Analyse
La contribution de l’Union européenne au débat international sur la gouvernance.
L’Union Européenne peut avoir un apport significatif à ce débat mondial essentiel ; l’appui à la mise en place d’une gouvernance qui convienne à chaque société et réponde aux défis du 21 ème siècle peut renouveler la politique européenne de coopération au développement et constituer un domaine privilégié de coordination des actions des Etats membres.
Par Pierre Calame
juin 2002Programme Analyse et évaluation de la gouvernance
Mot-clés : État ; autorité locale Réforme des institutions ; Intégration régionale ; Formation des élites ; Décentralisation Europe ; AfriqueLa priorité accordée par les institutions internationales au débat sur la gouvernance est pleinement justifiée, mais la traduction concrète de cette priorité par des « conditionnalités de bonne gouvernance » est contradictoire avec les objectifs poursuivis. L’Union Européenne a, dans ce débat un rôle historique à jouer : en constituant un réservoir d’expériences diversifiées de gouvernance et en valorisant l’expérience unique de la construction européenne. Parmi les axes stratégiques d’une politique de coopération proposés par Pierre Calame : L’établissement d’un partenariat stratégique avec les réseaux de villes, le dialogue avec les autres régions du monde sur l’intégration régionale, l’appui à un réseau international de centres de formations pour « promouvoir une nouvelle culture de gouvernance » et la mise en place de systèmes coopératifs et transparents d’évaluation. Au niveau des services publics de base, de l’eau, des DESC, de l’habitat, du foncier, les principes de gouvernance doivent être introduits dans chaque politique de coopération, et à la politique globale de coopération elle-même.
Table des matières
Pierre Calame, polytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussées a travaillé vingt ans au Ministère français de l’Equipement où il a occupé diverses responsabilités de gestion territoriale et d’administration centrale. Il en est sorti convaincu de la nécessité d’une réforme radicale de l’Etat. Après un bref passage dans l’industrie, il dirige depuis plus de quinze ans une fondation internationale, la Fondation Charles Léopold Mayer. Il a écrit plusieurs ouvrages dont « L’Etat au coeur » (Ed. Desclée de Brouwer, Paris, 1997) et “la démocratie en miettes ” (Descartes &Cie, Editions Charles Léopold Mayer, 2003).
L’enjeu mondial de la gouvernance et le rôle de l’Union Européenne
1. La gouvernance, c’est l’art des sociétés de créer les régulations nécessaires à leur survie et à leur épanouissement. C’est une question éternelle et universelle. De tout temps les sociétés ont appris, pour survivre, à canaliser les passions, organiser et modérer les pouvoirs, freiner les rapacités, exercer la justice, rendre tolérables les contraintes nécessaires à la vie collective, définir les modalités d’un sage gouvernement, organiser et gérer les biens communs, prévenir les catastrophes, assumer les aleas, garantir l’équilibre à long terme avec l’environnement, conjuguer continuité et adaptation, assurer la cohésion à l’intérieur et la sécurité à l’extérieur.
2. Question éternelle aux objectifs étonnamment constants, la gouvernance exige à chaque époque, dans chaque contexte culturel et écologique, des réponses adaptées. C’est ce mélange d’universalité des objectifs et de singularité des solutions apportées qui fait l’unité et la richesse foisonnante de la gouvernance.
3. Avant d’être des doctrines, des théories et des modèles, la gouvernance est un ensemble de pratiques, de procédures, d’habitudes, d’institutions, de corps sociaux qui régissent la vie quotidienne dans tous ses aspects et dont les détails - comme la relation qui s’établit entre un agent de la puissance publique au plus bas échelon et un citoyen pauvre- peuvent être plus fondamentaux et révélateurs que les échafaudages institutionnels.
4. Mais les pratiques les plus menues sont en réalité façonnées elles-mêmes, consciemment ou non, par des systèmes de pensée, des représentation du monde, du pouvoirs, de la communauté, des droits et des responsabilités, du bien commun, de l’équilibre entre l’individuel et le collectif; par tous ces fondements culturels majeurs qui constituent le socle et les conditions du vivre ensemble. Seul l’aller et retour constant entre théorie et pratique, entre les grands principes et le détail permet de construire l’art de la gouvernance.
5. Les modalités réelles de gouvernance, parfois fort éloignées des apparences formelles des institutions et du droit, se composent toujours de strates historiques qui se complètent, se juxtaposent, s’entrechoquent ou se contredisent. Assurant par vocation la stabilité et la continuité de la société, son inscription dans le monde et dans la durée, la gouvernance comporte des éléments de grande inertie, tels que les représentations du pouvoir, le corpus juridique ou les grandes institutions, qui servent de filtre, de grille d’interprétation, parfois d’écran aux réalités présentes.
6. Fruit de lentes élaborations historiques, plus continues souvent que ne le laisse croire l’apparence des révolutions politiques qui réinterprètent des éléments anciens plus qu’elles ne les remplacent – songeons à la Russie, la France ou la Chine – la gouvernance est en crise partout dans le monde. Les évolutions scientifiques, techniques, économiques, culturelles ont bouleversé le monde depuis cent cinquante ans mais nos cadres mentaux et institutionnels n’ont pas évolué au même rythme.
7. Le changement d’ampleur et d’échelle des interdépendances entre les sociétés ou entre l’humanité et la biosphère remettent en cause des régulations, des conceptions et des systèmes institutionnels construits et rodés au fil des siècles, plus adaptés à des évolutions lentes qu’à des mutations rapides et systémiques c’est par exemple l’émergence de nouveaux acteurs économiques et politiques, la révolution des techniques d’information et de communication, l’intervention de l’homme dans l’intimité du vivant d’un côté et dans les équilibres de la biosphère de l’autre – la biodiversité sauvage et domestique, le climat - l’interrelation entre les domaines d’activité et entre les problèmes, l’incompatibilité de nos modèles actuels de développement avec l’équilibre à long terme de la biosphère : La crise de la gouvernance est l’expression de cette inadaptation, au moment même où la recherche par l’humanité de nouveaux chemins et de nouveaux modèles dont dépend sa survie appelleraient au contraire une forte volonté collective de transformation. Les civilisations sont mortelles et les maladies de la gouvernance sont, de toutes, les plus dangereuses. C’est l’état du monde qui exige une révolution de la gouvernance.
