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Análisis

La citoyenneté en Europe - Articuler les échelles de référence

Article de Pierre Calame, paru en janvier 1995 dans la revue TERRITOIRES.

Por Pierre Calame

1995

Paru dans la revue Territoires en janvier 1995, cet article de Pierre Calame interpelle un large public en quête de citoyenneté active. La question de la citoyenneté tourne d’abord autour de la capacité d’agir, ce qui pose dès le départ le problème du sentiment d’impuissance auquel se trouvent confrontés les citoyens d’aujourd’hui. Pour l’essentiel, un tel sentiment est dû au vertige que produit le décalage entre l’évolution accélérée des réalités, la lente adaptation des mentalités et la rigidité des institutions. D’où la nécessité de penser quelques « ruptures » indispensables à l’efficacité de l’action. Or, en termes de rupture, le principal défi est non plus seulement de changer d’échelle, comme le postule le slogan « penser global, agir local », mais de penser l’imbrication des différentes échelles (locale, nationale, régionale et mondiale) afin de les articuler dans une action soucieuse de la complexité de la réalité, c’est-à-dire à la fois de sa diversité et de son unité. Cette coopération des niveaux d’action permet de dépasser l’opposition entre le modèle jacobin (primauté du national) et le principe de subsidiarité (primauté du local). Elle doit être mise au service d’objectifs élaborés au moyen d’un échange d’expériences locales. Le local apparaît ainsi comme le premier niveau d’appréhension de la complexité, avant d’aborder celle-ci à d’autres échelles. Cet apprentissage local de la complexité oriente l’action vers une perspective globale puisqu’elle implique nécessairement plusieurs dimensions (économique, technique, socio-politique, culturelle) et plusieurs échelles. On en vient ainsi à inverser la formule initiale, plus pertinente sous la forme « penser localement, agir globalement ».

Contenido

1.Qu’est-ce qu’être citoyen?

Ce n’est pas mettre un bulletin dans l’urne ou militer dans une association locale mais se sentir en prise sur son destin individuel et collectif.

C’est donc d’abord être en mesure d’agir sur les réels défis des hommes et des femmes d’aujourd’hui et à l’échelle où ces problèmes se posent. Peut-on parler dans ces conditions de citoyenneté locale et seulement de citoyenneté locale? Certainement pas car les problèmes actuels de la cité, autrement dit de la société, ne se posent pas à cette échelle seulement.

Face à des défis collectifs, être citoyen c’est ensuite être relié aux autres. Etre citoyen, être en prise sur les défis de demain, c’est en troisième lieu pouvoir identifier ces défis, c’est donc se rendre le monde intelligible.

Enfin , être citoyen c’est se sentir en capacité d’agir. C’est là, souvent que le bât blesse. En effet, du fait des interdépendances planétaires, la cité s’est dilatée à l’échelle de la planète. Les dynamiques économiques, techniques, politiques et scientifiques qui nous transforment et nous entraînent s’exercent à cette échelle planétaire et nous ne voyons pas comment agir collectivement face à elles. Le sentiment le plus répandu au monde et peut-être le plus dangereux, c’est le sentiment d’impuissance.

Etre citoyen, j’entends être véritable citoyen du monde, c’est aujourd’hui surmonter, dépasser ce sentiment d’impuissance, inventer résolument d’autres manières de se mettre en mouvement ensemble face aux défis de demain.

Quel est le rapport entre citoyenneté et engagement politique ? La citoyenneté ne saurait se réduire à l’engagement dans l’action politique, à la militance dans un parti politique pas plus qu’elle ne peut se réduire à la militance dans une association locale. Car à quoi servirait aujourd’hui un engagement politique qui viserait à faire triompher son camp sur les autres, à « prendre le pouvoir » à l’échelle d’un état nation si les véritables défis de demain sont occultés, si l’action au niveau national ne permet pas de s’attaquer de manière pertinente à ces défis. Par contre, la citoyenneté, c’est la foi dans la noblesse et la possibilité du politique.

