Analyse
La nécessaire émergence des régions du monde, le modèle européen et les relations entre l’Europe et la Communauté régionale arabe
Article de Pierre Calame pour la revue Bada’el
Par Pierre Calame
mai 2008Pour Pierre Calame, le seul moyen de construire une communauté politique à la hauteur des interdépendances existant entre les peuples de la planète et de notre communauté de destinée est de construire des institutions internationales fondées sur le dialogue entre une vingtaine de régions du monde. Toutes ces régions sont loin d’être construites politiquement, la construction européenne faisant figure d’exception. La communauté régionale arabe pourrait s’inspirer de cette dernière expérience pour que les pays de la zone sortent puissent sortir d’une rhétorique enfermante. Pour cela, Pierre Calame suggère que les jeunes élites arabes, lassées de voir des gouvernants manipuler les sentiments nationalistes ou pan-arabe au service de l’entretien de leur propre pouvoir, s’engagent ensemble. Filles d’une même civilisation méditerranéenne, l’Europe et le monde arabe sont appelées dans ce cadre, selon lui, à développer un partenariat privilégié.
Table des matières
Au lendemain de la deuxième guerre mondiale et sous l’influence de son traumatisme, les puissances alliées victorieuses ont jeté les bases d’une organisation politique de gestion d’une communauté mondiale en train d’émerger. Simultanément en réponse au double suicide presque réussi qui a constitué pour l’Europe les deux guerres mondiales, une poignée de responsables éclairés, Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer et quelques autres avaient compris que pour ne pas rééditer la fin de la deuxième guerre mondiale et ne pas perdre la paix après avoir gagné la guerre, il était indispensable d’intégrer l’Allemagne vaincue dans un ensemble régional plus vaste et ainsi de construire ce qui allait devenir, à partir d’un noyau de six pays, l’Union Européenne.
Beaucoup d’événements ont marqué les 50 années qui ont suivi. La décolonisation et la création de nombreux nouveaux pays indépendants, le développement des télécommunications, l’effondrement du coût des transports, l’impact croissant des activités humaines sur la biosphère et les déséquilibres entre les appétits de consommation et les capacités de régénération de la planète, les bouleversements scientifiques symbolisés par les NBTIC (Nanotechnologie, Biotechnologie, Technologie de l’Information et de la Communication), émergence de la puissance industrielle et économique asiatique avec dans les dix dernières années le décollage de l’Inde et de la Chine après ceux, plus anciens du Japon et de la Corée du Sud.
La chute du Mur de Berlin en 1990 a sonné le glas des perspectives historiques du communisme et de la gestion centralisée de l’économie, du moins pour quelques décennies. Laissant l’idéologie libérale sans rivale, accélérant la conversion, déjà entreprise par la Chine, des anciens pays communistes à l’économie de marché, la chute du mur donne le signal d’un mouvement accéléré d’intégration économique mondiale. La création de l’Organisation Mondiale du Commerce et l’adhésion à l’organisation d’un nombre croissant des pays, le plus notable et le dernier en date étant la Chine, fait passer un simple traité multilatéral d’abaissement des droits de douanes, le GATT, à la création d’un véritable droit international du commerce. L’un des symboles les plus évident de cette intégration croissante du monde est le rapport entre la Chine et les Etats Unis. La Chine a besoin de l’ouverture du marché américain pour poursuivre sa croissance ; mais elle tient les Etats Unis par la barbichette en comblant par l’achat massif de bons du trésor américain le déficit abyssal de l’économie américaine. Et, simultanément, Chine et Etats Unis se marquent à la culotte dans toutes les régions du monde dans l’obsession de contrôler leur source d’approvisionnement en énergie fossile.
Mais si l’interdépendance évidente massive et dramatique entre l’humanité et la biosphère, marquée par le changement climatique déjà engagé, et l’interpénétration croissante des économies et des informations, notamment par le biais de télévisions satellites et d’Internet, donne une signification forte et évidente à l’idée d’une communauté mondiale partageant un même destin, prise de conscience d’une immense portée anthropologique, l’organisation politique du monde n’a pas suivi ; elle a au contraire régressé.