8. La réintroduction du vieux mot français « gouvernance » , même s’il nous revient après un détour par l’anglo-américain, est en soi une réaction salubre à la crise. Car, avant de songer à soigner le mal, il faut en comprendre la nature et pour cela il faut ne pas rester enfermé dans le cadre étroit et peut-être dépassé des catégories mentales et institutionnelles héritées du passé – l’administration, l’Etat, la démocratie représentative, la nation, le marché – , quitte à les réinvestir et les actualiser dans un second temps. Heidegger disait « le plus difficile est de voir ses lunettes, car on voit le monde à travers ses lunettes » . Parler de gouvernance c’est retirer ses lunettes pour revisiter nos catégories familières à la lumière des défis, urgents et difficiles, qui assaillent l’humanité en ce début de 21ème siècle.
9. Deux phrases peuvent résumer l’essence de la gouvernance moderne. C’est d’abord l’art de gérer pacifiquement les relations entre les hommes, entre les sociétés, entre l’humanité et la biosphère, entre les échelles de gouvernance, entre les acteurs sociaux, entre les problèmes. C’est ensuite l’art d’assurer à la fois le maximum d’unité et le maximum de diversité, le maximum de cohésion et le maximum d’autonomie, le maximum de justice et le maximum de liberté. Si unité et diversité étaient un jeu à somme nulle il n’y aurait pas d’art de la gouvernance mais seulement un curseur à placer quelque part entre la dictature et le chaos. Tout l’art de la relation est précisément d’inventer ce tiers terme qui va unir des termes contradictoires, le projet commun qui va unir les acteurs par delà, les règles qui vont permettre d’instaurer la confiance et pacifier la gestion des conflits, la loi et la justice qui vont être un bouclier opposé au déchaînement des violences et à la spirale des vengeances.
10. Le changement quantitatif des interdépendances induit un changement qualitatif, d’ordre politique et anthropologique. La planète est devenue notre espace domestique, notre oikos, même si, faute de régulations adaptées, cet espace est aujourd’hui sans règles et sans justice. La solidarité quitte les rives de la seule morale pour devenir une réalité pour ainsi dire technique, celle d’un édifice dont la solidité dépend des liens entre ses parties, comme l’illustrent aussi bien le changement climatique que les migrations, les pandémies que le terrorisme, le tsunami que les crises financières, internet que le commerce du coton ou du pétrole. Dans cet espace domestique, le danger ne vient plus, comme autrefois pour la cité grecque ou plus récemment pour l’Etat-nation, de l’ennemi extérieur mais de nous-mêmes, de nos propres passions, de notre propre appétit de biens et de puissance, de notre propre incapacité à construire les règles du vivre ensemble et celles de la préservation de l’avenir. Le développement durable n’est pas une figure annexe de la gouvernance, ç’en est le coeur.
11. La gouvernance aujourd’hui ne peut plus privilégier comme par le passé une échelle de régulation particulière, en l’occurrence l’Etat et la nation. On ne peut plus se représenter le monde en séparant, par la pensée et les institutions, les affaires « intérieures » à des communautés nationales et les affaires « étrangères » , les relations entre ces communautés par le truchement d’Etats présumés souverains. C’est pourtant ce que laisse supposer, aujourd’hui encore, le droit international.
12. L’Etat reste et restera sans doute très longtemps, du moins pour des pays comme la France et la Chine où il est le produit d’une longue histoire, un outil majeur de gestion du bien commun, d’exercice de la justice et de la redistribution, de la délivrance d’importants services d’intérêt général, de la cohésion. Mais il est à comprendre et à situer dans une pluralité d’échelles de gouvernance : le local, le national, le régional, le mondial.
13. Ces quatre échelles de gouvernance ne peuvent fonctionner l’une sans l’autre. Aucun problème majeur des sociétés ne peut plus se traiter à une seule échelle, ce qui met à mal les formes traditionnelles de gouvernance qui érigeaient en dogme démocratique un partage rigide des compétences entre les échelles. C’est aujourd’hui, au contraire, la coopération et l’articulation de ces échelles, selon le principe de subsidiarité active, qui doit devenir la règle. Ce n’est plus le principe « séparer pour bien gérer » qui est de mise, mais le principe « coopérer pour gérer » .
14. On observe dans le monde un vaste mouvement de décentralisation, de redistribution des pouvoirs et responsabilités publiques au profit des territoires locaux et des collectivités qui en sont l’expression politique. Tant au plan économique, où les grandes villes réunissent les conditions favorables à une économie de la connaissance et forment à l’échelle mondiale une économie d’archipel, qu’au plan social et écologique, où c’est au niveau des territoires que peuvent le mieux se gérer les relations et les flux qui sont la trame de la société, le territoire, par un paradoxe apparent, devient, à l’âge de la mondialisation, la brique de base de la gouvernance et constituera, à n’en pas douter, l’acteur social, économique et politique de demain.
15. Aucune société ne peut se développer sans inventer elle-même sa propre gouvernance, conforme à son histoire, à sa culture, à son contexte et à ses besoins. Aucune société ne peut dormir sur la natte des autres. L’idéal démocratique a-t-il encore un contenu s’il ne signifie pas d’abord, pour toute société, le droit et la possibilité de se doter de ses propres instances et méthodes de régulation?