2. Les ruptures nécessaires.

La citoyenneté d’aujourd’hui et celle de demain ne sont peut être pas comparables à celles d’hier. Je ne mésestime pas l’importance des apprentissages, l’importance du terreau que constitue le monde associatif local pour le développement de la citoyenneté, la nécessité d’apprendre l’action collective à petite échelle avant d’oser l’imaginer à une échelle plus grande. Par contre, il faut se méfier d’une bonne conscience citoyenne qui donnerait à chacun de nous le sentiment d’avoir accompli son devoir civique dès lors qu’il milite dans une association locale.

Pour faire face aux défis de demain nous devons assumer les évolutions de notre monde. Celles-ci sont à la fois économiques, techniques, socio-politiques et cultures.

Evolution économique bien sûr avec la rapide mondialisation, l’interdépendance croissante des entreprises et des sociétés.

Evolution technique se traduisant par ce que Thierry Gaudin appelle la dématérialisation de la technique : nous sommes devenus des sociétés de gestion de l’intelligence collective, de combinaisons des savoirs, des savoirs faire et des informations.

Evolution culturelle avec l’insertion simultanée de chacun d’entre nous dans une identité locale, parfois de plus en plus restreinte, de plus en plus repliée sur le clan, la région, la famille et dans un village-monde avec des formes de culture mondiale véhiculées par les média, la musique, les objets de consommation.

Dans ce monde en mouvement, les faits, les réalités évoluent plus vite que nos concepts et nos représentations du monde, beaucoup plus vite que nos institutions. Nous passons notre temps à penser demain avec des idées d’hier et à agir pour l’avenir avec des institutions d’avant hier.

Je voudrais à partir de là illustrer quelques ruptures nécessaires :

les échelles de la citoyenneté.

Energie, exclusion sociale, sécurité, gestion des relations entre les hommes et leur milieu, ressources en eau et milieu marin, biodiversité, développement des communautés et des pays pris dans la spirale de la misère, maîtrise des nouveaux systèmes de communication : autant de questions majeures pour notre avenir qui ne peuvent se traiter ni au seul niveau local ni au seul niveau national. C’est à l’échelle européenne, pour nous Français, c’est à l’échelle mondiale que devront se mettre en place les régulations nécessaires. Or l’essentiel du débat politique se déroule à l’échelle nationale, l’essentiel de l’exercice de la citoyenneté se déroule au niveau local. Il existe un décalage majeur entre les échelles nécessaires de l’action collective de demain et les échelles actuelles de citoyenneté. Non que la petite communauté perde de son sens : « les petites communautés humaines, les villages, les terroirs, les bassins versants, les villes, les unités géologiques, climatiques et historiques qui ont joué un si grand rôle dans l’histoire ancienne sont appelées à voir ce rôle complètement renouvelé. C’est en effet à cette échelle que la diversité des situations et des contextes culturels, sociaux et écologiques peut être pris en compte. A cette échelle aussi que peuvent être démocratiquement conçues, débattues et mises en oeuvre des approches intégrées réconciliant les hommes avec leurs écosystèmes » .

La question centrale de notre temps est celle de l’articulation des échelles de l’action. Nous le voyons bien, dans le cas de la France, à propos de la décentralisation et de l’aménagement du territoire. Nous le voyons aussi à propos du débat sur l’Europe. Nous sommes habitués à concevoir deux modèles antagonistes d’articulation entre les échelles de l’action. Le modèle jacobin, traditionnel en France, pose depuis la Révolution Française le principe du monopole de la nation et de l’état pour la définition du Bien Public. Comme l’indique son nom, la dé-centralisation est une démarche de haut en bas déléguant en quelque sorte la responsabilité de gérer le bien public à un niveau plus local. A l’opposé, la tradition germanique et anglo-saxonne de la subsidiarité pose en principe que c’est à l’échelle la plus locale que se définissent les confrontations d’intérêt d’où émerge la notion d’intérêt général, le traitement de ces questions à un niveau géographique plus élevé ne s’opérant qu’une fois constatée l’impossibilité de les traiter au niveau des communautés de base.

