English Français Español

Análisis

Les coalitions internationales d’ONG, du lobbying à la contribution à la gouvernance mondiale

L’implication croissante des coalitions d’organisations non gouvernementales dans les négociations internationales peut contribuer de manière très positive à l’émergence d’une communauté mondiale et à la mise en place d’une gouvernance mondiale plus légitime, plus efficace et plus démocratique mais cela suppose de leur part un certain nombre d’évolutions

Por Pierre Calame

enero 2004

Dans son intervention lors de l’atelier organisé par les fédérations françaises, brésiliennes et indiennes d’ONG dans le cadre du Forum Social Mondial de 2003, Pierre Calame souligne quatre évolutions nécessaires :

* les réseaux internationaux d’ONG doivent se reconnaître comme partie intégrante de la gouvernance mondiale ;

* les ONG doivent construire de manière rigoureuse leur expertise citoyenne car elles disposent dans ce domaine d’avantages comparatifs uniques ;

* elles doivent réfléchir plus largement à l’évolution de la gouvernance, y compris à leur propre mode d’organisation ;

* elles doivent s’attacher à construire un dialogue avec les autres parties prenantes.

Contenido

Les fédérations internationales d’ONG et les grandes ONG internationales ont joué un rôle croissant dans les négociations internationales jusqu’à parler de « diplomatie non gouvernementale » . Cette action rencontre néanmoins un certain nombre de limites et comporte de grandes ambiguïtés : est-ce le moyen pour des lobbies de pousser en avant des agendas qui leur sont propres ou est-ce un moyen de contribuer à l’émergence d’une communauté mondiale et d’une gouvernance mondiale plus légitime, plus démocratique et plus efficace ?

Cette question doit être prise très au sérieux. En effet, les grands réseaux d’ONG se présentent volontiers comme porteuses d’alternatives à un ordre mondial néolibéral qui fait selon elle la part trop belle au marché. Mais, comme le dit Ousmane Sy ancien ministre Malien des affaires locales, le phénomène ONG fait lui-même partie intégrante de cet ordre néolibéral où l’on remplace les régulations publiques par des organisations, économiques ou sans but lucratif, peu importe, dont chacune défend un enjeu particulier et une « niche de marché »  : les ONG en quelque sorte sont au plan des idées l’équivalent des entreprises au plan des marchandises ! Pour aller au delà de la situation actuelle quatre voies de progrès sont à privilégier : passer de la notion de diplomatie à la notion de gouvernance mondiale ; construire l’expertise citoyenne ; être porteur d’une pensée globale sur la gouvernance ; construire le dialogue avec les autres parties prenantes.

I.Contribuer à l’émergence d’une gouvernance mondiale légitime démocratique et efficace

Au delà de la participation à telle ou telle négociation internationale et de la capacité, de plus en plus évidente, non seulement à y tenir sa place mais aussi dans des cas de plus en plus fréquents à influencer l’agenda ou le cours des négociations, l’action des coalitions internationales d’ONG doit se situer vis-à-vis des grands défis de notre temps. Or, trois grands défis sont particulièrement pertinents pour leur action :

  • construire une communauté mondiale capable de concevoir et conduire les grandes mutations nécessaires, tant il est vrai que face à des interdépendances sans cesse croissantes entre les sociétés et entre l’humanité et la biosphère, il n’a pas encore émergé de communauté politique mondiale capable de mettre en place les régulations indispensable ;

  • construire une gouvernance mondiale légitime, démocratique et efficace pour prendre en charge ces interdépendances là où l’ordre mondial actuel repose sur des dispositifs doublement dépassés, qu’il s’agisse de l’Assemblée Générale de l’ONU ou des différentes agences internationales spécialisées qui traitent, chacune, un objectif particulier et selon ses critères propres ;

  • repenser de façon plus large les régulations héritées du passé et engager une révolution de la gouvernance.

De ce point de vue, l’expression même de « contribution à la diplomatie internationale » est inadaptée. La diplomatie renvoie précisément au modèle d’un ordre international reposant sur des relations entre Etats souverains, ces relations étant seules en mesure d’exprimer l’intérêt général. Or, quand les interdépendances sont devenues telles que le monde est devenu véritablement notre espace domestique, la gestion du bien commun par cette relation entre Etats souverains devient de plus en plus inadaptée. Un bon exemple en est fourni par les négociations sur la réforme de la Politique Agricole Commune européenne. Là où, dans la réalité, s’affrontent à l’échelle européenne les intérêts des populations urbaines et des différentes catégories d’agriculteurs, baser, comme c’est le cas aujourd’hui, la négociation sur l’élaboration préalable d’intérêts nationaux plus ou moins illusoires, rend impossible, en l’absence d’une véritable opinion publique européenne, un débat démocratique sérieux sur la réforme.