Cette affirmation peut paraître étonnante quand on voit le nombre de grandes conférences internationales qui a ponctué les années 90 et à la veille d’une nouvelle Assemblée Générale de l’ONU, en septembre 2005 qui est supposée procéder au toilettage des institutions internationales, notamment du Conseil de Sécurité, et faire le bilan à mi parcours des engagements pris à l’Assemblée du Millénaire, en l’an 2000, par la communauté internationale de se donner les « objectifs de développement du millénaire pour la période 2000-2010 » . Mais, pour reprendre l’expression de Kimon Valaskakis, ancien ambassadeur du Canada à l’OCDE et fondateur de l’école d’Athènes, le « petit ménage » des institutions internationales ne suffit pas, un « grand ménage » de la gouvernance mondiale, conduisant à repenser les bases, est devenu nécessaire et urgent. Point de vue que je partage totalement. l’inadéquation actuelle de la gouvernance mondiale à la nature et à l’ampleur des interdépendances entre l’humanité et la biosphère et entre les sociétés humaines conduit aujourd’hui à une dramatique contradiction : d’un côté, chacun sent bien la nécessité de construire les régulations politiques sérieuses pour gérer les interdépendances d’aujourd’hui et de demain mais, en même temps, le scepticisme à l’égard des institutions internationales actuelles fait que beaucoup sont réticents à les renforcer.
De ce point de vue, le passage des pays membres de l’ONU de moins de 50 à près de 200 a radicalement modifié la donne et le mode de fonctionnement. Les inconvénients d’une pensée politique restée figée depuis deux siècles et demi et attachée à ce que l’on appelle « l’Etat Westphalien » , doctrine qui doit son nom au traité de Westphalie de 1648 qui a mis fin à la guerre de 30 ans et a consacré la conception moderne de l’Etat souverain, débouche sur une impasse. Impasse politique et irréalisme radical. Impasse politique car une assemblée de 200 Etats souverains où les Etats Unis et le Bouthan sont supposés jouer le même rôle et où il faudrait se mettre d’accord à 200, conduit l’Assemblée Générale à n’être qu’un espace de pure déclamation sans aucune portée, sinon symbolique. Impasse politique aussi parce que réduire comme il y a deux siècles le droit international à une série de traités entre Etats souverains interdit de jeter les bases d’un traité constitutionnel pour une gouvernance de la planète qui supposerait de reconnaître les valeurs fondamentales de notre « vivre ensemble » et les quelques objectifs que nous nous donnons en commun. Le résultat le plus évident est que depuis 50 ans la présumée communauté internationale ne cesse d’ajouter objectif sur objectif, tous plus ou moins contradictoires entre eux sans qu’on fasse semblant de s’en apercevoir, changeant une pléiade d’institutions spécialisées de mettre en oeuvre, chacun pour ce qui la concerne, les objectifs et mandats qui lui sont propres, en contradiction ou en concurrence avec les autres. A cet impasse politique s’ajoute l’irréalisme. Que signifie, pour un pays comme la France, ancienne « grande puissance » , devenue qu’elle le veuille ou non une puissance moyenne en population et en influence et ne trouvant son sens aujourd’hui qu’à travers l’ensemble européen, la « souveraineté » ? Pas grand chose. L’économie est largement ouverte sur le monde. Elle n’a plus d’action propre sur la monnaie. Elle ne maîtrise guère les évolutions scientifiques et techniques qui la transforme. Les marchés financiers sont dominés par des investisseurs internationaux. Je puis être fier de notre histoire et de notre contribution à la civilisation mondiale. Je peux être attaché à ma culture et à ma langue, espérer que l’une et l’autre seront capables de se régénérer pour continuer à contribuer à la belle et difficile histoire de l’humanité. Il n’empêche que parler de la France comme un Etat souverain ne veut plus dire grand chose. Que dire alors du Liban, de la Syrie ou plus encore des pays africains qui dépendent de l’aide étrangère pour payer leurs fonctionnaires et dont les conseils des ministres les plus sérieux sont ceux qui préparent la venue de l’émissaire de la Banque Mondiale ou du FMI !