16. Le développement est un itinéraire et un apprentissage, propres à chaque pays. Mais la pensée sur le développement aime à rechercher des lois générales, souvent transformées en modes puis en dogmes. Les années soixante ont cru que les Etats forts, centralisés, pouvaient accoucher le développement aux forceps. Par un effet de balancier, les années quatre-vingt n’ont plus juré que par le marché, supposé garant de l’efficacité économique. Mais les faits sont têtus. Le dogme libéral était impuissant à rendre compte de la réalité asiatique, où se faisait pourtant l’essentiel du développement économique du monde. D’où, depuis quinze ans, l’attention portée à la gouvernance, aux régulations de tous ordres, au rôle des institutions publiques, seules capables de créer les conditions d’une économie moderne, d’assurer la cohésion sociale, d’être ménagères des ressources naturelles, d’inscrire la société dans la durée et, tout simplement, de donner un sens à l’évolution de la société.
17. Une observation des pratiques de gouvernance dans différents pays et à différentes échelles conduit à une conclusion étonnante au premier abord : les grands principes d’une gouvernance convenable, c’est à dire répondant aux besoins de la société et capable de la mettre sur le chemin d’un progrès humain durable, sont partout les mêmes. Ils forment ensemble le cahier des charges de la gouvernance du 21ème siècle. Cette constance, à la réflexion, est-elle si étonnante? Les grand défis sont les mêmes et chaque société doit les relever à sa manière. Si les principes sont constants leur mise en oeuvre est et doit être propre à chaque société.
18. L’art de la gouvernance, réduit à son épure, conjugue cinq principes qui forment ensemble des combinaisons multiples :
a)légitimité de l’exercice du pouvoir et enracinement : il faut un assentiment profond des peuples à la manière dont il sont gouvernés; que ceux qui exercent l’autorité soient jugés dignes de confiance; que les limites imposées aux libertés privées soient aussi réduites que possible et découlent clairement des nécessités du bien commun; que l’organisation de la société soit assise sur un socle éthique reconnu et respecté;
b)conformité à l’idéal démocratique et à l’exercice de la citoyenneté : il faut que chacun se sente partie prenante au destin commun, ce qui exclut par exemple la tyrannie de la majorité; qu’un juste équilibre soit trouvé entre droits , pouvoir et responsabilités; qu’aucun pouvoir ne puissent s’exercer sans contrôle;
c)compétence et efficacité : la conception des institutions publiques, leur mode de fonctionnement et ceux qui les font fonctionner doivent faire la preuve de leur pertinence, de leur compétence, de leur capacité à répondre effectivement aux besoins de la société dans sa diversité;
d)coopération et partenariat : il faut que tous puissent concourir au bien commun et que la gouvernance organise les relations et les coopérations entre les différents types d’acteurs, publics et privés, entre les différentes échelles de gouvernance, entre les administrations, selon des procédures établies en commun;
e)relations entre le local et le global : il faut que les sociétés puissent s’organiser pour que l’autonomie des « communautés de base » soit compatible avec la cohésion de la société jusqu’au niveau mondial; ceci peut se faire de multiples manières, comme dans toute organisation de grande taille et tout système vivant, la pyramide hiérarchique à multiples strates étant l’une des moins efficaces.
19. L’apparente simplicité de ces principes ne doit pas cacher la difficulté de leur mise en oeuvre. La réalité en est souvent bien éloignée. Mettre en place une gouvernance convenable, adaptée aux réalités du 21ème, siècle appelle une véritable révolution des concepts, des mentalités, des institutions, des modes de faire qui ne peut s’opérer que par un effort opiniâtre, par une volonté ferme, guidée par une vision claire des objectifs à poursuivre et des chemins à suivre, exercée sur une longue durée. Ces conditions sont rarement réunies.
20. Rien n’aide mieux à comprendre la gouvernance et les transformations à entreprendre que l’analyse des décisions publiques. Dans les régimes démocratiques on s’intéresse surtout au moment de la décision; celui où les autorités politiques élues choisissent, au nom du peuple, entre différentes options. Mais, dans la réalité, la véritable difficulté dans les sociétés complexes n’est pas, sauf exception, de choisir entre des options mais d’élaborer, par un lent processus, une solution satisfaisante, capable de réunir le plus large consensus, de susciter l’adhésion nécessaire à la coopération de tous les acteurs. Ce constat peut être généralisé : une gouvernance se caractérise moins par des formes, nécessairement rigides, que par des processus.
21. L’invention et l’adoption par toutes les sociétés et à toutes les échelles d’une gouvernance convenable est d’une importance vitale. Convenable doit être entendu à tous les sens du terme : une gouvernance qui leur convienne, qui corresponde à leurs valeurs, à leur histoire, à leur culture, à leurs objectifs; une gouvernance qui soit en mesure de trouver des réponses efficaces aux défis actuels et futurs; une gouvernance qui satisfasse au cahier des charges qui se dégage des réflexions comparatives et qui prenne ainsi en compte la quintessence des leçons tirées des succès et échecs des autres.
22. L’existence d’un débat international intense et vigoureux sur ce que peut et doit être une gouvernance convenable, sur les principes qui la fondent, sur les processus qui en permettent l’émergence et la mise en oeuvre, répond à une exigence vitale. La gouvernance est à juste titre la priorité de l’agenda international.
23. L’appui à l’émergence et à la mise en oeuvre d’une gouvernance convenable dans les pays en mutation, confrontés aux chocs violents de la tradition et de la modernité, dans les pays récemment indépendants ou sortant de guerres civiles ou de dictatures, constitue une priorité stratégique pour la coopération au développement. L’émergence, dans les pays aidés, d’une gouvernance convenable conditionne de surcroît l’efficacité de tout le reste de l’aide.
