Analyse
Mondialisation et développement, des enjeux contradictoires ?
L’absence de distinction des institutions entre « mondialisation » et « globalisation libérale » ne permet pas d’aborder les questions essentielles de notre temps.
Par Pierre Calame
décembre 1996Lors d’une conférence à un colloque organisé à Lyon par le CLERDI, Pierre Calame a présenté la différence entre la mondialisation, irréversible, à traiter moins comme une crise que comme une opportunité, et la globalisation marchande, idéologie marquée dans le temps et dans l’espace, dont il importe de souligner les insuffisances et les effets pervers. Une occasion aussi de souligner que le monde change dans nos têtes avant de changer sur le terrain et que la transformation de nos systèmes de pensée comme celle de nos institutions sont des priorités très fortes. La note évoque aussi les trois dimensions de la crise de la gouvernance : crise de l’Etat-nation ; crise des objet de la politique ; crise des représentations politiques. Puis la note se conclut par une réflexion sur le pouvoir (« construire le pouvoir plutôt que de le partager ») et sur la place des régions du monde dans la gouvernance mondiale de demain.
Table des matières
Il me semble tout d’abord nécessaire de distinguer la mondialisation de la globalisation économique.
Dans le mot mondialisation il y a à la fois l’idée d’être ensemble, dans le même monde, et l’idée de mouvement indiqué par le suffixe « ation ». La mondialisation c’est donc être engagé dans un mouvement par lequel nous sommes de plus en plus « ensemble ». Ce mouvement induit des crises et des opportunités. En tant que citoyens, nous devons affronter ces crises et saisir ces opportunités.
Loin de voir dans la mondialisation un phénomène négatif, j’y vois quelque chose d’inéluctable et de profondément positif.
D’inéluctable tout d’abord, parce que résultant de transformations technologiques irréversibles qui ont rétréci l’espace, annulé pratiquement la distance et le temps dans les échanges entre les hommes. Inéluctable aussi, parce que l’impact de l’homme sur la planète est devenu tel, son emprise sur le vivant est devenue telle que nous n’échappons pas à la nécessité de gérer l’espace, les mers, le commerce, les activités de production et de consommation, l’impact des hommes sur la biosphère, à l’échelle planétaire. En tant que citoyens, nous devons nous saisir de cette question.
De positif ensuite, parce que cela veut dire que nous sommes tous dans le même bateau. Je reviens d’Istanbul du Sommet des Villes, appelé Habitat II. Nous y avons organisé un forum d’habitants pour que ceux-ci puissent se parler directement sans l’intermédiaire d’ONG ou d’autres instances. Ils ont exprimé très vigoureusement que nous sommes tous sur le même bateau. Nous allons devoir construire et gérer l’univers ensemble, autour d’un certain nombre de valeurs communes, comme le respect de la diversité par exemple.
Construire une vision du bien commun
La vision de la gestion du bien commun, telle qu’elle a été construite par les vainqueurs de la deuxième guerre mondiale, est aujourd’hui obsolète. Ne récusons pas cette vision du monde. A l’époque, elle avait un souffle formidable. N’oublions pas que la char-te des Nations Unies parle des peuples de la terre et non des États. Il n’empêche. Cinquante ans plus tard, cette vision se trouve doublement dé-passée.
D’une part, elle est avant tout occidentale. Or de nouvelles puissances émergent, notamment en Asie. Elles sont à une bifurcation historique. Vont-elles mener à leur tour une politique de puissance, s’engager à fond dans la concurrence internationale et battre les occidentaux à leurs propres armes? Ou préféreront-elles s’engager dans une gestion politique du bien commun ? Pour qu’elles choisissent cette seconde voie, il faut qu’elles puissent en négocier les conditions.
D’autre part, le système international actuel est inter-étatique. Cela pouvait fonctionner avec trente ou trente-cinq pays mais pas avec plus de deux cents pays totalement hétérogènes. La règle du « un pays - un vote » , en vigueur dans les instances internationales, frôle l’hypocrisie dans ces conditions.
Au cours des vingt prochaines années, nous devrons reconstruire une vision de la gestion du bien commun, ce qui suppose de s’expliquer sur les valeurs qui sous-tendent les différentes civilisations, pour rechercher un universel sur lequel se mettre d’accord.
