Analyse
60 ans plus tard, ce qu’il reste de la Charte des Nations unies (et des Nations unies elles-mêmes)
Le système onusien : des grandes ambitions à la peau de chagrin
mai 2006Indispensable, irremplaçable et pourtant décevante et inefficace, l’ONU (Organisation des Nations Unies) inspire à la fois respect et agacement. Laissant de côté les nombreuses victoires de l’institution, ce papier – certes peut-être un peu pessimiste – entend mettre en miroir les promesses de sa Charte et le bilan de ses soixante années d’existence.
Table des matières
Espoirs déçus
Il y a soixante ans, le 26 juin 1945, les représentants de 51 Etats approuvèrent la Charte de l’ONU 1 . Le 24 octobre suivant, l’institution était officiellement fondée. Entre les deux, l’un des principaux rédacteurs de la Charte lançait deux bombes atomiques sur le Japon, inaugurant une ère où les discours sur la paix se verraient presque systématiquement contredits dans les faits, à commencer par la Charte elle-même.
De manière générale, nombre de provisions prévues par la charte n’ont jamais été mises en place et d’autres ne l’ont pas été pleinement. Il y a eu de nombreuses dérogations à des provisions clés et la plupart des décisions de l’Assemblée générale, notamment dans le domaine économique, n’ont jamais été réalisées. Quant à ses principes fondateurs, combien sont réellement respectés ? Ainsi de l’égalité souveraine de tous les États, pierre angulaire de l’édifice onusien et pourtant remise en cause par le droit de veto des membres du Conseil de sécurité, sans parler des dominations coloniales. Ainsi du respect des droits de l’homme, bafoué par les dictatures membres de l’organisation. Ainsi également de l’égalité entre les hommes et les femmes promise par la Charte mais qui n’est visible ni dans les missions ni dans les délégations de l’ONU, sans parler de la représentativité de leur composition. Ou encore de cette fameuse politique macro-économique cohérente stipulée par l’Article 58 de sa Charte mais qui reste inexistante et n’est pas même en discussion.
Selon le premier article de sa Charte, l’ONU a pour objectifs de maintenir la paix et la sécurité internationales, de développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, de réaliser la coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d’ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire et enfin d’être un centre où s’harmonisent les efforts des nations vers ces fins communes.
De ces objectifs ne semblent demeurer aujourd’hui qu’une préoccupation pour les enjeux de sécurité – une sécurité définie si largement qu’elle en vient à tirer la couverture à l’approche par les droits2 . Cette orientation « idéologique » , défendue par Washington, a marginalisé l’Assemblée générale et le Conseil économique et social ainsi que les pays du Sud investis dans les questions de développement. Elle a contribué à réduire les problèmes de sous-développement à leurs effets visibles et partant à occulter les causes réelles des troubles actuels – comme les déséquilibres des pouvoirs et des richesses, la déliquescence de la chose politique ou encore la promotion d’un capitalisme furieux et mortifère – de la même manière que l’acception militaire du terme de « lutte contre la pauvreté » cache le déclin du multilatéralisme et de la coopération inter-étatique au bénéfice de leur concurrence inégale. Les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) se sont récemment inscrits dans cette philosophie développementaliste la plus éculée en se gardant bien de concerner un seul pays industrialisé.
Comment expliquer que l’organisation dans laquelle ont été investis tous les espoirs au sortir de la guerre la plus meurtrière de l’histoire de l’humanité se soit révélée au mieux un forum de discussion acquis aux pays dominants, au pire une coquille vide ?
Les défaites de la Guerre froide
Durant la période de l’affrontement des deux blocs, l’ONU a été paralysée par l’absence de consensus entre les cinq membres du Conseil de sécurité tout autant que par le refus des pays dominants le bloc « démocratico-capitaliste » de soumettre la réponse aux enjeux macro-économiques à l’approbation démocratique de l’Assemblée générale. Dans les années 60 par exemple, les pays du Tiers monde nouvellement indépendants qui ont tenté d’instaurer un « nouvel ordre économique international » se sont heurtés aux Etats de membres de l’OCDE, et notamment aux futurs participants au G7, qui entendaient garder ces questions dans le giron d’institutions sur lesquelles ils avaient la pleine main – en l’occurrence celles de Bretton Woods.
Ces Etats, menacés par la remise en cause du statu quo international, ont lancé à la fin des années 70 une campagne diffamatoire contre l’ONU, qui était allée trop loin à leurs yeux dans la remise en cause du déséquilibre des pouvoirs à l’échelle internationale. Cette campagne a consisté à revenir sur les acquis des décennies précédentes, à attaquer l’indépendance, l’objectivité et l’efficacité du Secrétariat général et à asphyxier financièrement l’institution en basant ses ressources non plus sur des estimations budgétaires mais sur des contributions volontaires. L’ONU fut déclarée incompétente en matière de politique économique, de régulation financière et monétaire, de commerce, de gestion du règlement de la dette externe et de politique de développement pour mieux lui retirer ces domaines de compétence au profit des institutions financières internationales et du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade).