24. Si la priorité accordée à la gouvernance dans le débat international et dans les politiques de coopération au développement est juste, les modalités actuelles de sa mise en oeuvre sont entachées de graves faiblesses qui en minent l’efficacité. Ceci résulte en grande partie des rapports de force intellectuels et économiques du monde actuel et de la dissymétrie des relations de coopération, où celui qui apporte l’aide en définit tout à la fois les objets, les modalités et les conditions, imposant à son partenaire de formuler une demande recevable, c’est à dire modelée par les termes de l’offre.
25. La double dissymétrie des rapports de force et de l’aide explique les contradictions congénitales des approches actuelles, symbolisées par les « conditionnalités de bonne gouvernance » . L’expression recèle à la fois une faiblesse de la pensée et un oxymore.
26. Faiblesse de la pensée d’abord, celle qu’induit le concept même de « bonne gouvernance » . L’existence d’un cahier des charges commun à toute gouvernance convenable, de principes universels peu à peu dégagés d’une expérience historique et interculturelle infiniment riche, appelle l’invention et l’adaptation propre à chaque société des modalités concrètes de traduction de ces principes universels. Or, le concept de « bonne gouvernance » amène à confondre des principes et un modèle standard. Ce modèle est, naturellement, celui que veulent imposer les pays les plus puissants, en fonction de leurs intérêts ou de leur idéologie, sans recul historique et philosophique sur les conditions dans lesquelles ce modèle a émergé ou même sur les raisons pour lesquelles ce modèle est en crise là même où il est né. C’est par une même faiblesse de la pensée que le vivier exceptionnellement riche d’expériences, de succès et d’échecs, dans une grande diversité de pays et de situations est transformé par les prescripteurs en catalogue des meilleures pratiques. C’est transformer des sources d’inspiration en recettes universelles.
27. La faiblesse de la pensée se reflète particulièrement dans les approches normatives de la démocratie. L’idéal démocratique, reflet de ce droit fondamental de chaque être humain à être acteur de sa propre destinée et de celle des communautés dont il fait partie, condition essentielle de sa dignité, fait partie du socle éthique commun de l’humanité. Mais rien ne justifie que l’on assimile cet idéal à la mise en place, partout, de régimes de démocratie parlementaire nationaux, inventés en occident il y a quelques siècles en fonction de ce qu’était la réalité sociale, culturelle, technique et économique de l’époque.
28. La faiblesse de la pensée se double d’un oxymore. Parler de « conditionnalité de bonne gouvernance » signifie que cette « bonne gouvernance » peut être imposée de l’extérieur. Or c’est contraire au premier principe d’une gouvernance convenable, celui de la légitimité et de l’enracinement. Cette conditionnalité tire aussi son caractère caricatural de la dissymétrie de l’aide qui répond au précepte : « fais ce que je dis, ne dis pas ce que je fais » . De sorte que l’exigence de réforme chez les autres se double souvent d’un bien piètre appétit à s’interroger sur la gouvernance même de l’aide.
29. Les institutions internationales ont joué un rôle capital pour lancer puis imposer le débat sur la gouvernance. C’est à porter à leur crédit. La Banque Mondiale joue aujourd’hui un rôle décisif voire hégémonique dans l’énoncé des termes du débat et dans les prescriptions. Cela tient certes à sa puissance et à son professionnalisme, mais aussi, et plus encore, à l’incapacité des Etats actionnaires de la Banque d’apporter leur contribution positive au débat. Or cette hégémonie a des conséquences incalculables. Le point de vue de la Banque sur la gouvernance est inévitablement influencé par sa vocation et ses contraintes, qui l’incitent à privilégier les dimensions économiques de l’efficacité et l’on poussée, dans le passé, à des généralisations hâtives, des attitudes normatives. L’attention qu’elle porte à la gouvernance découle d’un compromis entre les orientations systématiquement libérales des années quatre-vingt et les révisions déchirantes des années quatre-vingt-dix sous la pression des faits. Mais un compromis ne fonde pas une pensée.
30. Peut-être ne mesure-t-on pas pleinement, quand on est citoyen d’un pays du Nord, l’appauvrissement intellectuel, la perte de capacité stratégique, l’humiliation, l’aliénation et les frustrations que représentent pour un pays du sud, notamment africain, la mise bout à bout des prescriptions de la communauté internationale - des indicateurs de « bonne gouvernance » , des « objectifs de développement du millénaire » (ODM) et des « cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté » (CSLP)- en lieu et place des moyens d’élaborer un véritable projet de société, des moyens de concevoir et de mettre en oeuvre une gouvernance convenable. Il ne faudra pas longtemps avant de reprendre à leur sujet l’antienne de la mauvaise appropriation des programmes de développement ! Une grande partie des classes moyennes des pays les plus pauvres, dont le statut économique dépend directement ou indirectement de l’aide internationale, ne peut que reprendre à l’unisson les ritournelles qu’on lui demande de chanter. Cette unisson est-elle une garantie d’enracinement de la « bonne gouvernance » ou l’ultime avatar de la politique du ventre?
31. Ces constats mettent l’Union Européenne, devant une mission historique. Celle de contribuer de toutes ses intelligences, de toutes ses diversités à nourrir, enrichir, approfondir, le débat international sur la gouvernance. Celle d’affirmer le droit des peuples à se doter eux-mêmes d’une gouvernance convenable. Celle de les aider à la construire en leur apportant le meilleur de l’expérience internationale. Pour accomplir cette mission,l’Union européenne souffre de deux handicaps au départ : elle n’a pas été la dernière à adopter des attitudes normatives ; la coopération européenne, dans ce domaine comme dans d’autres, additionner des coopérations bilatérales sans coordination stratégique suffisante. Mais ces deux handicaps, s’il y a une volonté politique de les surmonter, sont compensés par deux atouts considérables :
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Les pays membres de l’Union Européenne constituent un formidable vivier d’expériences historiques et de traditions culturelles qui la rend particulièrement apte à dégager des principes généraux de gouvernance à partir de la diversité de solutions concrètes auxquelles ces principes ont donné naissance ;
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La construction européenne elle-même constitue une histoire unique d’intégration régionale pacifique dont les succès comme les échecs sont porteurs de leçon pour le monde entier.