Penser l’universel
La mondialisation nous donne une responsabilité particulière, à nous citoyens de la fin du vingtième siècle, en particulier, à nous citoyens européens. Les États-Unis sont certes encore la puissance dominante mais ils sont dans l’incapacité historique de penser cet universel. Ils n’ont pas de tradition en la matière. Traditionnellement, culturellement, ils considèrent que leur modèle est le meilleur et qu’il est reproductible, ce qui est une façon étonnante de concevoir la recherche d’un universel.
En revanche, l’Europe est historiquement une civilisation qui s’est préoccupée de rechercher clés principes universels. C’est ce qui lui confère ce que Stéphane Hessel appelle « son devoir historique » . Or, ce devoir. elle ne l’assume pas à l’heure actuelle. Dans les conclusions du séminaire préparatoire à ce colloque, (« Les nouvelles relations internationales, quel développement », séminaire CIEDEL, CLERDI, ISARA qui s’est tenu â Lyon les 16 et 17 mai 1995.), Gilbert Etienne écrivait : « les tendances des pays d’Asie sont plutôt encourageantes, même s’il ne faut pas croire au miracle. L’accident suscite quant à lui plus d’interrogations : indigence de grands desseins, conformisme, manque d’imagination ou encore pourrait-on dire que notre histoire occidentale, en cette fin de siècle, est écrite en petits caractères par de petits caractères » . Ces phrases posent le problème de notre devoir d’Européen par rapport à la mondialisation.
Mondialisation versus globalisation
La globalisation, sous entendue globalisation économique, peut se définir comme la mondialisation réduite à l’idée de commerce international libre. Je la vois un peu comme la version moderne de la politique de la canonnière : l’utilisation de rapports de forces politiques pour imposer l’ouverture des marchés. Il s’agit là d’une perversion historique. Quand l’Europe a commencé à se faire par l’unification d’un marché commun, l’objectif de Jean Monnet, de Winston Churchill et des Américains n’était pas économique mais politique: en abaissant les barrières douanières, en accoutumant les Européens à gérer ensemble les ressources essentielles pour faire la guerre - le charbon, l’acier- on voulait garantir une paix durable. Cinquante ans après, le discours sur le libéralisme est utilisé, parfois à la limite de la manipulation pure, dans une stratégie de guerre économique. Pensons par exemple à l’agriculture. Américains et Européens subventionnent lourdement leur agriculture et n’hésitent pas à démanteler, par la pression de marchés manipulés, l’agriculture d’autres pays, produisant leur dépendance alimentaire.
Ainsi, autant je suis favorable à la mondialisation, autant je crois que la globalisation économique est un choix politique et non une fatalité.
Changement, crises et opportunités
Tout changement amène son cortège de crises et d’opportunités. De crises; parce que les différentes parties de nos systèmes se transforment à des vitesses différentes avec les tensions que cela implique et parce que des certitudes et des systèmes anciens s’effondrent avec les douleurs que cela entraîne ; d’opportunités, par l’ouverture d’espaces nouveaux avec les possibilités et les menaces que cela comporte. Opportunité ne signi-fie pas forcement l’arrivée de jours meilleurs, mais signifie : la balle est dans notre camp. Opportunité s’oppose à fatalité, définit les marges de manœuvre donc les contours de notre citoyenneté. La citoyenneté, après tout, pourrait se définir comme notre capacité à transformer d’apparentes fatalités en opportunités.
Comment se manifestent les crises ?
Comme tout processus en changement, la mondialisation, pourrait se décrire comme un être humain dans l’adolescence qui aurait une voix d’adulte, des jambes d’enfant, etc. On le voit très bien dans les pays en changement rapide. Prenez plusieurs interlocuteurs qui parlent d’un même pays. Leurs avis diffèrent souvent complètement. Certains, par exem-ple, ont une vision miraculeuse de
l’Asie, d’autre une vision catastrophique, au point qu’on se demande s’ils sont allés sur le même continent. Du coup, face à des réalités contradictoires, chacun adopte la vision que lui dicte ses préjugés et son expérience particulière. Mieux vaudrait reconnaître qu’une réalité en changement comporte objectivement de nombreux aspects contradictoires.
