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note de lecture

Démocratie, passions et frontières.

Réinventer le politique et changer d’échelle

Auteur : Patrick VIVERET

Par Pierre-Yves Guihéneuf

Table des matières

Patrick VIVERET

Patrick Viveret, philosophe, magistrat à la Cour des Comptes, il est également rédacteur en chef de la revue Transversales Science Culture entre 1992 et 1996, puis devient le directeur du Centre international Pierre Mendès France (CIPMF). Il collabore régulièrement au journal Le Monde diplomatique. Ses domaines d’intérêt sont la philosophie politique et les mouvements associatifs.

Le monde a changé et nos systèmes politiques n’en ont pas pris la mesure. Patrick Viveret, philosophe et magistrat à la Cour des Comptes, animateur du Mouvement pour la citoyenneté active et vice-président de l’association Europe 99 Projet de Civilisation, propose une réflexion en trois points. Premièrement, le monde a changé profondément au cours des dernières décennies et ces mutations provoquent une crise de sens qui ouvre la porte aux dérives identitaires et aux fanatismes. Deuxièmement, la nature de l’homme, faite de besoins et de désirs, n’a jamais été correctement appréhendée par les systèmes politiques et économiques, d’où le constat de faillite de leur fonction régulatrice. Troisièmement, les formes d’exercice de la démocratie doivent prendre acte de ces deux carences qui fondent leur impuissance et se réformer en profondeur en faisant plus de place à la participation citoyenne, ce qui passe par des processus de construction de l’opinion.

1. Nouvelles frontières et risques identitaires

A la prise de conscience - récente - de vivre dans un monde fini dont les richesses ne sont pas épuisables et dont les équilibres restent fragiles, il faut ajouter de nouveaux constats qui n’ont pas encore été intégrés dans le fonctionnement de nos sociétés.

  • le basculement démographique. Le tiers monde ne représente pas le tiers du monde. Aujourd’hui, les pays du Sud abritent 80 % de la population mondiale et en abriteront 90 % au milieu du XXIè siècle. Le monde développé se trouvera tôt ou tard face à un choix de civilisation : protéger ses privilèges par des politiques économiques et militaires de plus en plus agressives et s’enfermer dans une politique d’apartheid, ou jouer le jeu d’une nouvelle régulation mondiale, du métissage et de la redistribution des richesses.

  • les équilibres écologiques ne connaissent pas de frontières. Depuis le réchauffement de la planète jusqu’au risques d’accidents nucléaires, la gestion de l’environnement appelle des régulations mondiales. Les niveaux se percutent : comme dans le cas de l’effet de serre, il faut agir à la fois à l’échelle mondiale, à l’échelle individuelle et à tous les échelons intermédiaires.

  • face aux bouleversements causés par la mondialisation économique, l’archaïsme des systèmes de régulation politico-militaires des Etats nationaux donne lieu à des crises qui contribuent à la stérilisation d’une part considérable de la richesse mondiale sous forme d’économie de la drogue, de dépenses militaires inconsidérées et de spéculations financières qui sont sans rapport avec la satisfaction des besoins de la population mondiale.

La conjonction de ces phénomènes est une machine à fabriquer des Etats terroristes s’appuyant sur des masses fanatisées. Humiliation et misères font le lit du terrorisme, devant lequel l’Occident est désarmé.

Sans compter que les sociétés occidentales sont en proie à des mutations internes d’une grande importance. La première de ces mutations réside dans le passage d’une économie agricole et industrielle à une économie de l’information, dont l’intelligence est la première ressource et dont les technologies de communication constituent les vecteurs. Cette transformation peut être source de développement mais également d’exclusion, car elle est fondée sur la complexité et sur la dématérialisation, qui bouleversent les socles sociaux et territoriaux. La seconde mutation réside dans la maîtrise du vivant qui, après nous avoir donné la possibilité de contrôler la reproduction grâce à la contraception, nous met en position d’intervenir de façon décisive sur la vie et sur l’humanité.

Les socles culturels, notamment éthiques et religieux, des sociétés vacillent. La perte de repères provoque la recherche désespérée de racines et de sens qui peuvent prendre la forme dangereuse des passions identitaires, celles qui s’articulent autour des territoires (les nationalismes et régionalismes), de la quête de sens (les religions), des groupes (corporatismes et tribalismes) et qui, toutes, courent le risque de glisser vers les fondamentalismes.

Certes, une fuite en avant aveugle et une poursuite des tendances actuelles nous conduirait vers l’apartheid mondial, une crise écologique mondiale et une déstructuration sociale majeure. Mais à l’inverse, un repli identitaire vers un passé utopique conduit au refus du développement, à la négation de la démocratie et aux guerres de religions. Refuser ce choix et chercher une autre voie relève d’une volonté politique au sens fort du terme.

Mais pour entrevoir de nouvelles voies, il faut, plus fondamentalement, reconsidérer la vision de l’homme sur laquelle sont basées les théories politiques et sociales de l’Occident, qu’elles se situent dans l’héritage libéral ou dans celui du communisme.

2. Nouvelle frontière humaine

Les traditions libérales et marxistes ont un point commun : elles considèrent l’homme comme un être de besoins. Or, l’homme est un être de besoins mais aussi de désirs, de passions et d’angoisses. S’il n’était qu’un animal rationnel cherchant à satisfaire ses besoins, la plupart des problèmes auxquels est confrontée l’humanité depuis la nuit des temps n’existeraient pas. Il suffirait de chercher, ce qu’ont d’ailleurs fait les libéraux comme les marxistes, à affecter les ressources rares de façon la plus juste ou la plus efficace possible. Mais cette recherche est insuffisante car le moteur de l’homme, ce sont ses passions et non pas seulement ses besoins.

