note de lecture
La Gouvernance
Note de lecture sur l’ouvrage de Philippe Moreau Defarges
Auteur : Philippe Moreau Defarges
Par Thomas Mouries
juin 2003Programme Analyse et évaluation de la gouvernance
Mot-clés : Relations internationales ; Philosophie de la gouvernance« La gouvernance, entendue comme un système souple de gestion des sociétés, ayant pour but l’épanouissement régulé des créativités, requiert un monde pacifié, civilisé. Toute civilisation se veut au-delà de la simple satisfaction des besoins élémentaires, individus et groupes ayant tellement intériorisé les règles sociales qu’elles en sont ressenties comme naturelles. Mais toute civilisation est précaire. Que les besoins les plus immédiats (faim, froid, insécurité) redeviennent prioritaires, toute gouvernance se trouverait balayée par des mécanismes plus brutaux: rationnement, démonstration de force… » (17)
Table des matières
Philippe Moreau Defarges
Philippe Moreau Defarges est ancien élève de l’Ecole nationale d’administration (ENA), professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI). Il a occupé plusieurs charges administratives dans les domaines de la construction européenne, du droit communautaire, de l’immigration, etc. Il est spécialiste de la construction européenne et des questions globales (mondialisation, environnement, etc.).
La gouvernance est un système d’organisation, de développement et d’interconnexion des structures sociales (Etats, entreprises, organisations diverses) à l’ère de l’abondance, des réseaux et des flux. Elle postule une sorte de « fin de l’Histoire », moment de victoire des valeurs occidentales – dites « universelles » –, sans plus de guerres ni de misère. Le pouvoir change: il n’est plus coercitif ni violent, il se fait incitatif et persuasif. Les règles, dures et rigides, se fondent dans une régulation douce où la norme est intériorisée par les différents acteurs. Il ne s’agit plus, pour les gouvernements, de décider de manière péremptoire et univoque, mais d’aménager des espaces de négociation et de veiller à leur bon fonctionnement. L’espace de la gouvernance est ainsi celui d’un « vaste jeu » (7). La gouvernance a toutefois « quelque chose d’utopique: il lui faut un univers où tous jouent, dans la multiculturalité et la transparence ».
I. Généalogie de la gouvernance
La victoire de l’Occident signifie d’abord la propagation de la démocratie occidentale afin d’assurer la paix et d’introduire dans le jeu une « composante essentielle de la gouvernance » (15) : la prévisibilité. La gouvernance est par ailleurs productrice de « dynamiques intégratrices » (12) afin que tout le monde soit partie prenante au jeu. Les joueurs sont quant à eux à l’image du nouveau type de personne promu par la modernisation: « inventif, mobile, souple » (11).
« La gouvernance, entendue comme un système souple de gestion des sociétés, ayant pour but l’épanouissement régulé des créativités, requiert un monde pacifié, civilisé. Toute civilisation se veut au-delà de la simple satisfaction des besoins élémentaires, individus et groupes ayant tellement intériorisé les règles sociales qu’elles en sont ressenties comme naturelles. Mais toute civilisation est précaire. Que les besoins les plus immédiats (faim, froid, insécurité) redeviennent prioritaires, toute gouvernance se trouverait balayée par des mécanismes plus brutaux: rationnement, démonstration de force… » (17)
La gouvernance peut être analysée « comme un système démocratique de gestion » (19): comme la démocratie, elle « repose [d’abord] sur un espace régulé de jeu, où chacun peut et doit jouer », elle requiert ensuite l’égalité de principe entre les acteurs, illusion nécessaire qui permet enfin la participation, c’est-à-dire « l’engagement [de chacun] dans un projet commun " (20). Ici s’affirme le rôle de l’ordinateur comme « outil de gouvernance »: il rend possible une participation fluide et continue.