Les axes stratégiques d’une politique de coopération européenne dans le domaine de la gouvernance
1. La contribution globale à l’évolution de la gouvernance.
Il faut aider, dans la durée, à la mise en place d’un espace international de débat sur la gouvernance, pluraliste, interculturel et exigeant, tant au plan de l’observation des pratiques qu’au plan de leur analyse. Il ne s’agit pas de créer un pôle d’excellence mondial unique sur la gouvernance mais de contribuer à un réseau international de pôles d’excellence, les uns enracinés dans un contexte régional particulier, les autres consacrés à une échelle, un domaine ou un principe de gouvernance;
2. L’appui à des processus de recherche, par des sociétés, des modalités d’une gouvernance convenable.
Il faut permettre à différentes sociétés de mener leur propre processus de recherche des modalités d’une gouvernance qui leur convienne, en se réappropriant leur propre histoire, en partant de ce qu’elles sont en train d’inventer elle-même, en leur permettant un aller et un retour permanent entre l’universel et le spécifique, entre les différents milieux socio professionnels, entre les différentes échelles de gouvernance. Ce processus doit être engagé dans la durée et fondé sur des méthodes rigoureuses. C’est le seul moyen de faire émerger une gouvernance légitime c’est à dire appropriée par les sociétés elles mêmes. Un tel processus vaudrait tout particulièrement pour permettre aux sociétés africaines, si soumises aux injonctions extérieures et aux modèles institutionnels importés et imposés, de se refonder elles mêmes en élaborant un projet africain de gouvernance pour le 21ème siècle. L’Alliance pour refonder la gouvernance en Afrique a engagé un tel processus en partenariat avec l’Union Africaine et devrait être soutenue en priorité.
3. L’établissement d’un partenariat stratégique avec les réseaux de villes.
Quoique la fédération mondiale des cités unies (FMCU) ou l’International Union of Local Autorities (IULA) soient des constructions institutionnelles déjà anciennes, leur fusion en 2004 dans Cités et gouvernements locaux unis (CGLU) représente un événement symbolique majeur. D’autant plus que le but initial de cette création, la possibilité pour les villes du monde d’être reconnues comme un acteur à part entière du système international, s’est vite effacé devant l’objectif beaucoup plus fondamental de l’échange d’expériences. Si, comme on l’a souligné par ailleurs, l’approche territoriale est un des ferments majeurs d’une mutation de la gouvernance, il en découle que les villes et les différentes collectivités territoriales en sont les acteurs politiques et institutionnels principaux. Trop longtemps, dans le domaine de la coopération, la coopération avec les villes s’est faite par le truchement de la coopération décentralisée, de ville à ville. Aussi respectable que soit cette approche, politiquement plus acceptable vis-à-vis des Etats partenaires qu’une coopération avec un réseau national de villes, par exemple, qui aurait constitué un acte d’ingérence, cette coopération de ville à ville perd l’essentiel des mérites d’une démarche collective comparative.
L’exemple de CGLU n’est pas unique. Eurocities en Europe, Citynet en Asie et d’autres réseaux thématiques de villes illustrent l’enjeu de ces réflexions comparatives. Sans compter que dans de nombreux pays les grandes villes sont le véritable moteur du développement ; elles concentrent la richesse, exigent des réponses globales et enracinées aux défis de la société et représentent des acteurs institutionnels dont la puissance dépasse celle de nombreux Etats. Ces réseaux de villes, en particulier les réseaux régionaux émanant de CGLU, comme CGLU-A qui regroupe les villes africaines, constituent pour l’Europe un partenariat essentiel.
4. Le dialogue avec les autres régions du monde sur l’intégration régionale.
C’est dans le domaine de l’intégration régionale que la coopération propre de l’Union Européenne trouve sa plus grande légitimité. Trop souvent, à travers la mise en avant des partenariats économiques avec l’Union Européenne, la question de l’intégration régionale est réduite à ses dimensions économiques. Contre sens historique car ce n’est pas l’économie mais la volonté de construire une paix durable qui a inspiré la création de l’Europe elle même. Pour appuyer les efforts d’intégration régionale dans d’autres continents le premier devoir de l’Union est de partager en toute transparence sa propre expérience depuis les intuitions des pères fondateurs jusqu’à aujourd’hui.
5. L’appui à un réseau international de centres de formations : promouvoir une nouvelle culture de gouvernance.
L’émergence d’une gouvernance adaptée à l’état des sociétés au 21e siècle, implique, bien plus que des changements institutionnels, une profonde transformation culturelle de tous ses acteurs. Que de réformes en trompe l’oeil, à vouloir impulser en deux ou trois ans un changement qui en prendrait quinze pour véritablement s’accomplir parce qu’il suppose des changements de bas en haut de la hiérarchie ! C’est dans la conception des institutions et dans les références conceptuelles et culturelles de ceux qui les font fonctionner que se situe le coeur de la gouvernance.
Trop souvent les coopérations actuelles dans le domaine de la gouvernance s’en tiennent à une politique de renforcement institutionnel. Elles reproduisent nos propres découpages institutionnels et ceux de nos partenaires et renforcent, s’il en était besoin, le statu quo.
