabilité partagée des différents niveaux pour la conduite d’une politique.

Par Pierre Calame, André Talmant

1998

Le renouvellement des relations Etat-régions est une pièce maîtresse de la réforme de l’Etat dans la perspective d’appliquer les concepts de responsabilités partagées et de subsidiarité active. La région est en effet un pivot entre Etat, niveau européen voire mondial d’un coté et collectivités locales de l’autre. P. Calame et A. Talmant proposent donc d’expérimenter de nouvelles formes de contrats Etat-région dans des domaines tels que la lutte contre l’exclusion, la gestion des infrastructures, des transports et de l’énergie, la politique de la ville ou encore concernant les négociations autour de la PAC et de l’OMC.

Table des matières

Exposé des motifs

La plupart des problèmes quotidiens et essentiels qui touchent la vie d’un territoire, qu’il s’agisse d’un quartier, d’une agglomération, d’un pays ou de territoires plus larges, dépendent de décisions et de politiques prises à différents niveaux, depuis le niveau mondial (que l’on songe par exemple à l’impact des négociations menées dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce - OMC) et le niveau européen jusqu’au niveau le plus local. Nous étions habitués, jusqu’à une date récente - et la décentralisation de 1982 en France en a été la dernière manifestation - à penser en termes de « partage des compétences » entre les différents niveaux de territoires et nous avons souvent couru après l’illusion qu’il existait pour chaque type de politique un « territoire pertinent » pour la définir et la mettre en œuvre. Nous devrons plutôt dans l’avenir penser en termes de partenariat et de responsabilité partagée des différents niveaux pour la conduite d’une politique. Ce changement radical implique des changements dans les cultures administratives et politiques, dans les procédures administratives et même dans leurs fondements conceptuels. Nous sommes habitués depuis des années à fixer aux services administratifs de l’Etat ou des collectivités locales des obligations de moyens définis par des normes et des règles uniformes et la responsabilité des fonctionnaires est engagée sur le respect de ces normes et règles. Mais une telle appréciation, pour ainsi dire négative, de la responsabilité, si elle semble un bon moyen d’assurer l’égalité des citoyens devant la loi et le respect des orientations données par le pouvoir politique, ne facilite dans la pratique ni la prise en compte de la diversité des situations, ni l’obligation de pertinence de l’action publique qui devrait être le moteur de l’action administrative, ni le partenariat avec d’autres acteurs publics et privés.

Le renouvellement profond de l’action publique et la réforme de l’Etat que chacun appelle de ses voeux nous contraint donc à un changement de système de pensée, mettant au centre de l’action les relations entre différents niveaux de territoires et la responsabilité partagée de ces différents niveaux dans la pertinence de l’action publique. Tout cela va à l’encontre de la vision très « territoriale » , voire féodale, du pouvoir qu’ont encore beaucoup de responsables politiques et administratifs, mais c’est au prix d’un tel changement que l’on surmontera la crise de confiance de la population à l’égard des autorités politiques comme à l’égard des administrations.

Pour concrétiser ce qu’il faut bien qualifier de révolution culturelle, nous avons mis en avant le concept de subsidiarité active (cf annexe 1). Selon ce concept, repris dans le rapport du groupe de travail du Plan présidé par Jean Paul Delevoye, Président de l’Association des Maires de France, et intitulé « Cohésion sociale et territoire » , il faut progressivement remplacer, dans les relations entre différents niveaux territoriaux, aussi bien au sein d’une même administration qu’entre administrations relevant d’autorités territoriales de niveaux différents, les traditionnelles obligations de moyens par des obligations de résultats établies en commun à partir de l’expérience concrète des acteurs.