La fluidité est en effet un élément clé de la gouvernance, celle-ci pouvant être définie comme un mode de gestion de l’abondance. Or, sans fluidité, l’abondance produit encombrements, chaos et gâchis d’informations et de ressources. La ressource est par ailleurs redéfinie: elle désigne « moins ce que l’on a que ce que l’on crée » (24), moins ce que l’on possède que ce que l’on s’approprie, moins un inventaire qu’une capacité d’innovation.
La gouvernance a aussi affaire aux « raretés de l’abondance: air, eau, espaces » (24). Elle incite à la marchandisation de certains biens auparavant surabondants, la raréfaction impliquant un coût et la rareté, un prix. La gouvernance est donc liée au développement durable: les acteurs prennent eux-mêmes en charge les détériorations causées (en langage économique, on parle d’internaliser les externalités).
C’est encore de jeu qu’il s’agit: l’arbitrage et la régulation sont préférés à l’interdiction. D’où la question: dans un monde de jeu, de marchandage et de compétition, d’où vient la régulation? Idéalement, elle viendrait de la concurrence, d’un marché le plus fluide possible.
« La gouvernance se définit alors comme un système d’organisation et de préservation de la concurrence. Gouverner, ce n’est plus fixer et réaliser des objectifs, c’est établir et surveiller un terrain de jeu » (27)
Mais le monde réel n’assure ni l’égalité des protagonistes ni la totale transparence qu’exige la concurrence parfaite.
Il n’en reste pas moins que le mode de régulation promu par la gouvernance révolutionne le statut et le rôle traditionnel du gouvernement: celui-ci devient partie d’un tout, élément d’un système, et son pouvoir de décision se mue en fonction facilitatrice et observatrice du jeu social.
Il importe d’ailleurs de distinguer rigoureusement le gouvernement, qui est une entité, et la gouvernance, qui désigne un système. Le premier gère la rareté et a pour horizon la guerre (paradigme hobbien), la seconde gère l’abondance et évolue dans un univers pacifié (paradigme kantien). Le gouvernement entretient des rapports hiérarchiques, ses décisions sont univoques et il privilégie l’unité, la cohésion, tandis que la gouvernance promeut l’esprit démocratique et les rapports d’horizontalité, elle favorise la négociation et privilégie la diversité et la créativité. Enfin, l’Etat est l’unique et tout-puissant policier dans la logique gouvernementale ; la gouvernance se dote d’autorités indépendantes, l’Etat n’étant plus que l’ultime recours.
II. Cristallisations de la gouvernance
La gouvernance est à l’origine d’au moins deux évolutions: l’interpénétration des domaines public et privé (par exemple, pour le public, recherche de parrainages privés, et, dans le privé, vogue des « entreprises citoyennes ») et la redéfinition de l’intérêt général qui se trouve de plus en plus démocratisé, négocié avec les parties impliquées. Ces évolutions se lisent dans les différentes cristallisations de la gouvernance.
La gouvernance d’entreprise
Elle vient de l’affirmation de l’actionnariat face aux dirigeants, tenus dès lors de rendre des comptes (accountability). Autour d’exigences comme la transparence, la soumission aux contrôles d’autorités indépendantes, l’exposition des responsables à des sanctions, etc., la gouvernance d’entreprise vise un équilibre entre dirigeants, salariés, actionnaires, pouvoirs publics, etc. Elle s’inscrit dans des rapports de force et ouvre sur la problématique plus générale de la redéfinition du politique.
