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L’Etat au cœur.

Le meccano de la gouvernance

Autor : Pierre CALAME et André TALMANT

Por Pierre-Yves Guihéneuf

Contenido

Pierre CALAME et André TALMANT

André Talmant, ingénieur des Ponts et Chaussées, a travaillé au ministère de l’Equipement dans la région de Valenciennes, dans le nord de la France. Il est membre du Conseil de la Fondation Charles-Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme. Pierre Calame, également ingénieur des Ponts et Chaussées, a succédé à André Talmant en tant qu’ingénieur d’arrondissement de Valenciennes, puis a travaillé à l’Urbanisme, au ministère de l’Equipement et dans l’entreprise Usinor. Il est aujourd’hui président de la Fondation Charles-Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme.

Pierre Calame et André Talmant, praticiens de l’administration, dédient ce livre aux « fantassins de l’action publique, dont la conscience professionnelle a forgé au cours des siècles l’administration et la Nation française » et à tous ceux qui, épris du bien public, ont comme eux « l’Etat au cœur » .

Aujourd’hui, l’Etat semble en perte de vitesse. Il faut dire que le dogme néo-libéral, qui s’est imposé depuis les années quatre-vingts, s’est nourri de la crise de l’action publique. Mais dans un monde de plus en plus interdépendant, les régulations sont essentielles et le marché est impuissant à lui seul à les assurer. Il faut donc repenser l’action publique, dans sa philosophie et dans ses méthodes, pour la rendre plus efficace et plus légitime dans un monde qui change rapidement.

On ne répondra pas aux défis d’aujourd’hui et de demain en revenant aux doctrines et aux pratiques de l’action administratives, forgées il y a plusieurs siècles dans un contexte radicalement différent. Aujourd’hui, pour lui redonner sa place dans la marche des sociétés, il faut réformer profondément l’Etat.

L’intelligibilité de l’action publique

Pour cela, l’urgence est de retrouver la voie d’un partenariat efficace entre l’Etat et le reste de la société.

La première étape réside dans une plus grande intelligibilité de l’action publique. La réglementation, langage de prédilection de l’Etat, doit être revisitée. Trop souvent, des normes pléthoriques prennent un caractère absolu qui passe par l’oubli de leur origine et de leur justification et masquent les enjeux de pouvoir des fonctionnaires derrière un verbiage impersonnel. Les normes peuvent refléter l’inadéquation des découpages arbitraires de la vie sociale ou au contraire des regroupements inadéquats qui, sous prétexte de simplification, ne font que pousser jusqu’à l’absurde notre incapacité à gérer la complexité.

Les mécanismes classiques de l’action administrative mettent en lumière ces déficiences. Quelques exemples :

  • les personnes sont découpées en une somme de besoins auxquels il faut répondre. Par exemple, quand l’urbanisme tente de combler les besoins supposés des individus (éducation, loisirs, commerce, etc.) en juxtaposant des espaces sensés y apporter une réponse (écoles, espaces verts, centres commerciaux…) il oublie le plus important : l’espace public, où se forge l’urbanité ;

  • l’administration créé des catégories et associe une organisation technique à une fonction, empêchant les passerelles et les synergies entre les domaines ; on confond les besoins à satisfaire (par exemple, le logement social) et les institutions créées pour le satisfaire (les organismes de logement social)… Cloisonnement des institutions et même des services, maintien des prérogatives, recherche de permanence des organisations, rapports de pouvoir : toues ces dérives finissent par expliquer le fonctionnement de l’administration mieux que ne le ferait la définition de sa mission.

  • l’administration refuse d’utiliser les mots justes, dissimulant par exemple la politique des quartiers dégradés sous le terme abusif de « politique de la ville »  ;

  • l’administration a les plus grandes difficultés à admettre et à gérer la complexité de la société dans laquelle elle agit, et à la rendre intelligible au citoyen.