Les récentes élections régionales ont été le révélateur d’une crise politique profonde. Elles l’ont été sur trois plans : les débats électoraux ont porté sur des thèmes nationaux, comme si les régions n’existaient pas en elles mêmes, avec des enjeux spécifiques importants, notamment en matière d’aménagement du territoire ; la participation électorale a été particulièrement faible, révélant à son tour que les enjeux régionaux n’étaient pas perçus ou que les Conseils Régionaux ne semblaient pas les incarner aux yeux de la population ; les désastreux compromis politiques qui ont suivi les élections contribuent au discrédit du monde politique. Mais c’est quand il a crise qu’il y a aussi opportunité de changement. Or il se trouve que le niveau régional est aussi un niveau charnière pour une nouvelle pensée politique et administrative fondée sur la subsidiarité active. C’est en effet un pivot possible entre les politiques européennes et nationales d’un côté, locales de l’autre .

Il se trouve en outre qu’existe une tradition de contrat Etat-Région impliquant, à des degrés très divers d’un cas à l’autre, des formes partenariales entre administration d’Etat et administration régionale. D’où la proposition de s’engager avec quelques régions volontaires dans une expérimentation résolue et audacieuse de nouveaux types de contrat Etat-Région par lesquels Etat et Région, conjointement, construiraient de nouvelles formes de dialogue avec les pays, les agglomérations, les départements ou toutes autres formes de regroupement des collectivités locales de base.

Quelques domaines d’application concrète

Les domaines sur lesquels porteraient des contrats Etat-Région d’un nouveau type seraient à définir au cas par cas mais il est utile néanmoins d’en préfigurer la conception à partir de quelques exemples concrets correspondant à des priorités matérielles et à des domaines où le dialogue entre Etat et Régions existe déjà.

2.1 Les pactes locaux pour l’emploi et contre l’exclusion pour de nouveaux contrats Etat-Région

C’est au niveau local que se construisent les conditions de la cohésion sociale mais aussi les conditions partenariales favorables au développement économique. C’est aussi au niveau d’un territoire donné que peuvent se combiner de façon continue, plutôt que juxtaposée, une économie pleinement intégrée dans le marché et les échanges internationaux et une économie fondée sur des échanges locaux, marchands ou non marchands. On sait les impasses auxquelles conduisent dans le domaine de la lutte contre l’exclusion les approches uniquement fondées sur des mesures nationales et catégorielles. L’enjeu de pactes locaux contre l’exclusion et pour l’emploi serait d’articuler ces mesures entre elles et avec de multiples initiatives privées.

En outre, c’est dans le domaine de la lutte contre l’exclusion que la superposition des actions publiques initiées par les différentes collectivités territoriales est la plus visible, la moins efficace et la plus destructrice (pour les exclus, comme pour les agents publics). D’où l’idée que l’Etat et régions engagent conjointement, ce qui serait l’objet du contrat entre eux, la mise en place à l’échelle des différentes agglomérations ou pays, de pactes locaux pour l’emploi et contre l’exclusion (cf annexe 2). Le dialogue entre les différentes agglomérations et pays conduirait préalablement à formuler les principes et obligations de résultat de ces pactes.

2.2 Schémas régionaux d’infrastructures, de transports et d’énergie

Les infrastructures et les transports ont été dans le passé des domaines d’élection pour les contrats Etat-Région : ce sont des objets visibles, où il demeure relativement facile d’exprimer et combiner des intérêts et des financements nationaux et régionaux. Trop souvent, ces contrats se sont néanmoins limités à des fonds de concours apportés par les régions pour accélérer la mise en place d’infrastructures à maîtrise d’ouvrage nationale. La conception des ouvrages, les objectifs poursuivis à travers eux et le suivi des travaux sont restés la plupart du temps aux mains de l’Etat. L’expérience du Nord Pas de Calais a montré que lorsque l’on arrivait à dépasser les réactions défensives initiales de protection par chacun de son territoire de compétence et que l’on recherchait un véritable co-pilotage d’un tel schéma d’infrastructure, cela produisait des changements considérables de pratiques et de cultures. Le même effet a été observé pour l’implication des régions dans le financement des transports régionaux de voyageurs de la SNCF. Les futurs contrats Etat-Région pourraient dans ce domaine s’élargir à l’ensemble des infrastructures des transports et de l’énergie. Après une période de 40 ans où l’enjeu presque exclusif a été d’équiper le territoire en infrastructures routières rapides, nous sommes en train d’entrer dans une ère ou l’enjeu est d’organiser le territoire dans une perspective de développement durable où les coûts de fonctionnement en termes d’énergie et les nuisances de tous ordres occasionnés par les déplacements et les transports joueront un rôle aussi important, voire plus important, que les problèmes d’accessibilité eux-mêmes.

