Analyse
De la déconcentration administrative à la recherche de pertinence du service public
Intervention de P. Calame en 1997 auprès des agents territoriaux du ministère français de l’équipement
Par Pierre Calame
1997En France, pays traditionnellement centralisé, la décentralisation a modifié la position des agents territoriaux du Ministère de l’équipement dans leur relation avec les collectivités locales. Après une période, dans les années 60 et 70, où les fonctions territoriales de l’Etat au niveau des subdivisions s’étaient progressivement vidées de leur substance technique, on assiste à une tentative de mouvement inverse, pour donner aux subdivisions les capacités d’expertise propres à les faire reconnaître comme interlocuteurs valables auprès des autres acteurs au niveau local. Mais cela change-t-il en profondeur le mode d’action de l’Etat ? Face à la tendance technocratique à donner de la légitimité aux agents de l’Etat en les formant à des techniques de diagnostic territorial, la note propose un changement culturel : changer la conception même du pouvoir ; en faire un jeu à somme positive ; être producteur de sens et contribuer à l’invention de stratégies collectives au niveau local ; apprendre à articuler les échelles de gouvernance; établir les conditions d’un projet collectif commun ; arrêter de copier servilement le management privé. Remplacer la notion d’administré et de citoyen par celle d’usagers est en réalité une régression.
Table des matières
Le titre même de cette rencontre: « de l’autonomie indépendance à l’autonomie interaction », suppose un changement de compréhension du concept de « pouvoir ». Nous n’avancerons pas sur l’Etat sans parler de ce que nous appelons le « pouvoir ». Tout à l’heure, en écoutant les amis de l’Héraut et de la Loire Atlantique raconter la démarche du subdivisionnaire, je repensais à ce qu’était, il y a vingt ans - ce n’est pas tout récent - l’angoisse des chefs de service des DDE dès lors que, sur le terrain, des représentants des échelons territoriaux - arrondissement, subdivision - devenaient compétents dans le domaine dont ils avaient la charge. Une angoisse existentielle se développait : “ mais alors, s’ils savent faire sans nous, qu’est ce qu’on devient ? ” se demandaient-ils.
Tant que dans nos rapports avec les collectivités locales et à l’intérieur de nos propres structures administratives nous nous représentons le pouvoir comme un jeu à somme nulle, le combat est perdu d’avance. On perd en pertinence de l’action et en motivation à un endroit ce qu’on gagne à un autre. Ce qu’il faut construire aujourd’hui, c’est une vision du pouvoir comme jeu à somme positive.
Il y a un déficit de sens dans notre société, une crise de l’action politique, un déficit de capacité de prospective en face des enjeux de demain. Quand je vois les enjeux du monde, les enjeux d’adaptation de la France pour l’an 2000, quand je vois les décalages entre l’aménagement du territoire et ce qu’on sait que vont être les mutations des prochaines décennies, je me dis que l’enthousiasme qui était la nôtre il y a 25 ans, à l’époque de la technocratie triomphante, devrait être maintenant au quadruple ! Ce qu’il y a à faire est tellement plus passionnant ! Mais on croit entrer dans le vingt et unième siècle alors qu’on n’y est pas du tout préparé.
Dans ces conditions, le besoin de produire du sens, à l’heure actuelle, est infini. A l’échelle mondiale, c’est encore plus fort. Le problème à l’heure actuelle ce n’est pas le trop plein de pouvoirs. C’est pourtant ce qu’on vit, se marchant mutuellement sur les pieds pour savoir qui contrôlera les permis de construire, les autorisations etc, un trop plein de pouvoir, une superposition de pouvoirs, mais c’est en réalité un jeu entre personnes sans réel pouvoir ! Le problème est de savoir quelle prise nous avons sur une société mondialisée, sur un certain nombre de crises sociales et économiques majeures. De savoir comment nous organiser pour avoir une prise là dessus. C’est la seule question qui vaille.
