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note de lecture

Diversité européenne, mode d’emploi

Les initiatives locales de développement et d’emploi entre 1993 et 1998 : espoirs et difficultés dans la mise en œuvre d’une politique européenne décentralisée.

Auteur : Marjorie JOUEN

Par Pierre-Yves Guihéneuf

Table des matières

Marjorie JOUEN

Ancienne élève de l’ENA (1989), Marjorie Jouen a été membre de la Cellule de prospective de la Commission européenne (Bruxelles) de 1993 à 1998, chargée des questions territoriales et sociales puis conseillère, responsable du département « Affaires européennes » à la DATAR (Paris).

De 2002-2005 elle fut chef du bureau « Union européenne - adhésions » à la DGTPE - au Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie (Paris).

Elle est depuis 2006, membre du Cabinet du Président du Comité des régions (Bruxelles). Elle est également conseillère de l’association Notre Europe fondée par Jacques Delors.

Après avoir été longtemps considérée comme un frein à la mise en place de réformes, la diversité européenne est devenue, au moins dans les discours, une chance pour la construction communautaire. Mais en même temps que l’Union européenne vante la diversité comme base de nouveaux modes de gouvernance, qu’elle promeut les partenariats décentralisés, les coopérations entre acteurs du terrain et les initiatives venues d’en bas, elle exerce son pouvoir de régulation sur les services publics à caractère économique, passe les aides publiques aux entreprises à la toise de la politique de concurrence et promeut les accords de libre-échange. Cette schizophrénie est-elle passagère ? Entre ces deux forces qui la tiraillent, le respect des différences et l’appel à l’initiative locale d’un côté, l’uniformisation et la réglementation de l’autre, quel sera l’avenir de la politique européenne ?

Ce livre retrace une aventure et en tire les leçons. C’est l’histoire de la mise en place d’une initiative européenne en faveur de l’emploi, basée sur la mobilisation des acteurs politiques et économiques locaux. C’est l’histoire d’une impulsion décidée à l’échelle des Quinze mais qui repose sur les dynamiques nationales et locales, celle des « Initiatives locales de développement et d’emploi » (ILDE) c’est-à-dire de la création d’emplois de proximité dans différents domaines : services à domicile, garde d’enfants, aides aux jeunes en difficulté, transports collectifs locaux, environnement, etc. Comment assurer une cohérence dans ces activités à promouvoir, tout en respectant les diversités d’approche et de situations ? Comment mobiliser les différents échelons concernés et les faire travailler de conserve ? Quels sont les risques et quelles sont les perspectives ? L’Union européenne a déjà connu des expériences de ce type, notamment dans le domaine du développement rural avec l’initiative Leader. En présentant en détail la mise en place des ILDE à laquelle elle a participé, Marjorie Jouen apporte une nouvelle contribution à cette réflexion sur la construction de tels modes d’intervention du politique.

La mise en place d’une initiative européenne

En juin 1992, les Danois disent « non » au référendum sur le traité de Maastrich. Quelques mois plus tard, les Français disent « oui » , mais de justesse. Il faut dire que des turbulences monétaires secouent les pays membres, que le baromètre économique n’est pas optimiste et que le taux de chômage est élevé. Morosité et euroscepticisme alertent les responsables européens. En décembre 1993, Jacques Delors présente le livre blanc « Croissance, compétitivité, emploi » afin de lancer des pistes de solutions à ce qui apparaît alors comme le grand problème des Européens : le chômage, un domaine laissé quelque peu en jachère par l’Union européenne.

Le livre blanc veut éviter à la fois les thèses ultralibérales et les dogmes de l’interventionnisme public : d’un côté, les sirènes de la flexibilité-précarité et le spectre des travailleurs pauvres, de l’autre les généreux systèmes d’indemnisation et d’aides publiques qui conduisent à une société d’assistés. Reste la possibilité de susciter la création d’emplois nouveaux dans des domaines où existe une demande potentielle et où l’offre est rare. Mais les pistes concrètes menant vers ces fameux gisements d’emplois sont rares. Une idée apparue depuis peu, connue en France sous la notion de « services de proximité » et dans d’autres pays sous d’autres appellations, semble prometteuse mais elle manque de base économique et apparaît teintée d’idéologie. Offre-t-elle une piste sérieuse ? La question valait la peine d’être creusée.