En outre, les négociations internationales sur l’émission de gaz à effet de serre, concrétisées par les accords de Kyoto en décembre 1997 et appelées à se poursuivre à Buenos Aires à l’automne 1998, offrent une occasion exceptionnelle d’inventer de nouvelles formes de relations inter-régionales. Les accords de Kyoto en effet, prévoient, sous le vocable d’« application conjointe » , la possibilité pour un pays de financer la réduction des émissions de gaz à effet de serre - concrètement les économies d’énergie - dans le pays voisin plutôt que chez lui, même si le rapport investissement résultat rend ce transfert efficace (cf annexe 3). La France, qui pourrait occuper au sein de l’Europe une position centrale dans la négociation de Buenos Aires, si elle était capable d’y apporter une vision novatrice, aurait tout intérêt à montrer sa capacité de mise en œuvre intelligente du principe d’application conjointe entre ses propres régions. Imaginons par exemple que, sous égide de l’Etat, la région Ile de France en vienne à financer, au titre de l’ « application conjointe » un aménagement du territoire économe en énergie dans le Massif Central ou dans les Pays de la Loire !

En regroupant dans un contrat Etat-Région infrastructures, transports et énergie, on pourrait donc à la fois s’appuyer sur les apprentissages existants et se projeter résolument dans l’avenir , aborder des problèmes prioritaires au plan local et renforcer la position française dans les négociations européennes et mondiales.

2.3 La loi d’orientation agricole, la réforme de la politique agricole commune et les négociation de l’OMC

Les prochaines années vont être décisives pour l’avenir des espaces ruraux français et européens. Trois échéances se conjuguent en effet : au plan national, la discussion du nouveau projet de loi d’orientation agricole, qui introduit la notion de contrat d’exploitation permettant à un agriculteur de recevoir des financements publics pour sa contribution à la gestion du territoire en lieu et place de subventions à la production ; au plan européen, la discussion sur la réforme de la Politique Agricole Commune (PAC), qui représente à elle seule plus de la moitié du budget européen ; au plan mondial, la reprise des négociations au sein de l’OMC, qui amènera à déterminer si l’agriculture relève purement de l’économie de marché ou si elle met aussi en jeu des biens publics justifiant, au titre de l’article 20 de l’OMC, d’exceptions à l’exercice pur et simple de la concurrence mondiale.

Les espaces ruraux représentent l’essentiel des surfaces de la France. L’activité économique dominante y est l’agriculture mais ils jouent un rôle fondamental dans la vie de l’ensemble de la population, soit qu’elle y habite, soit qu’elle en dépende pour la qualité de sa vie. Or la gestion des espaces ruraux relève de façon évidente de cette combinaison des actions à différents niveaux qui est le fondement de la subsidiarité active. Par exemple, les contrats d’exploitation prévus dans l’actuel projet de loi d’orientation agricole ne prennent sens que s’ils concernent un terroir donné. Mais ce terroir ne peut pas être défini au niveau national. Il faudra prendre en compte le contexte local (ici un bassin versant, là un terroir géologique, là une échelle traditionnelle de coopération, là encore un pays).