En effet, le changement introduit dans nos systèmes complexes (sociaux, culturels, économiques et politiques) des situations diachroniques. Les faits économiques et les technologies évoluent extrêmement vite. Les idéologies évoluent lentement, les institutions très lentement, et les valeurs sur lesquelles se fonde notre humanité plus lentement encore. Cet-te diachronie peut se révéler dangereuse. Les idéologies, les représentations à priori que nous nous faisons clé la réalité sont décalées par rapport aux fait. Il est impossible de penser le monde de demain en train de se construire, avec les idées d’hier et de le gérer avec les institutions d’avant hier. Nous devons travailler sur les changements de représentation, redéfinir la modernité. Un gigantesque effort conceptuel est à réaliser. Com-me nous l’écrivons dans la plateforme pour un monde responsable et solidaire, texte fondateur de l’alliance du même nom qui s’efforce avec des gens de tous les continents de préparer les mutations nécessaires pour le XXI siècle, « le monde change dans les têtes avant de changer sur le terrain ».
Le rôle majeur des intellectuels est de contribuer à modifier les représentations du monde. Pour l’instant, ils ne le jouent pas assez, soit qu’ils s’enlisent dans des analyses trop spécialisées soit qu’ils se bornent à projeter sur des faits qui leur échappent complètement des idéologies préconstruites.
UN MONDE A CONSTRUIRE
Articuler les échelles de gouvernance
La mondialisation nous conduit à penser les rapports entre unité et diversité. Nous ne devons ni ne pouvons choisir entre le local et le global. Les institutions de demain devront garan-tir l’interdépendance qui nous unit et la diversité qui nous enrichit’. Nous ne savons pas très bien le faire. Prenez la décentralisation à la française. Elle a très légitimement privilégié la responsabilité locale face un système jacobin qui privilégiait l’uni-té. Mais c’est passer de Charybe en Scylla. L’impasse dans laquelle se trouve la politique de lutte contre l’exclu-sion en France illustre l’incapacité actuelle des institutions publiques à traiter ce rapport entre unité et diversité.
La science politique s’attachait traditionnellement à la répartition des responsabilités entre les échelles de gouvernance. Elle devra dans l’avenir s’intéresser avant tout à l’articulation entre ces échelles et définir de nouveaux principes d’articulation. Car, fondamentalement, les questions de gouvernance sont des questions « frac-tales ». L’articulation des responsabilités respectives des communes et de l’instance d’agglomération au sein d’un même ensemble urbain pose le même type de problème que l’articulation des responsabilités des régions du monde avec une gestion planétaire.
Cette constatation met au coeur de la réflexion sur la gouvernance la question de territoire. C’est bien là un des paradoxes de la mondialisation : elle naît de la dématérialisation des techniques, du développement des échan-ges et de l’affaiblissement des liens qui fondaient traditionnellement l’existence des territoires ; et pourtant, l’économie moderne a plus que jamais besoin de territoire. Plus les techniques sont dématérialisées et plus les territoires en tant qu’espaces humains, qu’espaces sociaux, joueront un rôle décisif. La nécessité de prendre de plus en plus en compte les rapports entre les hommes et leur milieu ne feront qu’accentuer ce mouvement. Le territoire, pris comme un système com-plexe à la fois écologique, économique et social, est-il appelé à devenir un acteur social majeur du monde de demain ? Je suis prêt à le penser, à la suite de l’économiste philippin Sixto Roxas qui connaît bien le système économique moderne puisqu’il a été vice président de American express mais qui est aussi co-président du Green forum philippin. Le territoire. acteur social majeur, encore impensé, du monde de demain? Ce ne serait pas étonnant comme nous l’enseigne l’histoire. Quand les révolutionnaires français ont repensé la société, ils ont beaucoup travaillé sur les citoyens, la nation, le pouvoir politique. : Mais ils n’ont élaboré aucune pensée sur l’acteur social qui allait changer le monde: l’entreprise. Tout simplement, ils ne l’avaient pas perçu. Deux siècles plus tard, nous restons le nez collé sur l’entreprise. Nous voyons l’entreprise multinationale comme l’acteur social dominant du monde de demain. Peut-être ne voyons nous pas assez les communautés territoriales en réseau émerger comme nouvel acteur social.
Résoudre la crise politique
Nous avons à affronter actuellement une crise politique à trois dimensions
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Une crise de l’Etat nation : depuis un siècle, c’est l’échelle politique sur laquelle nous avons géré l’essentiel de la vie de nos sociétés. Mais si l’indépendance se définit comme la capacité d’une nation à maîtriser son destin, que signifie aujourd’hui l’indépendance d’un Etat africain ou même celle de la France ?