Il faut désacraliser les règles et y insuffler l’éthique qui habite la plupart des fonctionnaires. Il faut créer des lieux d’échange capables de casser les barrières entre l’administration, les entreprises et les citoyens. De nombreux fonctionnaires appellent de leurs vœux une meilleure intelligibilité des situations dans lesquelles ils agissent. Beaucoup souhaiteraient améliorer leur action et disposent pour cela d’expériences accumulées et non valorisées. Ils ne peuvent le faire, soit par manque de temps, soit parce que leur initiative n’est pas sollicitée, voire parce qu’elle est découragée, par une organisation verticaliste qui laisse peu de marge à ses propres agents. Les efforts entrepris dans ce sens doivent leur profiter au premier chef, ainsi qu’à toutes les personnes directement concernées, plutôt qu’aux experts et aux notables.

Le dialogue

Seconde étape : la mise en place d’un dialogue entre les partenaires, prélude indispensable à leur entrée en projet.

On parle beaucoup de participation des citoyens. Mais souvent, la participation n’est pas un véritable dialogue, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de bâtir un projet commun à partir des perceptions de chacun, mais d’amener les citoyens sur le terrain de l’administration, celui de ses projets, de ses catégories et de son langage. Pour l’administration, reconnaître l’autre, ce devrait être reconnaître ses visions, ses priorités, ses logiques, ses contraintes. Cette rencontre des mentalités, des organisations et des rythmes est difficile pour une administration publique. Trop de fonctionnaires se prennent pour des missionnaires chargés d’apporter le progrès ou l’aide de la collectivité à des « bénéficiaires » .

Il ne suffit pas de donner la parole aux autres : il faut permettre à cette parole de se construire, de s’élaborer collectivement, de s’argumenter et de s’organiser.

Les agents du service public se trouvent souvent en présence d’intérêts privés. Il faut en reconnaître la légitimité, ou au moins la réalité. De l’autre côté, il faut reconnaître que les représentants de l’Etat eux-mêmes ne sont ni neutres ni désincarnés. Il faut même être lucide : oui, les préfets ou d’autres fonctionnaires sont soumis au risque de se comporter en notables ; non, les élus ne peuvent pas prétendre détenir le monopole de l’expression des citoyens ; oui, les fonctionnaires ont souvent de grandes bouches et de petites oreilles. Mais ils peuvent se mettre à l’écoute des citoyens, sans pour autant perdre de vue l’éthique de l’action publique, la loyauté envers l’Etat ou leur devoir de réserve.

L’Etat fait partie de la société et n’est pas au-dessus d’elle. Ecouter l’autre, permettre à des groupes sociaux de construire une parole collective, établir peu à peu la confiance : c’est bâtir les bases d’un dialogue durable. Quelles sont les conditions d’un vrai dialogue ? On peut en citer quelques-unes :

  • Les fonctionnaires sont marqués par leur appartenance aux grandes écoles et par les jeux de rivalité et de loyauté à certaines catégories professionnelles. Sortir de ce cocon facile et de ces évidence permet de sortir d’une logique basée sur l’alliance de notables et de leurs appuis publics.

  • Le dialogue avec les habitants ne doit pas être monopolisé par les élus : les agents publics doivent également s’y engager personnellement. Dans ce dialogue, il faut parler vrai, dépasser la langue de bois et les tabous, dépasser les connivences habituelles avec les notables. Il ne faut pas pour autant oublier les contraintes de sa fonction, notamment la confidentialité de certaines informations et la nécessité d’une loyauté envers l’autorité publique et envers la collectivité.

Une éthique du dialogue repose sur quelques principes simples : développer la confiance entre les personnes ; ne jamais fonder une compétence administrative sur une compétence technique que l’on ne possède pas ; reconnaître les compétences des autres.

L’entrée en projet

Puis viennent les projets, qui dessinent un futur et assurent la cohésion sociale. Dans les administrations, les schémas directeurs d’aménagement, d’investissements ou autres, abondent et on pourrait penser que les projets ne manquent pas. Mais si de tels schémas, qui sont autant de visions d’avenir, sont utiles, ils ne doivent pas être confondus avec des projets ou des stratégies.

Un projet n’est pas l’exécution d’opérations définies à l’avance mais la constitution d’une intelligence collective, d’une capacité de plusieurs partenaires pour constituer une alliance afin de coordonner leurs logiques. Il repose évidemment sur la confiance entre eux et cela suppose du temps.