De ce constat de l’impasse politique et de l’irréalisme, je conclu que le seul moyen de construire une communauté politique à la hauteur des interdépendances objectives entre les peuples de la planète et de notre communauté de destinée est de construire des institutions internationales fondées sur le dialogue entre une vingtaine de régions du monde. Organisant en décembre 2001, dans le cadre de l’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire, une première Assemblée Mondiale de Citoyens, véritable prototype de ce que pourrait être un jour le dialogue entre les peuples du monde et entre les différents milieux socioprofessionnels, j’avais été conduit à concevoir l’Assemblée à partir de la division du monde en vingt régions 1. Vingt régions du monde donneraient des ensembles humains sinon comparables en populations et en importance économique, en raison du poids de la Chine et de l’Inde dans la population mondiale, des Etats Unis et de l’Europe dans l’économie mondiale, mais permettraient néanmoins de constituer des ensembles humains du même ordre de grandeur. En outre, mon expérience de la gouvernance m’a montré qu’un dialogue entre des entités en petits nombres, jusqu’à 20, est un véritable dialogue personnalisé alors que les échanges au sein d’un plus grand nombre d’entités ne permettent plus ce dialogue personnalisé et débouchent nécessairement sur des règles uniformes. Ces régions du monde, de toutes façons, ne seraient plus souveraines au sens Westphalien du terme : la souveraineté de chacun doit aujourd’hui, ou plus exactement devrait, être subordonnée au respect de la double condition de l’intégrité de la biosphère d’un côté, des droits humains de l’autre.
Comment construire ces régions du monde ? Objectivement, nous ne disposons aujourd’hui que d’un seul modèle qui puisse nous inspirer : celui de la construction européenne. Il y a une quarantaine d’années, je n’éprouvais pas une passion particulière pour cette construction. Comme tous les jeunes de ma génération, cette communauté européenne en construction était une nécessité sans pour autant enflammer les imaginations et les enthousiasmes. Ma passion pour la construction de l’Union est venue beaucoup plus tard quand, dirigeant une fondation internationale, la fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme, à partir de 1987, j’ai commencé à vraiment sillonner le monde et comprendre les défis qui nous attendaient, de la construction de la paix à celui d’un développement durable. Alors, à partir du regard des autres sur l’Europe, j’ai pris conscience du caractère quasi miraculeux que pouvait constituer la réconciliation franco allemande (imaginons que d’ici dix ans l’axe Israël Palestine soit le fondement d’une entité régionale des pays arabes ! ) et du caractère unique dans l’histoire de ces six pays qui commencent par décider de mettre en commun la production de charbon et d’acier, c’est-à-dire les ingrédients majeurs pour se faire la guerre, puis, de crises en opportunités parviennent chaque année à approfondir leur union exerçant un effet d’attraction à partir d’un premier noyau de six pays jusqu’à atteindre maintenant 25. Pourquoi un tel succès de l’Union ? En 1996, j’ai eu la chance de pouvoir organiser à la fondation une rencontre des survivants parmi les acteurs de la création de l’Europe. Le texte de synthèse que j’en ai tiré est joint au présent dossier. Je voudrais retenir trois caractéristiques majeures.
Le premier ingrédient de la réussite est la conscience impérieuse, partagée par quelques élites éclairées, de la nécessité de faire l’Europe. Il s’agissait moins à l’époque de participer au monde que de mettre en Europe la guerre hors la loi. Mais le principal inspirateur de l’Europe, Jean Monnet, avec sa lucidité et sa prescience habituelles avait bien compris que la construction de l’Europe n’était qu’une première étape en direction de la construction d’une fédération mondiale.
Le deuxième ingrédient, c’est la conscience intime d’une unité culturelle européenne profonde née d’une histoire, de valeurs et d’une vision du monde largement partagée malgré les innombrables rivalités sanglantes qui ont ponctué ce continent. L’Europe n’est pas un ensemble géographique mais un ensemble géoculturel, un espace de civilisation. C’est ce qui a rendu le débat sur le préambule de la constitution européenne aussi vif, en ce qui concerne la mention des origines chrétiennes de l’Europe. C’est aussi ce qui rend aussi conflictuel le débat sur l’intégration de la Turquie. On ne fait pas seulement une région du monde parce que les géographes ont un jour baptisé Europe telle ou telle partie de notre planète ou parce qu’on a des frontières communes, encore moins pour construire une identité contre l’identité des autres. On le fait parce qu’on a une conscience de notre communauté de destin, faute de quoi il n’y a plus que l’intégration économique qui compte et l’on ne construit jamais une société uniquement sur des intérêts économiques. Il y faut le rêve, l’imaginaire et la vision.