Dans la nouvelle configuration du monde où les questions se posent simultanément aux différents niveaux, il faut inventer d’autres principes d’articulation des échelles. Dans la « Déclaration Solennelle pour l’Europe », nous avons avancé l’idée de subsidiarité active. Par opposition à la subsidiarité pure, c’est l’affirmation de la solidarité conjointe des différents niveaux de collectivité (voir en encadre la Plate-forme pour un Monde Responsable et Solidaire). L’idée fondamentale est que les liens entre échelles géographiques doivent se faire non sous forme d’obligations de moyens imposés d’en haut, mais sous forme d’obligations de résultats, ces obligations de résultats étant progressivement construites à partir de l’échange d’expériences locales.

Les objets du débat démocratique.

Les mêmes décalages s’observent sur les questions mises en débat.

En novembre 1993, un petit séminaire animé par Edgard Pisani s’est consacré à la crise de la politique en Europe. Nous avions identifié plusieurs facteurs de cette crise. Outre le décalage des échelles, déjà mentionné, nous avions constaté que les questions en débat n’étaient pas celles qui étaient déterminantes pour notre avenir. Par exemple, ni la réflexion sur les limites et les impasses du modèles productivistes et les transitions à engager pour les dépasser, ni la philosophie de l’ingérence internationale, ni la maîtrise sociale des technologies, ni les limites éthiques dans le développement des sciences, ni même les nouvelles formes de l’exclusion sociale ne sont au coeur du débat européen. Et nous avions trouvé les mêmes décalages pour les temporalités - la réflexion citoyenne doit retrouver la perspective du long terme; pour les représentations politiques - la démocratie représentative territorialisée rend de moins en moins bien compte des multi appartenances;- pour le fossé entre les mots et les faits; pour la conduite de débat politique et la gestion de la complexité.

L’exemple des politiques de lutte contre l’exclusion sociale est significative. Nous avons pris l’habitude, aussi bien pour aborder les rapports Nord-Sud que pour aborder les questions d’exclusion au sein de notre société, de mettre en avant l’idée d’exploitation et l’idée de handicap. Il y a des sociétés pauvres et il y a des classes sociales pauvres parce qu’elles sont exploitées par les plus puissants et la lutte contre l’exclusion repose sur le comblement des handicaps des personnes. Or, même si ces préoccupations ne sont pas sans fondement elles ne touchent plus aujourd’hui l’essentiel du problème : l’exclusion des personnes et des sociétés traduit le fait que dans les sociétés modernes les riches n’ont plus besoin des pauvres. De surcroît, l’exclusion sociale se traduit par la perte de confiance en soi, la dégradation de l’image de soi, et dans bien des cas, la destruction du bien social et une stratégie de lutte contre l’exclusion fondée sur le traitement de cas individuels et sur le comblement des handicaps renforce l’exclusion en même temps qu’elle la combat.

3. Le lien entre le local et le global

Toute réflexion sur la citoyenneté en cette fin de siècle doit à mon sens partir des liens entre le local et le global et développer des méthodes et des modes d’action qui assurent ces liens. Pour relier le local et le global, le slogan le plus populaire est : « pensons globalement et agissons localement ». Je crois ce slogan profondément simplificateur et à ce titre dangereux. Il satisfait les militants et c’est bien normal : la mondialisation des problèmes oblige à les voir à une dimension planétaire mais seule l’action locale est susceptible de matérialiser les convictions par des pratiques. Mais le slogan devient mystificateur si il conduit, sous prétexte de pensée globale, à de nouvelles formes d’impérialisme occidental (on en a vu de bons exemples lors de la préparation du Sommet de la Terre tenu à Rio en juin 1992) ou s’il donne bonne conscience en laissant penser qu’on a « fait son devoir » en mettant au niveau local ses convictions en pratique.

Le slogan inverse « penser localement, agir globalement » aurait après tout la même valeur. Penser localement, parce que la globalité des problèmes n’exclut pas l’infinie diversité des contextes et des cultures. Agir globalement parce que les clefs des défis d’aujourd’hui ne se situent pas seulement au niveau local mais dans la transformation d’un certain nombre de grands mécanismes de régulation tant au niveau européen qu’au niveau mondial.