Résultat ? Le rôle des secrétariats de ses agences spécialisées fut considérablement diminué, ses capacités normatives affaiblies, le champ de réflexion et d’intervention de l’institution fut pratiquement réduit aux actions d’urgence, de police et de reconstruction, et son image durablement écornée auprès des opinions publiques.
La renaissance avortée des années 90
A la fin de la guerre froide, l’ONU ne s’occupe plus vraiment des pays « développés » mais seulement des pays pauvres, auxquels elle se borne à proposer des analyses et des programmes standardisées ainsi qu’une assistance technique. Elle n’est plus un forum de négociation visant à susciter des engagements moraux et légaux mais un espace de débats sans conséquences et où les experts du Nord font la leçon aux gouvernants du Sud.
Certes l’institution garde le quasi-monopole des progrès non négligeables effectués dans le champ des droits de l’homme même si le choix du tout-sécuritaire minore leur importance ; et elle a remporté des batailles d’importance : la facilitation des décolonisations, la fin de l’apartheid, la diffusion de valeurs humanistes et des principes du droit international, le droit au développement et sa prise en charge par la communauté internationale, la reconnaissance de l’importance du développement durable et de la diversité culturelle, l’émergence dans les discours et les consciences des grands problèmes affectant l’humanité, l’existence d’une tribune pour les pays oubliés, les accords de désarmement nucléaire, la mise en réseau des organisations non gouvernementales à l’échelle mondiale ainsi que l’émergence des enjeux qu’affrontent aujourd’hui les sociétés humaines et la planète, notamment par le biais de ses grandes conférences multilatérales annuelles 3.
Mais, en dépit d’une évidente renaissance entre 1989 et 1992 4, les Nations unies sont rapidement paralysées par la montée en puissance de l’unilatéralisme et le non-respect de ses conventions en même temps qu’elle est supplantée par l’OTAN sur certains terrains d’opération – sans son accord s’il le faut comme ce fut le cas au Kosovo. « Au cours de la décennie 1993-2003, rappelle Jean Ziegler, quarante-trois guerres dites de basse intensité (moins de 10 000 morts par an) ont ravagé la planète. L’ONU n’en a empêché aucune. 5 » On comprend que les néo-conservateurs américains ne craignent plus d’afficher ostensiblement un goût pour l’unilatéralisme qui n’a d’égal que leur mépris pour le système onusien 6 .
Par ailleurs, au cours des années 90, l’ONU a vu la Banque mondiale, armée de sa « bonne gouvernance » , venir donner ses ordres dans le champ politique et réduire plus encore son rôle à des tâches purement techniques. Influencée par cette approche, financièrement à bout de souffle et en quête de légitimité, l’institution a ouvert ses portes aux « organisations non gouvernementales » au sens large du terme, soit les associations de solidarité, les groupes religieux, les syndicats et les entreprises transnationales, mais ce sans donner une réelle effectivité aux associations ni mettre en place un véritable système de contrôle et de contrainte à l’égard des multinationales.
Perspectives
Le 8 décembre 2004, lors de la présentation officielle devant l’Assemblée générale du rapport du Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement 7, Kofi Annan déclarait que l’année 2005 serait cruciale pour réformer les Nations unies. On peut douter de la validité de la réforme qui sera proposée à l’occasion du sommet mondial en septembre prochain, tant ce rapport préparatoire semble confirmer la capitulation de Kofi Annan face aux thèses néo-conservatrices.
Il place en effet la sécurité au cœur de la Charte de l’ONU – alors qu’elle n’en est qu’une composante – pour donner ensuite une définition très restrictive et biaisée des « menaces sur la sécurité » et du terrorisme, notions qui sont pourtant à la base de ce rapport. Il fait également la part belle à l’usage des interventions et de la force comme réponses à ces menaces – unilatéralement s’il le faut –, et enfin se concentre sur les pays pauvres, considérés comme les premiers producteurs d’insécurité.
Face à cela, les associations et les mouvements sociaux devront savoir porter leurs propositions de réformes qui, pour être plus ou moins radicales et parfois contradictoires, ont le mérite d’être constructives.