La bonne gouvernance
C’est avant tout une exigence adressée par les grands bailleurs de fonds internationaux (FMI, Banque Mondiale, etc.) aux Etats candidats:
« Tout Etat aspirant à la prospérité doit se vendre aux touristes, aux investisseurs, aux opérateurs financiers, aux institutions internationales, aux agences de notation. Cet Etat doit offrir des garanties de bonne gouvernance: respect de la propriété privée, transparence des procédures, égalité de traitement entre nationaux et étrangers, libre circulation des capitaux. » (39)
La bonne gouvernance traduit ainsi un certain alignement des Etats sur l’entreprise. La légitimité des pouvoirs publics n’est plus acquise. L’Etat est fortement responsabilisé, à la fois devant sa population et devant la communauté internationale. Cette responsabilisation se traduit également à travers « l’emprise croissante du droit » (43), celui-ci n’étant plus la propriété exclusive de l’Etat. Enfin, les intérêts publics ne sont pas, non plus, du seul ressort de l’Etat: désormais, ils « doivent se matérialiser autour de coalitions pertinentes et évolutives » (44) afin d’intégrer la diversité des points de vue et la complexité des appartenances présentes dans la population.
La gouvernance globale
Elle prend place dans un univers pacifié. Son objectif, l’harmonisation planétaire, passe par un système de coopérations autour d’intérêts communs forts tels que la paix, les droits de l’homme, la protection de l’environnement, le bon fonctionnement des échanges, etc.
Le politique est remodelé:
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non seulement son domaine géographique s’étend à la planète entière, sa mission étant désormais d’organiser la survie de l’espèce et le développement de l’humanité, mais « tout, de l’environnement à la santé, du maintien de l’ordre à la solidarité, est politique, l’humanité contemporaine refusant toutes les fatalités (vieillissement, mort…) et considérant que tout doit et peut être géré » (47);
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les acteurs sont responsabilisés et l’Etat devient un acteur parmi d’autres;
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les procédures deviennent cruciales et la dynamique de travail prend plus d’importance que le but poursuivi. Trois notions permettent d’appréhender cette importance: l’équipe, le club et le partenariat. L’équipe, d’abord, assure la subordination de l’individu au groupe, rend possible le travail en commun et a pour horizon des compétitions réglées. Le club, ensuite, répond à une théorie de la frontière: le passage du dehors au dedans suppose une intériorisation du règlement et donc l’autodiscipline ; de plus, les membres, en suivant leurs aspirations personnelles, poursuivent en même temps les objectifs du club. Cette logique, propre à tout espace social, est d’autant plus vérifiée que les conditions d’adhésion sont plus exigeantes. Enfin, le partenariat postule un principe d’égalité des partenaires qu’il entretient en posant un cadre de règles et en nouant des interdépendances qui débouchent sur une dynamique de travail en commun. On se trouve de plain pied dans une problématique de conciliation entre unité et diversité;
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on passe enfin du conflit, opposition de points de vue irréductibles, au différend, appelant la négociation et non l’affrontement.
Les différents processus de normalisation et les dispositifs de surveillance mis en place par la gouvernance font penser au Panoptique de Bentham, prison parfaite conçue de telle sorte que le regard du gardien, omniprésent, est tellement intériorisé par le détenu que celui-ci finit par être son propre geôlier.
III. Le monde de la gouvernance
La gouvernance n’est pas un espace cohérent mais « un ensemble hétéroclite de dispositifs très divers » (53). Chaque structure déploie en effet son propre espace de gouvernance. L’interconnexion de ces différents dispositifs constitue l’ensemble dit de « la » gouvernance. On en dégage au moins « quatre éléments clés: les flux et les réseaux comme source et condition de la richesse et du pouvoir ; la participation d’acteurs multiples, unis par un marchandage multiforme et permanent ; des normes diverses, règles du jeu, elles aussi en négociation constante ; enfin, des gardiens, des arbitres chargés de veiller à la régularité des processus. » (53)
D’abord, flux et réseaux redéfinissent le politique, entendu comme exercice du pouvoir. Celui-ci n’est plus univoque ni vertical, il se définit par la capacité à contrôler les flux, à constituer et à mobiliser des réseaux. Peu visible en tant que tel, le pouvoir se fait « doux » (soft power), « agissant par l’incitation et la persuasion » (55), « se coul[ant] dans une négociation multiforme et continue » (56). Par ailleurs, la sécurité se globalise, elle se concentre sur les interfaces, les points d’intersection des différents flux, les articulations sensibles des réseaux (aéroports, frontières, lieux d’échanges, de rassemblement, etc.).