Par ailleurs, les débats actuels sur la réforme de la Politique Agricole Commune, loin d’impliquer l’ensemble des citoyens comme le justifierait une politique si importante pour l’avenir de l’Europe, sont enfermés dans des débats d’experts portant sur des montants compensatoires, des quotas, etc. Or le débat citoyen ne peut plus, comme dans le passé, se centrer sur l’agriculture elle-même. La question posée à une population très majoritairement urbaine n’est pas : « quelle agriculture voulez vous pour la France » , mais « quelle alimentation, quel environnement, quelles relations ville-campagne, quelles créations d’emplois dans le monde rural » . Et ces débats trouveraient dans la Région un niveau privilégié. C’est à cette échelle en effet que ces questions sont les plus concrètes, comme on l’a vu par exemple lors de la révolte des populations bretonnes contre la pollution de leurs eaux. Il pourrait en résulter de nouveaux et forts consensus régionaux sur l’avenir des espaces ruraux et sur les biens publics que ces espaces concernent, débouchant à la fois sur une vision renouvelée de la réforme de la PAC et des négociations de l’OMC.

2.4 La politique de la ville et la politique des quartiers d’habitat populaire

Alors que la société française est devenue urbaine et que les grandes villes constituent dans le monde entier le défi majeur de la gouvernance, la décentralisation actuelle, en privilégiant le département et la commune et en renonçant à créer au niveau des agglomérations ne serait-ce qu’un minimum de solidarité fiscale, est tout bonnement passée à côté de la ville. Au point que l’on a baptisé politique de la ville, prenant le mot pour la chose, une intervention directe de l’Etat dans certains quartiers populaires qualifiés de « difficiles » .

On cherche actuellement à corriger les défauts les plus flagrants de la décentralisation de 1982 par la création de solidarités d’agglomération. Cet effort, nécessaire, resterait insuffisant s’il s’épuisait dans la recherche désespérée d’un « territoire pertinent » . Car la ville est le lieu où viennent converger à la fois des dynamiques de transformation mondiales et des initiatives locales et il est inévitable, souhaitable même, que tous les niveaux de gouvernance soient impliqués dans la gouvernance urbaine, de l’Europe à l’administration de voisinage. Mais ces multiples niveaux doivent d’abord se combiner (et non se superposer), et doivent ensuite rencontrer les dynamiques des habitants eux-mêmes. Or cette entrée en partenariat avec les habitants, notamment dans les quartiers populaires, est partout difficile. Depuis le début des années 1990, une réflexion internationale a été menée à ce sujet, notamment concrétisée par la « Déclaration de Salvador de Bahia » de 1993. Cette déclaration affirme avec force quelques principes constants que devrait respecter l’action publique dans ces quartiers : (1) « apprendre à reconnaître, renforcer, stimuler, les dynamiques des quartiers ; (2) « reconnaître aux habitants un droit à habiter ; (3) « faire émerger la parole des habitants, promouvoir d’autres modes de relations entre décideurs et citoyens ; (4) « réformer l’action publique pour la rendre capable d’une approche globale et transparente des problèmes des quartiers ; (5) « articuler les rythmes administratifs et politiques avec le rythmes sociaux »  ; (6) « mettre en place des dispositifs de changement cohérents avec les objectifs poursuivis » . Ces principes, dont l’application est à inventer dans chaque contexte en fonction de ses spécificités sont précisément des obligations de résultats qui pourraient fonder le partenariat entre des collectivités publiques de différents niveaux. Par le passé, et quoique la « politique de la ville » se soit voulue innovatrice et ait mobilisé sur le terrain beaucoup d’enthousiasme militant, l’Etat n’a pas montré l’exemple de sa capacité à se rénover en profondeur, et le fait par exemple que les mêmes administrations d’Etat aient dans certains cas signé avec des Régions des contrats sur ces questions tout en promouvant en parallèle des « contrats de ville » sans coordination avec les premiers est à cet égard révélateur. Or, dans ce domaine aussi, la région constituerait le pivot idéal entre Etat, agglomérations, communes et quartiers.

 

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