C’est au moment du changement de génération que des transformations culturelles profondes sont possibles. C’est dire l’enjeu stratégique des systèmes de formation. La coopération dans ce domaine ne peut se limiter à former des cadres supérieurs. Ils seraient vite coupés des réalités s’ils ne trouvent pas dans leur service des personnels frottés aux mêmes réflexions et aux mêmes pratiques. C’est pourquoi, l’action de formation doit se situer à trois niveaux : la formation des acteurs territoriaux ; la formation des cadres de 1’Etat ; les réseaux continentaux de formation.
a / La formation des acteurs territoriaux.
L’importance accordée à l’articulation des échelles de gouvernance et à la coopération entre acteurs dessine le cahier des charges de cette formation. Visant les acteurs de base de la gouvernance elle devra associer fonctionnaires d’Etat, fonctionnaires des collectivités territoriales, gestionnaires des services publics et dirigeants des organisations sociales. C’est à travers des situations concrètes de compagnonnage que peuvent se dépasser les préventions des uns vis-à-vis des autres et s’expérimenter, à partir de questions pratiques, les modalités de coopération entre tous ces acteurs. Les échelons territoriaux intermédiaires, plus vastes que les villes et plus petits que les Etats, comme il en existe dans de nombreux pays, sont l’échelle idéale de cette formation conjointe.
b / Les cadres nationaux
Seule une formation totalement interministérielle mettant l’accent sur des principes communs de gouvernance est en mesure de venir compléter les formations plus techniques nécessitées par les différents domaines d’intervention de l’action publique. Une formation originale est à concevoir pour multiplier les cas pratiques et l’exposition des stagiaires à une grande diversité de réponses concrètes. Pour cela la formation doit être couplée avec des réseaux internationaux d’échange d’expériences.
c / Un réseau international de formation
Un tel réseau international, en partenariat avec l’Union Européenne et sans doute des institutions internationales, adossé sur des grandes universités par correspondance, disposant comme l’offre la Banque Mondiale des moyens d’échange à distance, peut permettre dans les décennies à venir de faire émerger des élites enracinées dans leur réalité culturelle mais participant pleinement à la construction du monde de demain, entraînées à la gestion de la complexité, capables d’organiser les allers et retours entre unité et diversité. Aujourd’hui, la constitution de telles élites capables de penser localement et d’agir globalement est l’apanage de quelques institutions multilatérales comme la Banque Mondiale, avec l’avantage considérable de créer des réseaux internationaux de gens capables de se parler et le défaut tout aussi considérable de privilégier une monoculture centrée sur les problèmes économiques et reflétant une vision trop normative des problèmes.
6. La mise en place de systèmes coopératifs et transparents d’évaluation.
L’enjeu d’une mutation de la gouvernance est si important que l’on comprend le désir général des sociétés de disposer d’instruments et de critères pour apprécier la valeur de leur gouvernance, mesurer le chemin parcouru ou les progrès à accomplir. Ce désir est encore plus vif venant des gestionnaires de l’aide internationale qui ont le souci d’apprécier l’impact de leur appui ou sont sommés d’en rendre compte. Encore faut-il ne pas tomber dans le syndrome de l’aveugle qui cherche sa clé sous un réverbère non parce qu’il l’a perdu là mais parce que c’est là qu’il y a la lumière. Trop souvent ce syndrome est présent dans les modes d’évaluation en vigueur. Ils privilégient les aspects formels de la démocratie parce qu’ils sont les plus faciles à décrire et évaluer.
L’Europe doit donc soutenir les mécanismes d’évaluation par les pairs (peer review mecanism) mais à condition de promouvoir une autre approche plus qualitative, plus sensible, mieux enracinée et mieux appropriée que les mécanismes qui prévalent actuellement. Les principes communs de gouvernance devraient constituer le fondement des évaluations qualitatives à engager mais ce serait à chaque société de concevoir sa propre grille d’évaluation. En outre, conformément à l’étymologie du mot responsabilité qui signifie « devoir de répondre » et correspond au concept anglais d’« accountability », l’évaluation de la gouvernance est à faire par les sociétés elles-mêmes. On peut penser par exemple, en lien avec des réseaux de centres de formation sur la gouvernance, à des observatoires régionaux coanimés avec des organisations de la société civile et des universités ou centres de recherche.
L’introduction des principes de gouvernance dans chaque politique de coopération.
Un engagement de l’Union Européenne dans le débat international sur la gouvernance n’aurait aucun sens si cela constituait une politique à part, une sorte de nouveau secteur d’intervention s’ajoutant à tous les secteurs actuels. En effet, comme déjà souligné, la gouvernance est un ensemble de pratiques. Elle n’existe que par ses applications concrètes. C’est donc dans chaque domaine d’intervention que l’intervention de nouveaux principes de gouvernance devrait transformer les pratiques actuelles. Ceci appelle une démarche d’apprentissage. Les responsables de chaque secteur d’intervention doivent s’appliquer à faire évoluer leur propre approche sectorielle. Leur contribution à des réflexions intersectorielles permet en retour de vérifier et d’approfondir les principes de gouvernance.
La gouvernance étant l’art de gérer les relations, une entrée sectorielle dans la gouvernance est à première vue paradoxale. Mais c’est au contraire à partir de questions concrètes que la gouvernance prend son sens ; elle conduit en général à faire éclater les cloisonnements et à élargir les modes d’approche mais elle vise toujours à résoudre des problèmes concrets. Les quelques exemples suivants vont en fournir l’illustration.
1 - Les services publics de base.