Les besoins ? Ils sont fondamentalement au nombre de quatre et on peut les représenter sous forme des quatre angles d’un carré :

  • le besoin de subsistance (nourriture)

  • le besoin de protection contre les rigueurs de l’environnement et des autres espèces

  • le besoin de reproduction

  • le besoin d’information et de repérage, de façon à prévenir les dangers de l’environnement et à s’y déplacer.

La satisfaction de ces besoins est un impératif. Sans cela, c’est l’extinction de l’individu ou de l’espèce. Mais l’homme est également un être de passions et cela est inscrit dans son psychisme depuis qu’il a conscience de sa mort et depuis que cette conscience génère de l’angoisse et du désir, c’est-à-dire depuis l’origine de l’humanité.

Les désirs fondamentaux sont également au nombre de quatre, qui prolongent les quatre besoins principaux et leur font écho.

  • Le besoin de protection donne naissance à l’organisation et à la politique, qui crée une sphère autonome animée par la passion de puissance.

  • Le besoin de reproduction est dépassé par la passion amoureuse et toutes ses déclinaisons : amitié, convivialité, érotisme et mysticisme.

  • Le besoin de subsistance est prolongé par la passion de l’accumulation et la soif de richesses.

  • Enfin, le besoin d’information est prolongé par le désir de sens et la passion de la connaissance.

Le carré des besoins prend ainsi du relief et se transforme en un cube des passions, où chacun des angles est toujours présent mais prolongé et bouleversé par la logique du désir.

Quelle est la différence entre un besoin et un désir ? Le propre du besoin est d’être régulé par la satisfaction. Le propre du désir est de n’être jamais entièrement satisfait et d’être illimité. Le désir est une tentative perpétuelle de combler le manque fondamental et de calmer l’angoisse de celui qui sait qu’il va mourir.

La régulation des passions est-elle une entreprise réaliste ? Freud (pour ce qui est de l’amour) et Montesquieu (pour la pouvoir) ont tenté de répondre à cette question, mais rares sont les acteurs politiques et sociaux qui l’ont affrontée.

3. Renouveler l’outillage démocratique

Les démocraties, basées sur le suffrage universel, ne sont plus adaptées à l’élaboration des choix collectifs d’aujourd’hui tels que les impose la gestion des équilibres planétaires, des risques environnementaux ou des questions de bioéthique. L’outillage démocratique est trop rudimentaire et les procédures tournent à vide. C’est le cas du vote qui connaît une forte abstention ou qui est soumis aux réactions protestataires, alors que les grandes décisions se prennent dans le secret des cabinets ministériels. Mais il est vain de critiquer les élus sans faire auparavant sa propre autocritique. On ne peut construire la responsabilité des élus sur l’irresponsabilité des citoyens. L’irresponsabilité des citoyens génère démagogie, populisme ou autoritarisme. Au contraire, l’espace public doit permettre au citoyen de passer d’une opinion spontanée (un préjugement) à une opinion construite (un jugement). Cela veut dire que les conditions de l’information, de la délibération et de la participation à la prise de décision deviennent des enjeux démocratiques fondamentaux.

Or, nous sommes loin actuellement de cette situation. Un exemple concret : beaucoup de citoyens estiment illégitime le paiement des impôts, des taxes et des cotisations sociales, mais considèrent les prestations qu’ils financent comme un dû et n’envisagent pas de les prendre en charge à titre privé. La cause de cette contradiction réside dans l’opacité sur la circulation de l’argent socialisé. Les budgets de l’Etat et de la protection sociale sont devenus des boîtes noires.

L’économiste Keynes écrivait en 1930 que l’entrée de nos sociétés dans une ère d’abondance signerait la fin d’un contrat social fondé depuis l’humanité sur le travail en tant qu’outil de lutte pour la survie et inaugurerait une époque dans laquelle la couple survie-travail deviendrait secondaire. Cette mutation ne se fera pas sans un changement conséquent de repères culturels et Keynes prédisait, comme Hannah Arendt après lui, que nos sociétés en seraient frappées de dépression collective.

L’une des manifestations de cette crise, c’est l’incapacité de nos sociétés à gérer un chômage persistant alors même que leur niveau de richesse ne diminue pas. Cette question n’est pas seulement économique, elle est aussi culturelle car la diminution du temps de travail libère du temps libre dont l’être humain ne sait pas toujours quoi faire et qui le replonge dans son angoisse du pourquoi vivre. Le travail, aussi pénible soit-il, a en effet pour avantage de détourner cette question en offrant à l’être humain, au fur et à mesure que ses forces déclinent, une perspective d’ascension sociale compensatrice. Le temps libéré nous conduit à nous retrouver face à des questions sur le sens de la vie et de la mort, des questions que les sociétés occidentales (à la différence peut-être de certaines cultures orientales) ne sont pas culturellement équipées pour affronter.

Nous avons besoin d’espaces publics où puissent être exprimées et débattues les grandes questions du sens de nos sociétés, de la régulation de nos désirs et de nos passions. Faute de quoi, ce vide spirituel laissera la porte ouverte aux fanatismes et aux intégrismes.

 

Références documentaires

Patrick VIVERET. Démocratie, passions et frontières. Réinventer le politique et changer d’échelle. Editions FPH, Dossiers pour un débat n° 45, 1995.

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