La Commission européenne fait alors un pari audacieux : miser sur la diversité locale pour entraîner les institutions communautaires et les gouvernements nationaux dans une recherche conjointe. Quelques années après, le pari semble gagné : les initiatives locales sont nombreuses, des outils ont été mis en place pour les soutenir, la notion perdure dans le discours des politiques. Tout n’est pas définitivement acquis, mais de vrais succès ont été remportés. Quels ont été les déterminants de cette aventure ?

La première étape a consisté à se mettre d’accord sur le concept. Dans son chapitre sur les nouveaux gisements d’emplois, le livre blanc insistait sur l’évolution des modes de vie des Européens et l’existence de besoins non satisfaits. Les Français parlent de « services de proximité »  : expression intraduisible en anglais ou en allemand. Le débat autour des termes fait surgir des craintes, diverses selon les pays, comme celle de restaurer les « vieux métiers d’autrefois » sous prétexte de recréer du lien social. Certains pays ne jurent que par l’environnement, d’autres par la culture. La cellule de prospective de la Commission européenne décide alors, plutôt que de s’engager dans un débat conceptuel, de rassembler des informations sur la situation des différents pays membres et de lister les besoins. Cette approche concrète s’avère plus rassembleuse : 19 domaines sont identifiés, dans lesquels pourraient résider des besoins non satisfaits de services : les services à domicile, la garde d’enfants, les nouvelles technologies d’information et de communication, l’aide aux jeunes en difficulté et l’insertion, le logement, la sécurité, les transports collectifs locaux, les espaces publics urbains, les commerces de proximité, l’énergie, le sport, le tourisme, l’audiovisuel, le patrimoine culturel, la culture locale, les déchets, la gestion de l’eau, la lutte contre la pollution, la protection des zones naturelles.

Tous ces domaines se caractérisent par une forte demande liée à l’évolution des modes de vie, une offre insuffisante, des expériences ponctuelles et des obstacles à la création d’emplois.

L’étape suivante consistait à transformer ces besoins non satisfaits en véritables gisements d’emplois et en opportunité pour le développement local. Une fois cet accord établi, il a été plus simple de trouver une « appellation fourre-tout » , facilement traduisible en toutes les langues, suffisamment éloignée d’un jargon existant pour éviter tout soupçon de mainmise et - il faut penser à tout - peu attrayante pour un slogan politique, ce qui lui éviterait d’être galvaudée. C’est finalement l’expression « Initiatives locales de développement et d’emploi » (ILDE) qui sera choisie.

La Commission présente alors un projet consistant à développer ces initiatives et reçoit le soutien du Conseil des Ministres en 1994. Le rapport est alors diffusé, mis en avant par la Commission lors de plusieurs sommets européens et examiné avec soin par les délégations nationales avant de prendre place dans les recommandations et de gagner de droit de figurer dans la stratégie européenne de création d’emplois. Il lui faut pour cela gagner la sympathie de divers courants, depuis les Verts (qui y voient les prémisses d’une économie locale et solidaire) jusqu’aux Démocrate-chrétiens (qui y retrouvent un certain humanisme et de nouvelles formes de solidarité). A partir de 1995, les soutiens politiques se multiplient mais à ce stade, c’est encore une coquille vide qui doit faire la preuve de sa capacité à mobiliser les acteurs locaux.

Le temps des critiques, puis le temps des dynamiques

A cette période d’euphorie succède une période de doute. Les populations seront-elles prêtes à payer des services qui leur semblaient jusqu’à présent devoir être gratuits ou assumés par l’Etat ? Un soutien public ne risque-t-il pas d’être ruineux et inefficace ?

Les controverses gagnent le nouveau domaine : le marché à lui seul peut-il s’organiser pour satisfaire ces demandes, sans intervention publique ? Quelles sont les conditions favorables à l’émergence des projets : information, coopération entre acteurs publics et privés, etc. ?

Des études et des simulations, menées avec sérieux dans plusieurs pays, font taire nombre de critiques. Elles montrent qu’avec un soutien public de 50 % environ des coûts pendant quatre ans, par exemple par l’intermédiaire de dispositifs comme le chèque-service, on peut espérer une croissance de l’emploi de 0,2 %, soit une bonne efficacité de l’argent public engagé.