C’est d’ailleurs dans cette optique que j’ai défendu au séminaire européen de Copenhague sur l’exclusion sociale en mai 1993 l’idée d’une déclaration solennelle sur l’Europe : si la société européenne ne se donne pas dans les décennies qui viennent une vision globale des valeurs auxquelles elle est attachée et un projet de civilisation, la somme d’actions locales bien intentionnées ne parviendra pas à être à l’échelle des mutations à entreprendre.

Je crois que deux clefs de lecture sont essentielles pour le lien entre le local et le global.

La première est la complexité. Nous devons être capables de penser nos sociétés dans leur globalité, comme des systèmes complexes où les dimensions écologiques, économiques, culturelles, institutionnelles et techniques s’entremêlent. L’approche globale d’un contexte local est un bon moyen d’aborder la complexité, de comprendre les liens entre les différents facteurs et de se préparer à une approche à une autre échelle. Pour utiliser un mot à la mode, nos réalités sont fractales, les systèmes à petite échelle sont structurés comme les systèmes à plus grande échelle: l’apprentissage de la complexité à petite échelle est le meilleur moyen de se préparer à l’aborder à une échelle plus vaste.

La seconde clef de lecture c’est le rapport, à tous niveaux, entre unité et diversité, entre interdépendance et diversité. A toutes les échelles, de la salle de classe à la planète, nous devons parvenir à concilier l’interdépendance et le respect de la diversité.

Comment assurer concrètement les liens entre le local et le global ? Je vois pour ma part quatre pistes pour une action citoyenne:

  • le développement de réseaux nationaux et internationaux fondés sur l’échange d’expériences. C’est en effet par ces multiples et permanentes confrontations que peuvent se dégager progressivement les principes communs respectueux de la diversité de chacun.

  • Le yoyo, un mouvement incessant de montée et de descente du local au global et du global au local.

  • La recherche clinique collective. Recherche clinique en ce sens qu’il ne s’agit pas de partir d’aspects fragmentaires de la réalité, d’approches de laboratoires, mais de considèrer au contraire que c’est le monde lui-même, la société dans sa réalité concrète, dans sa diversité, qui est le champ de la réflexion. Ainsi se développera progressivement l’apprentissage de ce qu’on pourrait appeler la globalité horizontale, l’approche d’ensemble de situations locales.

  • L’imaginaire de convocation. L’embrigadement dans des dispositifs hiérarchisés et structurés, qu’ils s’appellent partis politiques, églises, syndicats ou tout autre est-il la condition nécessaire et suffisante d’une action citoyenne au-delà du niveau local ? Pour ma part je ne le crois pas. Je crois que nous avons à inventer d’autres formes de mouvement collectif, plus respectueuses de la diversité des contextes et des talents, de la richesse des désirs et des créativités. Le problème n’est pas de se mettre d’accord sur une structure et des chefs mais sur une direction vers laquelle aller, sur un but à atteindre et sur un minimum de méthode pour l’atteindre. C’est ce que j’appelle « l’imaginaire de convocation ». Comme tout grand rendez-vous, comme pour un pélerinage, le chemin que l’on suit n’a de sens que dans la mesure où l’on est certain que des milliers d’autres le suivent et qu’au jour venu chacun se retrouvera là avec la richesse de son propre chemin dans la tête et dans les yeux.

Ces quelques principes directeurs guident la réflexion de la plate-forme pour un monde responsable et solidaire, présentée ci-joint, et l’action de l’Alliance pour un monde responsable et solidaire.

Pour conclure, je crois profondément à la possibilité de sortir du sentiment d’impuissance, de ce que le philosophe grec Aristote appelait l »’acratie » : la conscience de devoir changer et le sentiment de l’impuissance à la faire ou à trouver en soi la volonté de le faire. Je ne crois pas qu’il faille attendre des appareils politiques des Etats-nations les initiatives nécessaires pour y parvenir. De ce point de vue le sommet de la planète de 1992 et le prochain sommet mondial sur l’exclusion sociale qui aura lieu à Copenhague mars 1995 nous aident à bien comprendre l’intérêt mais aussi les limites des Etats-nations. Je crois donc que les mouvements citoyens ont un rôle décisif à jouer pour préparer le prochain siècle. A condition qu’ils s’en donnent la volonté, les perspectives et les méthodes.

 

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