La capacité des villes africaines, par exemple, à fournir à l’ensemble des populations les services de base constitue le test décisif pour les politiques de décentralisation. C’est la raison pour laquelle le thème a été retenu comme fil directeur de la dernière rencontre des maires africains à Yaounde en décembre 2003. Dix ateliers, concernant chacun un service de base, ont fonctionné en parallèle: l’eau, l’assainissement, l’énergie, les déchets, les transports, les marchés, l’éducation, la culture, la sécurité et la santé. La confrontation des travaux des différents ateliers a montré que d’un service à l’autre ce sont les mêmes difficultés qui se rencontrent et les mêmes solutions qui s’esquissent. Au delà des connaissances spécialisées que peut nécessiter tel ou tel des secteurs, c’est bien de l’application de principes communs de gouvernance que dépend la capacité à délivrer des services à la population. Six principes ont été identifiés :
Premier principe : les services de base fournis doivent être profondément enracinés dans la population, c’est-à-dire correspondre à la fois à ses habitudes culturelles et à son niveau technique et financier.
Deuxième principe : la délivrance et la gestion des services de base ne peut résulter que d’une coopération, d’une coproduction qui implique à la fois l’Etat et les collectivités locales, la population et les services publics, le secteur public et le secteur privé.
Troisième principe : les pouvoirs publics ne peuvent tirer leur légitimité que de leur capacité à assurer les services à l’ensemble de la population et à ne pas réserver, au nom de la modernité, des services plus sophistiqués à une partie limitée de la société ou de l’espace urbain. C’est le principe d’inclusivité.
Quatrième principe : pour parvenir à mettre en oeuvre les principes précédents, il faut concevoir des organisations effectivement capables de le faire, tant par leur structure elle-même que par la culture, les habitudes, la formation et l’expérience de leurs membres. C’est le principe d’ingénierie institutionnelle : il doit y avoir adéquation entre le mode de fonctionnement des institutions et les principes qu’on leur demande de mettre en oeuvre.
Cinquième principe : les institutions doivent pouvoir gérer à la fois la diversité des situations et l’unité des problèmes, agréger de proche en proche les problèmes locaux en une vision globale, inscrire l’action quotidienne dans une perspective globale et à long terme. C’est le principe d’agrégation.
Sixième principe : tout cela suppose des ressources humaines adaptées, à la fois capables de dialogue, de coopération et de vision et seul l’échange d’expériences le permet.
On verra sans peine dans ce qui s’est dégagé de la rencontre d’Africités l’illustration des principes généraux de gouvernance.
Ces principes n’interpellent pas seulement chaque secteur particulier. Ils doivent guider la conception du fonctionnement même des différentes collectivités, du niveau local au niveau national, et les relations entre elles. Peu importe, dans ces conditions, que l’on parte d’un service ou d’un autre. L’application de ces principes à un service particulier mettra en branle un processus d’évolution du mode de fonctionnement des institutions publiques et provoquera un processus de changement et un effet d’apprentissage qui bénéficiera aux autres services.
2 - L’eau.
Qu’il s’agisse de la délivrance de l’eau potable dans les quartiers ou de la gestion des grands bassins versants comme ceux du Niger, du Sénégal, du Zambèze ou du Mekong on sait l’impossibilité d’avoir dans le domaine de l’eau une pure politique technique de création et d’entretien d’équipements tels que réseaux d’eau, périmètres d’irrigation ou barrages. Toute gouvernance de l’eau implique d’abord l’articulation des échelles de gouvernance. D’un côté la gouvernance très locale, au niveau de l’usage final de l’eau, implique nécessairement les habitants et les communautés et ne fonctionne bien qu’en recourant à des pratiques éprouvées de coopération entre les acteurs, à des savoirs ancrés dans l’expérience, par exemple la gestion des ressources en eau dans les oasis ou les traditions de partage et d’accueil pour le passage du bétail dans la cohabitation des sédentaires et des nomades. De l’autre, la nature des bassins versants implique une approche transfrontalière. D’où la nécessité de définir les modalités de coopération entre les niveaux de gouvernance et entre les acteurs. De même, il est impossible de définir une politique de l’eau sans examiner ses conséquences sur la santé et sur l’environnement. Avoir des politiques parallèles, non articulées, dans ces trois domaines de l’eau, de la santé et de l’environnement, ruine l’efficacité même de l’action. C’est donc à partir d’approches partenariales, locales où apparaissent les interactions entre ces trois domaines que peut s’élaborer, de proche en proche, une gouvernance de l’eau à la fois légitime et efficace.
3 - La mise en oeuvre des droits économiques et sociaux.
L’Afrique est le continent où les Etats ont signé le plus de conventions internationales, en particulier sur les droits économiques et sociaux. Mais, dans la pratique, cette signature n’engage à rien puisque le respect effectif des droits économiques et sociaux suppose une action publique fondée sur des moyens dont les Etats ne disposent pas. Cette dérive déclarative et incantatoire est pour beaucoup dans la perte de légitimité de la gouvernance. Une réflexion internationale est engagée à ce sujet. Elle conduit à dire que la mise en oeuvre de ces droits ne peut être que l’obligation pour les institutions publiques de différents niveaux de « mettre en oeuvre de la façon la plus pertinente et efficace possible les moyens disponibles pour assurer le mieux possible l’exercice de ces droits ». Mais que signifie « la façon la plus pertinente » ? Ceci ne peut découler que d’une approche comparative où l’on confronte les solutions adoptées dans différents pays et où on élabore, à l’image de ce qui vient d’être décrit pour les services publics de base, des principes qui deviennent pour chaque collectivité publique des obligations de résultat. En d’autres termes, plus un pays est pauvre et plus son devoir d’efficacité et de pertinence au regard des maigres moyens dont il dispose est impératif. C’est donc à travers le dialogue d’une communauté à l’autre, d’un pays à l’autre, dans une démarche qui devrait être, dans l’idéal, celle de la revue par les pairs, les pairs étant entendus non comme les Etats mais comme les sociétés elles-mêmes, que peuvent se développer les apprentissages collectifs permettant d’atteindre à l’efficacité.
4 - L’habitat.