Les acteurs de la gouvernance se diversifient au nom de la démocratisation de la prise de parole. Des dialogues et des rencontres sur tous les thèmes et de toutes sortes constituent ainsi des « ébauches chaotiques d’une scène publique mondiale » (59). La légitimité à s’exprimer et à intervenir ne dépend plus de la puissance établie mais de « la capacité à proposer, à fixer des agendas » (61). Il y a un métissage des acteurs: ONG, pouvoirs publics, organisations intergouvernementales, groupes de pression, entreprises, etc. L’intérêt général est désormais un enjeu de négociation entre les différents acteurs sociaux.
La production de normes est également remodelée par la gouvernance: la réglementation « dure » fait place à la régulation, plus douce, tantôt incitatrice, tantôt dissuasive. Le droit perd de sa solennité et de son hiératisme classiques. Il fait l’objet d’une production illimitée – « la société de la gouvernance est verbeuse » (64) –, de négociations et de réinterprétations permanentes.
Enfin, les instances indépendantes de contrôle et d’expertise sont emblématiques de la gouvernance. Elles s’inscrivent dans une quête de transparence absolue, d’où l’importance de l’audit qui, au-delà du simple constat, pousse aussi l’entreprise à s’améliorer. Pour que l’autorité de contrôle soit légitime, elle doit cumuler compétence et indépendance. Ces instances expriment par ailleurs « un certain désarroi des autorités publiques établies, Etats, gouvernements, devant des problèmes de sécurité, de santé publique… » (69). Elles attestent que le consensus, tant recherché par la gouvernance et la démocratie, n’est pas adapté à tous les problèmes: « les hommes quasiment unanimes peuvent se tromper - croire, par exemple, que le Soleil tourne autour de la Terre » (70).
IV. Les laboratoires équivoques de la gouvernance
Les multinationales
Une des problématiques centrales de la gouvernance est la conciliation de l’unité et de la diversité. Dans la multinationale, qui se veut « réseau de réseaux » (74), cette problématique se traduit par le dilemme entre cohérence et créativité: l’identité de l’ensemble ne doit pas brider l’épanouissement créatif des diversités. D’où l’exigence de multiculturalité, impératif d’adaptation indispensable au temps de la « glocalisation ». Cette notion souligne pour les entreprises la nécessité de concilier vision globale et adaptation aux marchés locaux.
Le système onusien
Il porte le concept de gouvernance de quatre manières au moins:
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par sa conception de la paix comme construction permanente et non plus simple trêve;
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par une conception multilatérale de la démocratie, associant à égalité trois pôles: « le monde dans sa totalité, les Etats et les individus, chacun des trois se trouvant sous le contrôle des deux autres » (79);
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par sa situation à mi-chemin entre la démocratie et la puissance, entre un idéal égalitaire et universaliste et « un monde fait d’Etats souverains et inégaux, dont la légitimité repose sur un territoire et une population bien délimités » (82);
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en faisant de la survie de l’humanité une question politique globale, notamment à travers trois considérations alarmantes: les nouvelles capacités de destruction massive, la perturbation des équilibres naturels par l’homme et, du fait de l’augmentation vertigineuse des circulations, la tendance à la pandémisation de toute épidémie.
Les régimes internationaux
« Peut être défini comme régime international tout dispositif organisant et gérant un domaine précis (protection des baleines, utilisation du spectre électromagnétique…) par un ensemble de règles et de procédures, associant l’ensemble des parties concernées et d’abord les Etats. » (84)
Ces organisations entrent dans le système de la gouvernance par la reconnaissance d’intérêts communs, l’affirmation du principe d’égalité des acteurs, l’identification de biens publics planétaires et la soumission à des contrôles et à des surveillances.