Une fois qu’on aura compris que le problème actuel est de créer du pouvoir et non de le partager on n’aura plus d’hésitation à valoriser les acteurs et notamment les acteurs de base, leur droit et devoir de penser, car on en a besoin. Ce qui me frappe dans le Ministère de l’Aménagement et du territoire, c’est qu’il est vide de pensée, et notamment sur la modernisation du service public. Son premier besoin, actuellement, c’est de définir quelques repères simples pour penser le monde de demain. Et on n’aura pas assez de contrôleurs de travaux, de subdivisionnaires, de DDE et de chefs de services pour combler ce déficit de pensée et de pouvoir !
Au niveau du discours, vous êtes sans doute d’accord avec moi. Mais comment vivez vous cela lorsque vous êtes face à vous même ? Comment existez-vous sans voiture de fonction ? Il me semble que c’est bien ça le problème ! Comment existez-vous en tant que producteurs de sens et pas simplement en tant que personnes exerçant le pouvoir de signer ou de dire oui ?
La seconde question que je voudrais soulever est le parallèle que vous faites avec l’entreprise.
Je pense qu’il faut que vous vous expliquiez là dessus. Un investissement majeur, des milliards de francs, a été fait depuis cinquante ans sur le management des entreprises. Inévitablement, la majeure partie des concepts et recettes que vous maniez pour le management sont des transpositions plus ou moins directes des entreprises. Or vous n’échapperez pas à la question de savoir : “ mais, est-ce que je ressemble à ça ? ”.
Dans le milieu des années 80, la transposition a consisté à dire, “ le grand progrès du service public c’est de considérer les citoyens comme des usagers ”. Je dis moi : “ fabuleuse régression de la démocratie ” ! Si un usager c’est plus qu’un citoyen, alors privatisons tout ! Car cela signifie qu’on ne croit plus qu’à la société marchande.
Repassons de l’usager au citoyen. Le citoyen aussi a besoin de sens, il a besoin de diagnostic. Tout ce qui peut se réduire à des prestations de service, privatisons le, ouvrons le à la concurrence ! Vous ne pouvez pas vous battre à la fois sur une transposition directe de l’entreprise au service public et sur une défense du service public, ça ne tient pas debout !
Je plaide pour ma part pour une transposition raisonnée, maîtrisée, sélective, des thèmes du management privé au management du service public. Je crois, qu’il y a effectivement des points communs à l’entreprise et au service public. Ce qu’il y avait de commun jusqu’aux années 75, c’est qu’on était dans une économie d’offre. Maintenant, et c’est également commun, on est confronté à quelque chose de beaucoup plus subtil : on a besoin d’être intelligent là où on avait seulement besoin, avant, d’être productif. Il s’agit donc du passage de l’efficacité à la pertinence.
Second point commun, nous avons à gérer la complexité. Donc, pour tout ce qui est apprentissage de la complexité, on peut réfléchir de façon commune.
Le troisième point commun est de comprendre que le travail collectif repose sur un apprentissage de la relation interculturelle. On croit qu’on parle la même langue, mais nos systèmes de pensée sont différents selon nos positions institutionnelles. C’est vrai au sein d’un service, c’est bien entendu encore plus vrai dans les relations d’un service avec son environnement. Tant qu’on ne comprend pas que le travail en commun c’est avant tout l’apprentissage de l’autre, on n’arrive pas à progresser.
Par contre, je crois qu’il y a deux problèmes spécifiques au management public. D’une part, dans la gouvernance, la question de l’articulation des échelles est majeure et l’entreprise a relativement peu de choses à vous dire là dessus. D’autre part, le défi majeur, à l’heure actuelle, c’est la pertinence du service public et pas la quantité de service public. Là non plus, le management privé a peu de choses à vous dire. Donc nous avons à inventer ensemble.