Le droit à un habitat digne fait partie des droits économiques et sociaux reconnus et constitue aussi un secteur privilégié pour la coopération. On sait depuis longtemps que les Etats, notamment en Afrique, n’ont pas les moyens de mener les politiques de logement social visant à assurer par une aide publique un habitat digne à chacun. Ces politiques ne peuvent au mieux concerner qu’une petite fraction d’une classe de fonctionnaires. Les politiques d’habitat sont donc nécessairement partenariales. Malheureusement, pour construire une politique véritablement partenariale, il faut que les autorités publiques y soient préparées, faute de quoi l’on baptise du beau terme de politique partenariale ce qui n’est que l’invitation faite à la population de s’associer à des réalisations conçues en dehors d’elles. L’application des principes de gouvernance amène à renouveler profondément l’approche. Une abondante réflexion internationale existe dans ce domaine, résumée pour la première fois en 1991 dans la déclaration de Caracas. Elle montre comment la pertinence de l’action publique dépend du respect d’un certain nombre de principes simples à énoncer mais difficile à mettre en oeuvre parce qu’ils portent en germe une véritable révolution culturelle dans le fonctionnement des institutions publiques. Des principes simples à énoncer mais difficiles à mettre en oeuvre, c’est ce que l’on retrouve à tous les étages et dans tous les domaines de la gouvernance.
5 - Les politiques foncières.
Les politiques foncières, c’est à dire la gestion des multiples usages concurrents de la terre et des droits afférents à ces usages, sont une dimension centrale de la gouvernance. Elles constituent dans un contexte de concurrence accrue entre les usages et entre les acteurs un point d’application priviligié des principes de gouvernance.
Elles sont, d’abord, un bon révélateur de l’unité et de la diversité du monde. Pour assurer les fonctions sociales attachées à la terre, pour assurer la sécurité des usages, pour préserver une certaine équité d’accès à la ressource foncière, toujours menacée par des mécanismes d’appropriation et de concentration, les sociétés ont développé à travers l’histoire une grande diversité de réponses qui constituent le vivier d’expériences mobilisables pour inventer des réponses adaptées à chaque contexte. Invention d’autant plus nécessaire que les solutions normatives standardisées échouent avec une belle régularité .
L’expérience montre, d’ailleurs, le fossé qui se creuse souvent entre légalité et légitimité des politiques foncières. La raison en est l’ignorance et le mépris des pratiques de gestion consacrées par les siècles, des manières de caractériser les usages et de gérer les conflits entre eux.
La gestion foncière ne peut pas non plus faire l’économie d’un débat démocratique, du niveau local au niveau national, car ce débat est seul en mesure de construire un consensus à long terme sur l’usage du sol. Celui-ci est, en effet, le substrat même de la vie de la société. Dans ce domaine plus encore que dans d’autres, l’efficacité d’une politique ne saurait exister sans la longue durée. En outre, le sol restant en dernier ressort un bien commun, la sécurité des usages individuels ne peut-être assurée qu’en l’échange d’une responsabilité d’en faire bon usage, assumée par les bénéficiaires. Chacun s’accorde aujourd’hui sur le fait que la propriété ne peut être absolue et donnée sans contrepartie. L’équilibre entre droits et responsabilités est au coeur des politiques foncières.
Dans le monde entier, on reconnaît maintenant que la compétence des acteurs, acteurs administratifs comme acteurs sociaux, est décisive pour le succès des politiques foncières. Celles-ci ne valent jamais par elles mêmes; elles doivent s’inscrire dans des politiques globales de développement urbain ou rural. La construction de réseaux internationaux d’échange d’expérience, entre habitants, entre agriculteurs, entre acteurs politiques et administratifs - avec le cas échéant des observatoires internationaux accessibles à tous- se révèle un des moyens les plus sûrs de capitaliser l’expérience, d’assurer l’aller et retour permanent entre unité et diversité, de permettre une réelle négociation et une réelle coopération entre les acteurs. On peut même avancer, tant les problèmes de droit, de financement, d’appui technique, d’accès au marché sont liés entre eux, que les politiques foncières sont une des sources les plus constantes et les plus universelles d’apprentissage de la gouvernance.
L’expérience des réformes agraires, par exemple, ou, plus largement, des politiques de sécurité foncière, montre que le dialogue territorial et la coopération entre acteurs est indispensable compte tenu du lien entre le foncier et l’espace. Mais les politiques locales ne peuvent se déployer qu’à l’intérieur d’objectifs et de règles de droit définies à un autre niveau. Le principe de subsidiarité active trouve ici un champ évident d’application.
L’application des principes de gouvernance à la politique de coopération elle-même.
La dépendance des Etats les plus pauvres, en particulier des Etats africains à l’égard de la coopération internationale fait de celle-ci une modalité structurante de la gouvernance. Or les pratiques et institutions qui gouvernent la coopération internationale, loin de contribuer à mettre en oeuvre les nouveaux principes de gouvernance y font un obstacle parfois insurmontable. Juxtaposition de coopérations sectorielles, préférence pour les investissements matériels au détriment des investissements immatériels, cloisonnements induits par la juxtaposition de projets, multiplication d’expertises externes peu compatibles avec la construction locale des apprentissages sur une longue période, succession des modes. L’imposition de modèles institutionnels mal enracinés dans les cultures: l’énoncé même des caractéristiques les plus fréquentes de la coopération internationale montre à quel point elle est éloignée des principes de gouvernance. En donnant l’exemple d’une volonté de se réformer elle-même en accord avec ces principes, la coopération européenne donnerait un signal éloquent de l’importance qu’elle accorde à la gouvernance. Ne pas manifester une telle volonté de réforme montrerait, a contrario, que le discours sur la gouvernance n’est rien de plus qu’une mode passagère et le tribut payé à la communauté internationale sans volonté réelle d’influencer la réalité.
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