Cependant, les intérêts communs sont moins l’objet d’une reconnaissance unanime que d’un marchandage permanent où se fait sentir l’inégalité des acteurs: la position hors-norme des Etats-Unis en est la principale illustration. La postulation de principes égalitaires se fait donc sur fond d’inégalités de fait. Par exemple, le régime de non-prolifération nucléaire est davantage « un système complexe de gestion des inégalités » (87), de statu quo plus ou moins arbitraire, qu’une quête authentiquement égalitaire. A l’inverse, l’OMC et son organe de règlement des différends (ORD) organisent un système à visée réellement égalitaire et multilatérale: les négociations ont pour horizon la possibilité pour chacun de sortir gagnant. Concernant la notion de bien public mondial, elle traduit un souci d’identification des « éléments indispensables à la survie de l’espèce humaine » (88) et vise « à amener les hommes à mieux évaluer le prix de chaque activité et ainsi à faire des choix plus rationnels » (90), notamment dans une perspective de développement durable.
Les constructions européennes
Elles sont au nombre de deux: l’Europe des droits de l’homme, avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et l’Union Européenne.
Elles réunissent les six composantes de la gouvernance:
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identification d’intérêts communs supérieurs (paix, justice sociale, échanges, croissance et stabilité économiques, etc.);
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pactes fondateurs;
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règles du jeu visant le libre épanouissement des dynamiques privées (droits de l’homme et libre circulation);
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mécanismes indépendants de contrôle (Commission européenne, CEDH, etc.);
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possibilités multiples de recours (CEDH, CJCE);
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désidéologisation du politique (par sa technicisation).
L’un des défis de l’Europe de la gouvernance, « île de gouvernance dans un monde toujours régi par la guerre » (95), née sous la protection des Etats-Unis, est désormais de se doter des moyens de maintenir, défendre, développer et diffuser son modèle de gouvernance.
V. Les points d’interrogation de la gouvernance
La gouvernance s’affirme dans l’équivoque: négociations sur fond de conflits, solidarités débordées par les rapports de force, multiculturalité confinant à la fragmentation culturelle, quête utopique de la transparence totale, complexité croissante des systèmes de contrôle en contradiction avec l’épanouissement des créativités, etc. Se dessinent ainsi de nouvelles configurations, nécessairement impures, et de nouveaux enjeux.
La solidarité internationale, telle qu’incarnée par le FMI par exemple, montre sa double face dans le cas exemplaire de l’Argentine:
« [La gouvernance globale] est douce aussi longtemps que les joueurs sont raisonnables et qu’il n’y a pas de perturbation grave. Si le navire de la gouvernance tangue lourdement, la tempête se déchaînant, des membres de l’équipage (Etats participants) manquant de discipline, alors reviennent les vieux impératifs: un commandant, des règles incontournables et des sanctions » (101)
Quant à la multiculturalité, elle est un idéal de société d’abondance: « il ne s’agit plus de survivre mais de jouir le mieux possible de toutes sortes de biens (…) et de services (…) » (102). Mais tolérance et ouverture, vertus essentielles de la multiculturalité, ne sont le fait que de cultures fortes, sûres de leur prééminence, ne craignant pas l’aliénation. Par ailleurs, la multiculturalité induit des effets communautaristes (par exemple dans l’affirmative action ou politique des quotas): la frontière est mince entre besoin pour chacun de se distinguer et enfermement dans une communauté culturelle.
Autre équivoque: l’exigence de transparence. Elle part d’un principe démocratique: le droit fondamental à être informé. Mais l’information est en réalité moins un droit qu’un enjeu de pouvoir et la transparence se trouve de facto traversée de rapports de force: elle devient un « miroir sans tain » (108).
Concernant le dialogue et les négociations, ils ne sauraient effacer l’irréductibilité de certains conflits, notamment de ceux qui expriment un besoin d’ancrage identitaire. Ce terrain est en effet souvent propice aux intégrismes.