Il faut accepter qu’au 21ème siècle la gouvernance ne se réduit ni au modèle étriqué de la bonne gouvernance tel qu’il est promu par les institutions financières internationales, ni à l’action publique elle-même. Il faut adopter une nouvelle définition de la gouvernance qui englobe l’ensemble des régulations de la société. Ainsi l’existence de réseaux internationaux d’ONG capables de capter et d’organiser des informations, de prendre des positions, de constituer des observatoires sur la mise en œuvre concrète des décisions internationales est en soi une modalité très importante de la gouvernance.

Dans cette effort de redéfinition, la question de la légitimité de la gouvernance prend une place croissante. Il ne suffit pas qu’une gouvernance soit « légale » c’est-à-dire qu’elle soit conforme à une constitution et à des lois ; il faut encore qu’elle soit perçue comme légitime. De ce point de vue, la question de la représentativité des ONG est une question pratiquement sans issue. Le fait pour une ONG de disposer de millions de cotisants ne lui permet pas pour autant de prétendre parler au nom du peuple et de disposer ainsi d’une légalité de représentation populaire équivalente à une élection. C’est donc du côté de la légitimité qu’il faut regarder : à quelle condition la parole des réseaux d’ONG peut-elle être jugée légitime ?

Pour l’apprécier il faut revenir au cinq caractéristiques d’une gouvernance légitime :

  • elle correspond à un besoin effectivement ressenti ; elle est exercée par des personnes désintéressées et compétentes ;

  • elle fonctionne selon des principes reconnus par la population et correspondant à sa culture ;

  • elle met en œuvre des moyens adaptés aux problèmes et est donc efficace ;

  • elle répond aux principes de moindre contrainte, c’est-à-dire qu’au nom du bien commun on introduit le moins de limitations possibles à la liberté.

C’est vis-à-vis de ces critères de légitimité que les coalitions d’ONG doivent s’attacher à progresser.

II.Construire une expertise collective citoyenne

Dans la gouvernance, comme dans tout système de régulation, les systèmes d’information jouent un rôle essentiel. Ne disposant pas pour agir de prérogatives de puissance publique, les ONG trouvent dans l’organisation des systèmes d’information un levier essentiel. C’est un constat fait depuis longtemps déjà. Chacune dans son domaine, Amnesty International et Transparency International sont devenues des références essentielles, plus crédibles que les Etats eux-mêmes dont chacun connaît les multiples systèmes de censure de l’information. Mais il faut aller plus loin. L’exemple de l’implication d’OXFAM dans les négociations commerciales de Cancun et la contribution d’OXFAM à faire échouer des négociations sur l’agriculture qui consistaient pour les pays riches à se réserver des moyens de subventions à l’agriculture qu’ils interdisaient aux autres a montré l’efficacité d’un dossier d’information supérieur à tous les autres.

Dans les nouvelles modalités de la gouvernance, les coalitions ou alliances d’ONG disposent de ce point de vue de deux avantages comparatifs irremplaçables :

  • Elles sont en mesure d’organiser des raccourcis entre l’information de base et l’information du sommet, entre l’action et la réflexion. Pour avoir été longtemps fonctionnaire, j’ai pu voir les inévitables filtres et étapes successives de traitement de l’information à l’échelle d’un Etat et a fortiori à l’échelle internationale. De ce fait, le traitement de l’information au sommet se fait souvent sur des bases abstraites. Procéder autrement supposerait en effet de créer des systèmes horizontaux d’échange d’informations qui ne sont guère dans la tradition des institutions publiques. Cet appauvrissement, voulu ou inconscient, de l’information au fur et à mesure que l’on passe de l’expérience concrète à des informations nationales se retrouve a fortiori à l’échelle internationale. J’ai eu l’occasion il y a quelques années de faire un audit de l’Organisation Mondiale de la Santé. La parole des experts de l’OMS n’est absolument pas libre. Décrire de façon concrète et circonstanciée les faillites d’une politique de santé dans un pays (à moins qu’il soit assez pauvre pour ne pas être en mesure d’exercer une quelconque rétorsion) est pratiquement interdit aux experts de l’OMS.

  • Le second avantage comparatif des réseaux internationaux d’ONG est de pouvoir mettre en place, par leurs réseaux d’adhérents, leurs filiales, leur partenariat, des réseaux internationaux d’informations particulièrement efficaces. Internet a bien entendu considérablement amplifié ces capacités et la plupart des actions internationales des ONG repose sur une capacité beaucoup plus grande que celle des Etats à saisir très vite les avantages de ces nouvelles techniques. La deuxième voie de progrès consiste donc pour les coalitions et alliances d’ONG à valoriser de manière systématique cet avantage comparatif en le construisant de manière beaucoup plus professionnelle, déterminée et continue qu’elles ne le font en général jusqu’à présent. Cela implique pour elles de construire de manière plus professionnelle et systématique des systèmes d’échange d’expérience, le recueil d’expériences de base, la confrontation de ces expériences, l’élaboration de propositions générales réellement enracinées dans cette analyse, la mise en place de sites ressources communs sur le web etc..

