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note de lecture

Responsabilité sociale de l’entreprise : faut-il enchaîner Prométhée ?

Auteur : Philippe de Woot

Par Gilles Degroote

2 juillet 2005

Table des matières

Philippe de Woot

Philippe de Woot est professeur émérite à l’Université Catholique de Louvain.

Il est membre de l’Académie Royale de Belgique et de l’International Academy of Management. Il a publié chez différents éditeurs plusieurs livres sur la stratégie des entreprises européennes, leur finalité et leurs responsabilités face à la mondialisation. Il a été conseiller de plusieurs entreprises internationales. En 2002 il a reçu de l’Académie des Sciences Morales et Politiques de l’Institut de France le Prix Zerelli Marino pour l’ensemble de son oeuvre.

Philippe de Woot, dans son essai, réfléchit sur l’entreprise responsable

Le modèle de développement que l’entreprise anime n’est plus soutenable. Le système dérape : ses accélérations menacent la planète et déstabilisent les citoyens; son orientation trop marchande laisse les plus faibles au bord de la route ; la loi du marché envahit tout ; l’audimat et la publicité influencent nos modes de vie, d’éducation et de culture ; la finance et l’esprit de spéculation contaminent l’activité économique et favorisent des excès dont les conséquences s’aggravent.

Sur la base de ce constat, Philippe de Woot nous présente une réflexion sur la manière dont l’entreprise peut contribuer à l’évolution de ce système qui domine les acteurs et s’enferme dans sa logique particulière : celle de ne poursuivre d’autre finalité que son propre développement.

Il s’agit, selon lui, moins de changer les mécanismes du système que d’amener ceux qui l’animent à dépasser la logique des moyens pour se hausser à celles des fins. L’auteur n’a pas l’intention de proposer un modèle économique radicalement différent, mais plutôt un processus dynamique d’amélioration et de transformation du modèle existant. Corriger les dérives insoutenables du système tout en sauvegardant son dynamisme et sa créativité. Il s’agit moins d’en transformer les structures que d’en changer la culture et, par là, les orientations.

L’action doit être collective et tous les acteurs doivent agir. Mais dans un monde de techno-science, ceux qui disposent du pouvoir économique et technique ont un rôle majeur à jouer.

L’entreprise peut-elle se conduire de manière responsable dans un système qui ne l’est pas ? Peut-elle garder une éthique digne de ce nom en conduisant un jeu économique qui n’en a pas ? Le progrès matériel peut-il de nouveau s’insérer dans la finalité plus globale du progrès de l’homme ou est-ce trop tard ?

Pour répondre à ces nouveaux enjeux l’entreprise doit repenser le sens et la finalité de son action et voir au-delà de la pensée unique, encore trop répandue et enseignée, selon laquelle elle n’aurait d’autre but que d’optimiser l’efficacité économique de son activité pour maximiser son profit sur un marché de libre échange dérégulé et mondialisé. Idéologie qui l’enferme dans les limites d’une logique de moyens et non de fins.

L’entreprise doit sortir d’une logique purement instrumentale pour intégrer sa fonction dans la vision plus large du progrès humain et de l’intérêt général. Pour quoi ? Pour qui ? Comment ?

Redéfinir son rôle au sein de la société et réinscrire dans sa mission une dimension non plus seulement économique mais aussi éthique et politique.

Acteur de la société l’entreprise doit donc, elle aussi, contribuer à la réflexion collective et se poser la question : quel monde voulons-nous construire ensemble ? Cette réflexion sur l’éthique de l’avenir conduira l’entreprise à mettre au cœur de ses principes d’action des valeurs susceptibles d’apporter un éclairage moral à ses choix et à ses comportements sociétaux.

En se fondant sur les réflexions du philosophe Jonas, l’auteur caractérise comme suit ce qui pourrait être l’éthique de l’avenir :

  • Un de ses premiers fondements serait d’élaborer des aides à l’anticipation, pour permettre la responsabilisation mais également de sortir de la domination du court terme.

  • Un second élément de cette éthique de l’avenir serait composé de l’heuristique de la peur, « une exigence d’inquiétude pour toute décision qui engage l’avenir de manière fondamentale »

  • Autre élément, veiller correctement au commencement. Par-là, l’auteur entend la généralisation de l’application du principe de prudence et de précaution face à certaines innovations

Enfin, dernier principe de cette éthique de l’avenir, la sélection du progrès : Certains progrès peuvent être inacceptables ou ne justifient, par exemple, pas certains coûts.

Cette réflexion nécessite de prendre part au débat en élargissant sa culture politique et d’entrer dans une concertation élargie avec les nouveaux acteurs d’un monde en voie de globalisation.

Enfin, une fois que l’entreprise à remis à plat sa raison d’être et sa vision pour l’avenir au regard de ses valeurs partagées, elle doit situer sa fonction de progrès dans un modèle de développement durable. Un modèle d’entreprise qui revisite son mode de gouvernance, organise et participe aux concertations avec les parties-prenantes et qui mettent en place des actions concrètes de réduction des pollutions, d’amélioration des conditions de travail, et de réflexion sur la nature des produits. Une démarche de progrès qui s’appuie sur des partenariats avec les ONG et de nouveaux outillages comptables (triple comptabilité : économique, environnementale et sociale) et de gestion.