Enfin, la question du gendarme est incontournable: un ordre purement autorégulé est utopique et un gendarme institué par un pacte fondateur global n’est pas encore d’actualité.
« La gouvernance globale est condamnée à l’imperfection. Un gouvernement planétaire n’est pas à l’ordre du jour. Devant embrasser la terre entière, il ne pourrait qu’osciller entre une extrême faiblesse et un pouvoir dictatorial. La gouvernance mondiale ne saurait être qu’un équilibre instable entre souveraineté des Etats, ceux-ci n’ayant pas renoncé à leur droit de légitime défense, et ébauches de police mondiale. (…) Toute gouvernance, notamment globale, est un bricolage soumis à des ajustements permanents. » (122)
Conclusion
Quelque chose de nouveau s’exprime dans la gouvernance:
« des sociétés démocratiques, riches, urbaines, éduquées, en contact constant avec l’extérieur ne peuvent pas être gouvernées de la même manière que des sociétés traditionnelles » (123)
Elles requièrent certes le dialogue, la négociation et l’élaboration de compromis dans un rapport égalitaire. Mais la violence et les rapports de force faussent les conditions du jeu de la gouvernance, le rendent souvent improbable, parfois impossible. La peur, l’inquiétude, le sentiment d’insécurité se profilent, par exemple derrière les terrorismes, eux-mêmes globalisés.
Dès lors, « la douce gouvernance ne saurait remplacer le dur gouvernement » (124), ni la construction de la paix évacuer l’horizon de la guerre.
Commentaire :
Philippe Moreau Defarges est ancien élève de l’Ecole nationale d’administration (ENA), professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI). Il a occupé plusieurs charges administratives dans les domaines de la construction européenne, du droit communautaire, de l’immigration, etc. Il est spécialiste de la construction européenne et des questions globales (mondialisation, environnement, etc.).
Son petit et très dense ouvrage sur La gouvernance répond à une demande de clarification conceptuelle aussi bien de la part des praticiens des relations internationales que des universitaires. La question introduite dès le départ est de savoir si la gouvernance est « une mode ou/et un changement de fond » (7). On hésite à répondre: les deux ou… ni l’une ni l’autre. Le terme fait florès depuis la fin des années 1990: il est à la mode. D’ailleurs, on l’utilise souvent à tort et à travers sans en préciser le sens, favorisant confusions et amalgames. Mais, une fois défini, le concept désigne une véritable tendance, voire une actualité vécue dans des structures spécifiques: il s’agit bien d’un changement de fond, non homogène ni général toutefois.
Dans le livre de PMD, la notion est tantôt descriptive - elle fait état d’une réalité - , tantôt normative - elle dessine une tendance, formule un devoir-être. Cette ambivalence constitue peut-être la principale difficulté dans la compréhension de la notion de gouvernance. Descriptive, elle désigne l’ensemble évolutif des modes d’organisation, notamment institutionnels, des interactions et des interdépendances: c’est dans ce sens qu’on peut parler de la « mauvaise » gouvernance d’un Etat, d’une organisation, etc. Mais, employé normativement, le concept se réfère à une utopie, vise un point focal, un système complexe et cohérent vers lequel évolueraient nos sociétés. En tout cas, la gouvernance n’est pour l’heure qu’un ensemble d’ébauches plus ou moins avancées, plus ou moins prometteuses de ce système. C’est un processus régulateur partiel, induisant des effets régionaux d’intégration et de normalisation.
La notion de gouvernance présente ainsi l’avantage de décrire une réalité dans la perspective de son avenir. Elle prend en compte une authentique volonté des hommes de dépasser les guerres, d’organiser la concorde et les solidarités, d’initier des dynamiques communes et de créer des cercles vertueux de plus en plus englobants. D’où son succès et sa pertinence, en particulier dans le milieu du développement.
Références documentaires
La gouvernance
Ques sais-je? n°3676 - PUF
128 pages
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