Nous ne retiendrons pas celles concernant le fonctionnement administratif de l’ONU, qui est de notre avis surtout inefficace en raison d’un manque évident de financements et de coordination entre ses agences. Car, au fond, le « système » onusien n’est pas plus complexe que les services publics d’un Etat, même de petite taille et même très libéralisé. L’ONU emploie un peu plus de 50.000 personnes (quand la France compte en comparaison 2 millions de fonctionnaires) pour un budget annuel de 10 milliards de dollars, somme que les Etats-Unis dépensent aujourd’hui chaque mois en Irak et qui équivaut à 0.0007% des PNB de 24 pays industrialisés.
Pour en revenir à nos propositions de réformes, elles devraient conduire à démocratiser son fonctionnement (meilleure transparence, contrôle, participation égalitaire de tous…), à modifier la composition et le mode de décision du Conseil de Sécurité, à intégrer les instances financières et commerciales mondiales dans le système onusien, à mettre en place une fiscalité écologique, à renforcer le rôle de l’Assemblée générale et à favoriser la participation des « sociétés civiles » aux processus de décision.
Ces réformes prévoient ainsi généralement la création de diverses institutions au sein du système onusien, comme une Assemblée du peuple élue au suffrage universel, un Conseil de sécurité économique et social, des instances d’arbitrage et de recours efficaces qui se soucieraient autant d’une régulation économique et sociale que de la prévention des conflits, une Banque de développement pour les femmes, un Fonds mondial pour l’éducation, une Organisation mondiale de taxation, une Organisation mondiale de l’environnement, une Cour internationale des droits de l’homme ou encore un Conseil aux droits de l’homme qui remplacerait l’actuelle Commission aux droits de l’homme, discréditée du fait de son instrumentalisation par des régimes autoritaires.
Autant de raisons d’espérer donc, même si, aussi paradoxal que ça paraisse, les seules « réformes » jamais opérées du système onusien ont eu pour principal effet de l’affaiblir…
Notes
1La Charte est consultable à l’adresse www.un.org/french/aboutun/charter.htm
2L’ONU est ainsi passée en soixante ans de la Collective security (non agression et défense commune face à l’agression) à la Comprehensive security (désarmement, démobilisation, démilitarisation), pour aboutir à la Human security (satisfaction des besoins fondamentaux et préservation de l’environnement). Et sa réforme à venir consistera dans l’ensemble à adopter la doctrine de la Global security (lutte contre les « menaces contre la sécurité » , soit les menaces d’ordre économique et social au premier rang desquelles la pauvreté, les conflits entre Etats, les conflits internes, les armes nucléaires, radiologiques, chimiques et biologiques, le terrorisme et la criminalité transnationale organisée).
3Pour les citer : la Conférence sur l’environnement et le développement (Sommet planète Terre, juin 1992, Rio de Janeiro), celle sur les droits de l’homme (juin 1993, Vienne), celle sur la population et le développement (septembre 1994, Le Caire), le Sommet mondial pour le développement social (mars 1995, Copenhague), la quatrième Conférence mondiale sur les femmes (septembre 1995, Beijing) et la deuxième Conférence sur les établissements humains (Habitat II, juin 1996, Istanbul), le Sommet mondial de l’alimentation à Rome sur la sécurité alimentaire (1996), le Sommet sur le climat (1997, Kyoto), le Sommet du millénaire (septembre 2000, New York), la troisième Conférence des Nations unies sur les pays les moins avancés (mai 2001, Bruxelles), la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance (septembre 2001, Durban), la Conférence sur le financement du développement (mars 2002, Monterrey) et le Sommet Mondial sur le développement durable (septembre 2002, Johannesburg).
4Il y a eu par exemple autant d’opérations de maintien de la paix sous mandat onusien de 1989 à 1994 que de 1945 à 1988
5ZIEGLER Jean, L’Empire de la honte, Paris, Fayard, 2005, p.65
6On a pu entendre dans la bouche d’un francophile néo-conservateur très influent à Washington, au moment de l’invasion de l’Irak par les forces américano-britanniques : « Merci, Dieu, pour la mort des Nations unies » . Ce qui mourra avec Saddam Hussein, continuait le conseiller du Pentagone, « c’est le mythe des Nations unies comme fondement d’un nouvel ordre international » , ruines dont il faudra cependant extraire, conserver et comprendre « les décombres intellectuels du concept libéral de sécurité atteint par un droit international et appliqué par des institutions internationales » . (PERLE Richard, « Thank God for the death of the UN », The Guardian, 21 mars 2003, politics.guardian.co.uk/comment/story/0,9115,918810,00.html, notre traduction)
7High-Level Panel on Threats, Challenges and Change, « Un monde plus sûr : notre affaire à tous » , 2 décembre 2004, disponible à l’adresse www.un.org/french/secureworld/
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