 

Eléments de commentaires :

Sur la « finalité » de l’entreprise :

Philippe de Woot illustre sa réflexion par des exemples d’entreprises dont les activités ont une contribution importante au développement humain : Lafarge et ses matériaux de construction pour la fabrication de nos habitations et nos infrastructures, Shell fournisseur d’énergie pour nos foyers, nos déplacements …, Daimler-Chrysler : Fournisseur de moyens de transport devenus essentiels pour faciliter les échanges et Novo Nordisk pour la santé de l’homme ! ! Leurs produits / services ont une finalité intrinsèque qui rend légitime leur action. Leur responsabilité dépend alors davantage de la manière dont ses entreprises réalisent leur activité, consomment leurs ressources …

Mais qu’en est-il de toutes ces entreprises qui nous vendent tant de choses futiles, inutiles ou démunies de sens et parfois très consommatrices de ressources naturelles et aux impacts souvent négatifs sur la société ? Penser sérieusement la finalité de ces entreprises ne devrait-il pas nous conduire à les délégitimer ? … En effet, à part leur contribution à la croissance économique (et donc il est vrai à une certaine cohésion sociale), qu’apportent ces entreprises qui nous vendent par exemple des cigarettes, des programmes TV débilisant, des sonneries téléphoniques pour nos mobiles ou tous ces produits de consommation dont on veut nous faire croire qu’on en a besoin (Sodas, certains produits diététiques, …) ? Il existe beaucoup d’autres exemples de ce type et même offert par de grands groupes parfois très engagés… Redonner du sens à ce modèle, penser la finalité de l’entreprise ne conduit-il pas à la décroissance dans nos sociétés de gaspillage et de sur-consommation ?

Repenser sa raison d’être n’est-il pas suicidaire pour certaines entreprises qui se sont créées dans un système basé sur la performance financière et non sur la contribution au progrès humain de l’entreprise ? Réfléchir sérieusement sur le sens de tout cela ne nous conduit-il pas à la nécessité de construire un modèle radicalement différent ?

Sur l’éthique de l’avenir :

Quelle solution nous est-il proposé pour sortir de la domination du court terme à l’heure ou pour faire face à une concurrence mondialisée l’enjeu pour l’entreprise est d’accroître la productivité du travail, c’est à dire travailler « plus vite, mieux et moins cher » (dixit un enseignement récent) ?

Sélectionner le progrès, certes, mais comment expliquer cela à des chercheurs et entrepreneurs de cultures très diverses fondées sur des systèmes de valeurs propres et aux motivations variées? Qui décide que tel progrès est bon à prendre et tel autre non ? Est-on en mesure de construire un projet commun pour la planète ? Quelques acteurs dont la légitimité n’est pas acquise peuvent-ils décider du monde que nous (9 milliards d’humain demain ! ) voulons construire ensemble ? Dans cette course échevelée à la compétition et dans un contexte de communication instantanée, quelle place pour la réflexion, pour le « loisir de mûrir » dont parlait Paul Valéry ? Si l’enjeu se joue au niveau des Hommes dans l’action, mais que ceux-ci n’ont pas le temps de mettre l’être avant le faire, l’éthique a t elle un avenir ? Philippe de Woot propose la création d’espaces éthiques, mais ne faut-il pas dans le même temps repenser sa relation au temps et en plus de proposer l’espace, consacrer le temps et proposer des outils pour la réflexion de tous ?

Sur la mise en œuvre des principes du développement durable dans l’entreprise :

Les injustices et dégâts sont criants, les enjeux (même à court terme) pour l’humanité, « inimaginables ”. On connaît des éléments de la solution de la part des entreprises (écologie industrielle, SME, triple comptabilité, codes de comportement, partenariats ONG …) pour réduire et enrayer leurs externalités négatives, et malgré cela, les efforts des entreprises ne sont certainement pas à la hauteur des enjeux.

Elles ne sont certes pas les seuls acteurs à devoir agir, mais si l’on s’accorde à dire que le pouvoir exige la responsabilité, alors au regard des enjeux et de leur influence croissante, ne peut-on pas exiger davantage de leur part ? N’ont-elles pas un devoir de militantisme, telle que le revendiquent certains patrons charismatiques* , pour agir en cohérence avec leurs valeurs, et leur vision de leur rôle pour le progrès de l’Homme?

A moins d’une action très engagée, une démarche volontariste de la part des entreprises n’apparaît-elle pas insuffisante ? Les entreprises ont un rôle essentiel pour le développement durable et leur priorité primaire restera la performance économique, cela est très légitime. Mais l’urgence de la situation impose des choix et des actions plus forts que ce qui est fait ou prévu aujourd’hui. L’enjeu du développement durable apparaît donc avant tout politique mais face au vide actuel dans ce domaine, n’est-ce pas l’action citoyenne mondiale qui doit créer le bouleversement politique nécessaire pour contraindre le changement de comportement de tous les acteurs ?

Notes

* « Nous voulons être une entreprise militante » François Lemarchand PDG de Nature & Découvertes dans le rapport DD 2004 – « Nos racines et nos rêves » Jean Duforest PDG d’OKAIDI, propose dans son livre une allegorie de l’arbre devie qui illustre la nature biologique de l’organisation qu’est l’entreprise.

 

Références documentaires

Philippe de Woot : " La responsabilité sociale de l’entreprise - Faut-il enchainer Prométhée ? (ed Economica)

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