Enfin, troisième ingrédient de cette construction, l’intelligence des méthodes. Jean Monnet et ses compagnons avaient très bien compris que malgré les désastres du nationalisme et du cortège de guerre qui l’accompagne, les esprits européens n’étaient pas encore prêts à dépasser durablement l’Etat Nation. Ils avaient disposé avec l’effondrement de l’Allemagne d’une étroite « fenêtre d’opportunités » pour enfoncer un coin dans les chauvinismes nationaux mais ils savaient que très vite les Etats se rétabliraient et qu’en outre ils ne manquaient pas de vertus. Dès lors, il fallait concevoir la Commission Européenne comme un organisme « extra national » chargé de dire l’intérêt général européen et de le formuler sous forme de propositions, le dernier mot de la décision revenant au Conseil Européen, c’est-à-dire à l’Assemblée des Chefs d’Etat. D’où l’idée, qui a été fondamentale pour l’Europe, du « monopole de propositions » dévolu à la Commission Européenne. D’où le style si particulier du fonctionnement de l’Union avec ses multiples comités chargés de rechercher laborieusement des consensus. Aux yeux de certains, tout cela n’est pas très glorieux, spectaculaire et ne parle pas assez à l’imagination. En réalité, j’ai pu montrer que cette dissociation entre pouvoir de proposition et décision était un trait caractéristique de la gouvernance moderne dans toute société un tant soi peu complexe 2.
Ce n’est donc pas un hasard si l’Union Africaine en cours de constitution cherche dans le modèle de la construction européenne et dans ses organes sinon des modèles du moins des références. Qu’en est-il pour une communauté régionale arabe ? Pour moi, disons le tout de go, la construction d’une véritable communauté de destin s’inscrit à la fois dans le sens de l’histoire et est la condition sine qua non pour que les pays arabes sortent d’une gesticulation oratoire dans laquelle ils se sont enfermés pendant des années en cache sexe à leur propre impuissance. Pour cela, il faut que les jeunes élites arabes, celles qui n’en peuvent plus de ces gesticulations et de cette humiliation, qui n’en peuvent plus de voir des gouvernants manipuler les sentiments nationalistes ou pan-arabe au service de l’entretien de leur propre pouvoir, s’engagent ensemble. A cette fameuse réunion de 1996 à laquelle je faisais allusion des survivants des fondateurs de l’Europe, ils avaient résumé leur démarche commune en disant : « finalement c’était un complot » . Le complot de petits groupes de personnes éclairées et lucides contre les intérêts des appareils d’Etat qui allaient se reconstituer, contre des sentiments nationalistes instrumentalisés depuis un siècle et demi. Et c’est bien me semble-t-il un complot des élites éclairées et lucides des pays arabes qui seul permettra de surmonter dans cette région du monde les mêmes obstacles.
Dans un tel scénario, les pays arabes je crois pourront compter sur l’Europe. J’ai dit pourquoi la création de vingt régions du monde permettrait non seulement la construction d’un droit international à la hauteur de nos interdépendances mais aussi la multiplication des dialogues bilatéraux entre ces régions. Je participe à l’organisation au début du mois d’octobre 2005 d’un forum Chine – Europe : pour des raisons très voisines à celles que je viens d’indiquer, la Chine s’intéresse de plus en plus à la construction européenne et perçoit comme l’Europe, les enjeux d’un dialogue privilégié entre l’Asie de l’Est et du Sud et de l’Union Européenne. Et dans l’hypothèse où se construirait une véritable communauté des pays arabes, le dialogue privilégié avec l’Union Européenne serait bien plus évident encore. Nous sommes héritiers de la même civilisation méditerranéenne. Nos trois monothéismes sont tous trois enfants d’Abraham, enfants de la même spiritualité et se sont considérablement influencés l’un l’autre. L’Égypte, à partir de la conquête romaine a profondément marqué la civilisation de ses conquérants. L’Empire Romain à son apogée, sous Trajan, Hadrien ou Marc Aurel, regroupe, autour de la mer méditerranée, notre mer commune, l’ensemble des foyers de civilisation de nos deux régions. Et l’histoire a été formidablement marquée de nos rivalités mais aussi de nos interfécondations. La présumée guerre des civilisations qu’on nous brandi sous le nez n’est rien d’autre, comme l’a bien compris le philosophe René Girard, qu’une autre expression de nos proximités et de nos fascinations mutuelles. Faut-il aller jusqu’au raisonnement de René Girard qui conclut que la lutte entre frères jumeaux ne peut être que fratricide ou construire au contraire une fraternité, essentielle pour le monde entier, à partir de nos ressemblances. Mes propos vont tracer vers quoi mon coeur penche.
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