Certes, ces emplois ne seront pas plus stables - ni plus précaires - que la moyenne des emplois. Ils comblent souvent un vide laissé par les pouvoirs publics, pour cause d’inefficacité de son action plutôt que par choix idéologique. Ils supposent de faire le deuil d’une conception étatiste de ce type de secteur et d’envisager l’apparition de nouveaux partenariats public-privé.

Autre critique : le risque de tomber dans le localisme, l’enfermement sur elles-mêmes de communautés locales qui auraient renoncé aux services publics. La reconnaissance de la diversité, n’est-ce pas la porte ouverte à l’exacerbation des particularismes et des communautarismes ? Il a fallu dépasser ces craintes et montrer que le retour du local pouvait s’accompagner d’un mouvement d’ouverture sur l’extérieur.

A cette période de critique succède une période de mouvement suscitée par l’appropriation du projet par les acteurs du développement économique local, qui ont notamment rassemblé des expériences positives et assuré des jonctions avec une autre initiative européenne, celle des Pactes territoriaux pour l’emploi, assurant une sorte de convergence entre une politique pour l’emploi et une politique de développement local. Des programmes nationaux divers, mais aux objectifs partiellement convergents, se révèlent avoir un effet d’entraînement et de nombreuses collectivités territoriales manifestent leur soutien. La Commission se garde de proposer un modèle à suivre pour la création d’emplois dans les nouveaux services, mais des projets pilotes sont lancés dans divers pays grâce à des fonds européens provenant du FEDER. Des échanges d’expériences s’organisent, des « bonnes pratiques » sont mises en avant et des réseaux de coopération se construisent.

Les résultats

Le suivi des réalisations était une exigence pour la Commission qui se devait d’évaluer le succès de son initiative. Les résultats ont dépassé ses attentes. Des centaines d’expériences sont été analysées et comparées, les obstacles à leur développement identifiés. Le décompte précis des emplois créé est difficile en l’absence d’un outil statistique suffisamment précis, mais les ILDE ont contribué à la création de milliers de petites entreprises en Europe. Grâce à eux, l’économie européenne se tertiarise sous une forme distincte de celle des Etats-Unis où ces nouveaux emplois relèvent trop souvent d’une sous-économie pour travailleurs pauvres, précaires ou clandestins.

Certes, ces résultats ne sont pas dus simplement à l’impulsion donnée par la Commission européenne ni aux appuis octroyés par les autorités nationales, ni même aux dynamiques engagées par les collectivités territoriales. Cette initiative a eu du succès parce qu’elle a bénéficié de tout cela et qu’elle s’est trouvée en même temps au carrefour de grandes évolutions de la société européenne, notamment parce qu’elle a su répondre aux demandes des usagers, qui étaient réelles, et aux projets d’entrepreneurs qui ont créé les structures nécessaires pour lui donner corps.

Un rapport de 1998 sur les ILDE note ainsi : « Le dynamisme des initiatives locales tient principalement à la motivation des personnes et des promoteurs de projets […]. Beaucoup recherchent un emploi ou veulent le conserver. D’autres sont impliqués dans des projets de développement local ou des idéaux collectifs et coopératifs ; Enfin, certains sont simplement animées par la conviction qu’ils doivent aider leurs prochains […]. Animés par des préoccupations multiples - autonomie financière et décisionnelle, conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, amélioration de la qualité de vie - les micro-entrepreneurs n’hésitent pas à recourir à des modes de fonctionnement participatif et à des organisations de travail souples » .

Figures emblématiques de ces nouveaux fournisseurs de services : les femmes entrepreneurs et les anciens chômeurs considérant l’entrepreneuriat individuel comme une étape dans leur parcours professionnel. La simple perspective de créer son emploi n’est sans doute pas suffisante pour expliquer leur motivation des entrepreneurs : il faut aussi que cet emploi réponde aux exigences de la vie moderne, notamment qu’il soit compatible avec la vie familiale et qu’il offre des perspectives d’autonomie et de solidarité.