III.Contribuer à la révolution de la gouvernance

Plus une société est complexe, plus les solutions à élaborer supposent la prise en compte de facteurs et de domaines de nature différente et l’adhésion de multiples parties prenantes et plus la manière de construire le politique est appelée à évoluer. En raccourci, on passe de systèmes où le rôle du politique est centré sur la décision, sur le choix entre les solutions alternatives, à des systèmes où le rôle du politique n’est plus de choisir entre solutions alternatives mais d’organiser le processus social de dialogue entre les parties prenantes pour faire émerger progressivement des solutions efficaces, englobant et suscitant l’adhésion du plus grand nombre. Or, dans ce nouveau rôle déterminant du politique, les responsables politiques proprement dits n’ont plus le monopole. On voit immédiatement le rôle décisif que de nouveaux acteurs collectifs peuvent jouer en développant les méthodes et les savoirs faire nécessaires à ce nouvel exercice des responsabilités.

A l’heure actuelle, les ONG sont encore, de ce point de vue, loin du compte. Trop souvent, les consensus qu’elles construisent entre elles sont de type du « consensus additif » (on se met d’accord aisément en mettant bout à bout les revendications des uns et des autres) ou de type revendicatif (on défend une thèse à voie unique sans se préoccuper de la cohérence avec d’autres préoccupations). Je pense que les ONG ont le moyen de progresser très vite dans ce domaine en mettant en scène, comme nous l’avons fait par exemple dans le cadre de l’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire à l’Assemblée Mondiale de Citoyens, un processus organisé pour représenter les liens entre les différents problèmes et faire émerger progressivement des consensus.

Cela amène aussi à réfléchir non seulement au fondement de la gouvernance de chaque organisation non gouvernementale, pour qu’elle se mette par exemple en mesure d’échapper à l’activisme et d’élaborer une véritable connaissance à partir de l’expérience, mais aussi et plus encore, aux concepts et méthodes guidant la construction d’une action commune des ONG. Au stade actuel, elles se centrent sur une action commune très spécifique, par exemple l’opposition à l’accord multilatéral sur l’investissement ou à l’OMC. Le lien est établi sur le mode de la coalition : un ensemble d’ONG s’unissent de façon conjoncturelle pour mener un combat commun. Pour jouer un rôle sérieux dans la gouvernance mondiale, il faudra envisager d’autres modes d’organisation. Je pense que celui qui s’imposera est celui de l’alliance : il privilégie un objectif général commun, des règles éthiques communes et il met en place des processus de travail conçus dans la durée. C’est un modèle nouveau qui concilie le respect de l’autonomie de chaque organisation et de chaque mouvement et la construction de capacités communes.

IV.Construire le dialogue avec les autres parties prenantes

Il faut bien reconnaître qu’à l’heure actuelle les ONG s’attribuent une représentativité qu’elles n’ont pas. Réduire la gouvernance à un dialogue entre « pouvoirs publics » et « société civile » donne à la société civile un contour particulièrement imprécis, produisant l’idée improbable d’un peuple s’organisant pour s’affronter aux élites politiques qu’il s’est lui-même choisi et à une administration qu’il est supposé contrôler. A fortiori, l’assimilation de la société civile à des organisations non gouvernementales, dont l’indépendance vis-à-vis des pouvoirs économiques ou politiques est elle-même souvent sujet de caution, relève de l’abus de langage.

Pour avancer, il faudra reconnaître la spécificité, et du coup les limites, de chaque catégorie d’ONG. Il est plus que légitime que des personnes se regroupent pour faire valoir l’importance de la solidarité internationale et de l’aide publique au développement, que des militants s’engagent à titre bénévole ou professionnel dans des actions de solidarité et que tous ceux qui dans différents pays œuvrent aux services de la même cause s’unissent entre eux. Ils ne peuvent pour autant représenter l’ensemble des parties prenantes. D’où l’importance de développer, comme ont commencé à faire beaucoup d’ONG, une pratique nouvelle du dialogue avec des ONG porteuses d’autres enjeux, avec des syndicats, avec les entreprises, avec les pouvoirs publics locaux, avec le système éducatif, etc.. C’est ainsi que l’on parviendra progressivement à construire des alliances citoyennes internationales reflet de chaque partie prenante et que l’on passera d’un modèle de régulation internationale fondé sur la diplomatie, donc la confrontation entre intérêts nationaux, à un modèle beaucoup plus élaboré où la relation entre ces alliances citoyennes internationales jouera un rôle essentiel.

 

Ver también