Parlons d’abord de l’articulation des échelles. Qu’est ce qu’un territoire ? Un territoire c’est la brique de base de la gouvernance d’aujourd’hui. C’est véritablement dans l’approche globale des territoires que se joue la vocation du ministère de l’Equipement et de l’Aménagement du territoire. C’est là que se jouent les apprentissages essentiels. Même si ça semble paradoxal,dans une société mondialisée, d’accorder tant d’importance au territoire, il y a beaucoup de travaux qui aboutissent à cette conclusion et ceci pour deux raisons différentes mais complémentaires : d’abord, la gouvernance doit nécessairement être systémique et l’on doit aborder les choses comme un ensemble sur le territoire qu’on appréhende ; ensuite, ce qui compte dans l’économie moderne, c’est la capacité de projet collectif, la capacité à se projeter dans l’avenir, à surmonter les divergences liées aux institutions, aux rôles, etc. Et ça, ça se construit avec des acteurs concrets, ça ne se construit pas avec des abstractions. C’est bien au niveau des territoires que se joue cette capacité de projet collectif.
Vous avez donc complètement raison de repartir des territoires, de réapprendre à le faire après une période de centralisation fonctionnelle. Mais je le dirais avec beaucoup plus d’insistance que vous n’en mettez dans vos présentations. Je pense que notre administration a désappris par rapport au territoire. J’ai vu le milieu intellectuel du Ministère s’appauvrir d’année en année. Je m’excuse de le dire en ancien combattant. Il y a à reconstruire, à reconquérir l’espace des « pays » et des villes. La loi d’aménagement du territoire, en insistant sur la dimension du « pays » nous ouvre un boulevard là dessus. Encore faut-il vous donner les moyens intellectuels et institutionnels d’emprunter ce boulevard ! Et pour cela, de comprendre qu’il y a une double approche à adopter : d’une part l’articulation des acteurs sur un territoire spécifique, c’est-à-dire concrètement les services de l’État de la région, du département, les services communaux, les acteurs privés et d’autre part l’articulation des espaces entre eux.
Les travaux de l’école constructiviste tendent à dire qu’ une organisation c’est avant tout la mise en cohérence des représentations de ses membres. L’entreprise semble être quelque chose d’évident, avec ses statuts, son intérieur et son extérieur, mais quand on regarde de près, qu’est ce qu’on délimite ? Prenez une subdivision. Elle est à la fois partie prenante d’un territoire et d’une organisation sectorielle qui agit dans ce territoire. Le grand enjeu dans les deux cas - c’est très bien dit sur la DDE mais beaucoup moins à l’échelle d’un territoire - , c’est de confronter les représentations, de contribuer à construire des représentations communes. Le travail de diagnostic ne consiste pas à écrire un rapport mais à œuvrer à ce que, progressivement, les représentations des différents acteurs se frottent, se confrontent. C’était bien dit dans notre atelier, au niveau de la subdivision d’une DDE : comment faire pour faire se frotter des représentations, mais en les mettant à égalité et non pas dans un ordre hiérarchique ?
On ne peut pas vouloir commencer par être cohérents entre nous puis, ensuite, rechercher la cohérence avec les autres acteurs. Ça, ce n’est pas possible. Il faut mener simultanément, dans une espèce de dialectique permanente, l’effort de rendre cohérente la lecture d’un territoire et de ses enjeux - ce qui n’a rien à voir avec votre découpage administratif - et l’effort de rendre cohérents le point de vue du DDE avec celui du subdivisionnaire. Ce sont deux champs de cohérence à mettre au même niveau, il n’y en a pas un avant l’autre. Ces processus de construction de la cohérence sont des processus d’allers et retours et il faudrait à mon sens plus travailler là dessus.
Le fondement de la cohérence ce n’est pas l’exercice de l’autorité, c’est le désir de sens et c’est la construction de représentations communes.
Cela me conduit à vous parler de la gouvernance. Ce qui compte dans la politique ce n’est pas le débat entre politiques alternatives mais les processus par lequel s’élabore une politique. Plus un système est complexe plus c’est les processus qui comptent. Il ne s’agit pas de choisir une solution optimale mais de trouver une solution satisfaisante. La production d’une parole sur les enjeux d’un territoire est le résultat d’un processus, ce n’est pas le résultat d’études, La production de questions ce n’est pas une manière de renvoyer les gens à la responsabilité de ce que vous ne voudriez pas décider. Produire ces questions c’est le coeur du processus. Dans un processus stratégique, la production des questions est essentielle. Ce n’est pas un « donné » qu’on peut faire vite fait sur un coin de table, c’est l’aboutissement d’un processus.