La politique à l’épreuve de la complexité

Abandonner le mythe de la solution parfaite, celle qui pourra s’appliquer partout et répondre aux spécificités locales, pour s’engager dans une démarche décentralisée d’apprentissage mutuel en diffusant, non pas des règles, mais des exemples de bonnes pratiques : cette évolution dans la pensée des décideurs politiques s’inscrit dans l’histoire, celle du mouvement des idées, des théories de la complexité et des analyses d’Ilya Prigogine.

L’échange horizontal tel qu’il est pratiqué dans les réseaux est-il compatible avec l’action publique ? Directives et sanctions peuvent-ils être substitués par des incitations et un droit à l’erreur ? Oui, si l’action publique cesse d’être verticale, descendante et uniformisante. Elle entre alors en synergie avec les dynamiques de réseaux qui trouvent là matière à lobbying et source de nouvelles voies de progrès. Elle rencontre aussi les motivations individuelles qui constituent un puissant vecteur d’innovation.

Par exemple, la diffusion de la liste des 19 domaines prometteurs pour la création d’emploi n’a pas emprunté la voie classique des canaux institutionnels. Elle s’est répandue par le biais de colloques, de chartes, d’alliances, de guides pratiques accompagnés de conseils et illustrés de nombreux exemples. Un nombre plus grand de destinataires a pu s’approprier le message et le décliner en fonction des spécificités de son contexte.

La gouvernance a ainsi emprunté une voie plus coopérative et moins directive. Elle a aussi alourdit les tâches de la Commission. Mais cela correspond à une évolution plus générale, qui place les instances européennes dans le rôle de ceux qui montrent l’exemple et non pas seulement dans celui de ceux qui légifèrent. La mise en place de projet-pilotes peut sembler coûteuse en temps de travail et peut nécessiter un cadre législatif dérogatoire, mais elle représente ultérieurement un gain de temps appréciable pour tous ceux qui évitent ainsi de dispendieux processus d’essais-erreurs.

Enfin, sur le terrain, ces initiatives apparemment ponctuelles ne peuvent se développer sans une insertion efficace dans un tissu local. Autrement dit, elles doivent se situer comme un élément du territoire. Le partenariat local est ce qui fait la différence entre une simple zone et un véritable territoire. Le partenariat, c’est une forme d’organisation et une méthode de travail : accepter de travailler ensemble en vue de résoudre un problème d’intérêt général, de réagir face à un événement ou de mettre en œuvre une politique. Associations, groupements professionnels, entreprises et pouvoirs locaux peuvent se structurer de façon très diverse selon les régions, leur histoire et leur contexte. Mais si la forme importe peu, le respect des règles du jeu est primordial, notamment dans la définition du rôle dévolu au politique.

Perspectives

Ce succès n’est évidemment ni définitif, ni total. De nombreux freins persistent parmi lesquels l’immobilisme administratif (la lenteur des paiements effectués par l’administration est source de nombreux problèmes), la résistance du modèle industriel (trop lente évolution des structures juridiques disponibles, des outils financiers et du droit du travail) et les politiques d’emploi trop exigeantes quant aux modalités financières lors de la création d’une structure économique, ou trop généreuses pour inciter les chômeurs à accepter des emplois qui n’augmenteront que faiblement leurs revenus.

Enfin, ces initiatives peuvent être menacées par des idéologies de replis identitaires et de refus de l’économie globale. Elles risquent aussi d’être récupérées par des grosses structures attirées par la perspective d’un marché de taille important générateur de revenus conséquents.

Le foisonnement d’initiatives locales, aussi sympathiques qu’elles puissent être, ne suffit pas à créer une dynamique de développement. S’épanouir dans une culture de proximité alors que le pouvoir central tourne à vide et que les disparités régionales se creusent : le risque serait trop grand, le respect de la diversité ne doit pas mener à l’émiettement. Le localisme a de sérieuses limites quand il n’est pas articulé avec un niveau central. Mais l’ouverture d’espaces de liberté et d’initiative au niveau local est aujourd’hui cependant une nécessité. Le défi consiste donc à articuler les espaces de gouvernance et à donner plus d’opportunité aux pouvoirs locaux, aux villes, aux régions, aux agents publics qui ont envie de gouverner autrement.

 

Références documentaires

Marjorie JOUEN. Diversité européenne, mode d’emploi. Editions Charles Léopold Mayer et Editions Descartes et Cie, collection Gouvernance et Démocratie. 2000, 220 p.

Voir Aussi