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Une crise des objets de la politique si la démocratie, la gestion de la cité par le peuple, est la capacité qui lui est donnée de maîtriser sa propre trans-formation, que reste t-il de la démocratie quand n’existe aucun espace de maîtrise sociale et politique de l’évolution des techniques ?
Les Etats s’agitent, nationalisant et privatisant tour à tour, enjeu sans importance pour le monde de demain, sans se préoccuper de la maîtrise sociale des technologies, Les questions décisives échappent au débat politique. La politique devient un théâtre d’ombre : sur une scène qui n’est plus la bonne, celle de l’Etat-nation, s’agitent des hommes politiques qui parlent de ce qu’ils ne maîtrisent plus.
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Une crise des représentations: les représentations politiques se sont souvent construites sur des bases territoriales. Mais les topologies sociale et géographique ne coïncident plus. Les liens de solidarité correspondent de moins en moins à des liens territoriaux de proximité et les représentations politiques ont des difficultés croissantes à exprimer la diversité des intérêts et à rechercher des compromis entre eux.
Construire du pouvoir plutôt que de le partager
Un journaliste américain disait un jour à Jean Monnet : « vous êtes superstitieux; vous évoquez toujours la chance », « c’est parce que celui qui n’a pas de chance ne peut rien faire, lui répondit en substance ce dernier, mais la chance il faut la saisir quand elle pas-se et pour cela il faut travailler dur ». C’est cela, saisir clés opportunités.
Trop souvent, les ONG et le monde universitaire considèrent le pouvoir comme un gâteau que l’on se partage et ils se vivent volontiers comme des interpellateurs des pouvoirs, comme des non pouvoirs dominés par de grands pouvoirs économiques et politiques. Or, le pouvoir, la quantité de pouvoir ne sont pas définis à l’avance. Le pouvoir se construit, c’est la capacité d’être en prise sur son destin. Ce n’est pas la surabondance de pouvoirs qui caractérise le monde actuel c’est plutôt l’absence de pouvoir. Quand on travaille avec des gens du monde entier, y compris avec des gran-des entreprises, ce qui apparaît le plus menaçant à l’heure actuelle, c’est précisément un sentiment généralisé d’impuissance. Ce qu’Aristote appelait l’acratie : on voit ce qu’il faudrait faire mais on a pas la capacité ou l’énergie de le faire.
L’enjeu majeur de la construction du XXIème siècle est de construire du pouvoir. La construction de réseaux internationaux est décisive pour saisir les opportunités de la mondialisation. Les sociétés qui réussissent aujourd’hui sont celles qui se sont dotées de réseaux forts, cohérents, internationaux et solidaires. Pensez par exem-ple au rôle de la diaspora chinoise dans toute l’Asie.
S’il faut aider aujourd’hui les classes populaires à s’organiser, ce n’est plus au sens ancien de quelques intellectuels d’avant garde allant au peuple pour lui faire prendre conscience des réalités et de sa force. Non. Il faut permettre aux gens d’échanger leur expérience, de découvrir leurs marges de manoeuvre, de fabriquer leur pouvoir, au lieu de le leur prendre en les utilisant, voire en les manipulant.
Pour les mêmes raisons, la légitimité ne se décrète pas au nom de je ne sais quelle « société civile » qui serait l’essence pure de la démocratie. La légitimité clés ONG se construit :
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en se dotant de capacité stratégique
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en construisant des réseaux mondiaux d’échange d’expériences, pour ne pas laisser aux seules entreprises le champ de l’intelligence collective
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en ne jouant plus sur les mots, en ne mélangeant pas sous le même vocable d’ONG des organisations de service et d’appui et des organisations citoyennes.
La place des régions du monde
On ne fera pas face à la globalisation économique par un repli frileux sur un protectionnisme national. Il faut inventer la construction démocratique de régions du monde capables de né-gocier entre elles leurs échanges. Jusqu’à présent et malgré toutes ses limites, la construction européenne est la seule qui se soit donné un projet politique et pas seulement une vocation économique. Cela aussi nous crée aujourd’hui des devoirs.
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- Towards a Local Governance and Development Agenda
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- Corporate responsibility in the multi-stakeholder collaboration in social Governance
- David Held : Analyste de la mondialisation et militant d’une social-démocratie mondiale
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