A travers vos débats, la seule et unique question à l’heure actuelle c’est la finalité du service public. Le problème n’est pas de savoir si les DDE sont mieux ou moins bien, ont plus ou moins de pouvoir, mais de savoir si le service public a un sens en France. Est-il un obstacle aux mutations de la société française ou un atout pour conduire ces mutations ? Pour moi, c’est un atout phénoménal, mais à condition d’accepter de remettre en cause la pertinence actuelle du service public. Il ne faut pas se tromper de prospective management : la seule question qui vaille est de savoir si dans la région de Brière ou dans le Biterois, le service public a un sens, répond aux questions de demain. Est-ce que notre action fait sens par rapport aux défis de demain tels qu’ils sont vécus par les gens et tels qu’ils sont inscrits dans l’histoire ? Je crois que c’est la seule chose qui compte.
L’enjeu qui en découle, c’est celui de l’intelligence collective. Comment on la fabrique, comment on la transmet ? Je suis effrayé de l’hexagonalité de la France. On a parlé des rapports entre protection de l’environnement et développement au Cap d’Agde ou à Brière. Comment vous branchez-vous sur l’information sur ce qui se passe dans le monde sur les mêmes questions ? Comment êtes vous compétents en termes de valeur ajoutée, comment êtes vous organisés pour produire de l’intelligence collective à partir de la réalité concrète, à partir des réalités du monde ? Je n’ai pas entendu un seul mot là dessus. Je n’ai pas entendu un seul mot sur l’Europe, sur les pays de la Méditerranée, pas un seul mot a fortiori sur l’Asie. Vous avez des réflexes qui restent hexagonaux.
Enfin, la métaphore du zoom que l’un de vous a utilisé et qui consiste à dire : « la DDE raisonne au 1/25 000 et puis la subdivision au 1/2 000 », me paraît dangereuse. La stratégie ce n’est pas de l’emboîtement, ce n’est pas du tout ça. On n’a pas le temps d’en débattre mais je sens qu’il y a entre nous des divergences radicales qui, en soi, mériteraient un débat.
Si vous travailliez sur le temps, l’espace et la stratégie, vous verriez à quel point les systèmes mentaux au sein de l’Equipement sont des systèmes de zoom, d’emboîtement. La loi sur l’aménagement du territoire est délirante sur ce point. Elle a des qualités, en valorisant par exemple la notion de pays, mais au plan conceptuel elle fait preuve d’une incompétence stupéfiante. On va emboîter les schémas nationaux puis après on fera des schémas régionaux, etc…. Ce n’est pas comme ça que fonctionne le monde.
Enfin, en ce qui concerne les prestations de service de l’Etat aux communes, je voudrais rappeler une chose simple. L’éthique ce n’est pas l’énoncé d’une liste de valeurs. L’éthique n’existe que par la gestion de conflits. L’éthique c’est la gestion concrète des conflits entre valeurs auxquelles on croit également. Il faut construire votre éthique à partir de l’analyse des conflits éthiques tels qu’ils se présentent. On est permanence dans des contradictions. Au cœur même de la pratique de notre métier il y a la contradiction, il n’y a pas une liste de valeurs. Sinon il suffirait de dire liberté, égalité, fraternité, d’énoncer les valeurs sur lesquelles on est tous d’accord et le problème serait réglé. Or vous savez qu’il ne l’est pas. L’éthique c’est la pratique de la gestion du conflit de valeurs. Je trouve que vous devriez avoir un processus de réflexion sur les contradictions concrètes que vous véhiculez par rapport à des valeurs auxquelles vous croyez également et sur la manière dont vous allez les résoudre. Il y aurait alors une espèce d’apprentissage collectif qui constituerait le fondement concret de notre éthique.
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