Alors que le schéma constitue une vision statique, une représentation à terme de la situation espérée, la stratégie privilégie l’articulation d’événements et de décisions, correspondant à des temporalités différentes et à des acteurs différents, qu’il s’agit de rendre cohérente dans la perspective de réalisation d’un dessein donné. L’élaboration d’uns stratégie est nécessairement une œuvre collective. Elle passe par l’organisation d’un processus de confrontation et de dialogue permettant de rendre intelligible aux yeux de tous une situation donnée, puis de dégager des axes d’action possibles.

L’Etat a souvent tendance à négliger le temps et les moyens nécessaire pour que ses partenaires constituent leur propre capacité de proposition. L’autre doit disposer de la capacité de construire et de faire entendre son propre point de vue : c’est ce processus que les anglo-saxons appellent empowerment et qui lui permet de ses constituer en partenaire.

Progresser dans cette voie suppose d’abandonner l’idée de suprématie des services de l’Etat dans le développement des projets. Cela ne signifie pas moins d’Etat, mais une autre forme d’action publique. L’Etat doit d’abord exercer son pouvoir de convocation et de dynamisation du dialogue. Dans un tel schéma, les agents de la fonction publique ne sont pas absents, mais ils ne sont pas non plus au-dessus de leurs partenaires : ils sont aux côtés d’eux. Ils doivent faire preuve de créativité dans leurs méthodes et en particulier dans leurs relations avec les citoyens, afin de faire appel à la propre créativité de ces derniers.

Gouvernance et complexité du monde

Un enjeu du futur réside dans la mise en place de nouvelles formes de gouvernance. L’élargissement des espaces de coordination entre les hommes - qui s’étend maintenant à l’échelle planétaire - nous oblige à concevoir une nouvelle organisation des rôles. La gouvernance doit être conçue comme une articulation, à la fois efficace et lisible, d’une succession de lieux de débats et de décision, du local au mondial. Car l’un n’est pas concevable sans ses relations à l’autre.

Le monde de demain est un vaste système interdépendant. Ni le centralisme jacobin, qui privilégie l’unité aux dépens de la diversité sociale, ni la subsidiarité, qui fait le choix inverse, ne sont adaptés à l’objectif qui doit être le nôtre : conjuguer unité et diversité du monde.

Dans ce monde de la diversité, il n’y a pas de techniques universelles de gestion de l’intérêt public. Les dimensions culturelles sont structurantes quand il s’agit de la société. La diversité des conceptions de l’Etat, de l’individu, de la société, de la démocratie, impose de façon urgente une mise en dialogue des expériences et des représentations. Mais l’existence d’interrelations et de problèmes communs nous impose une coordination étroite de nos actions. Cette coordination doit emprunter la voie de relations horizontales et non pas seulement celle de la sujétion commune à une même loi.

Gouverner la planète, comme gouverner un quartier, une ville ou un pays, c’est privilégier le partenariat et la construction collective aux dépens de l’élaboration et de l’application de normes. Les sociétés humaines sont toutes des systèmes complexes bio-socio-techniques. Ce sont des systèmes parce que les relations entre les parties du système sont aussi importantes, sinon plus, que les éléments eux-mêmes. Ils sont complexes parce qu’ils n’agissent pas de façon linéaire, prévisible, et parce qu’ils font intervenir une multiplicité de centres de décisions. Cette complexité ne doit pas être considérée comme un obstacle, mais comme une richesse.

Ces systèmes humains peuvent être qualifiés de bio-socio-techniques car ils possèdent ces trois dimensions :

  • bio-écologiques : ils s’inscrivent dans le fonctionnement de la biosphère, sont dépendants de ressources naturelles et sont soumis à des cycles. La prise de conscience de nos interdépendances avec la nature nous impose aujourd’hui une gestion plus raisonnable et plus équitable des ressources disponibles que par le passé ;

  • socioculturels : ils doivent combiner des références et des visions diverses, coordonner des procédures assurant leur fonctionnement routinier (les traditions) et celles qui assurent des ruptures (le changement). Le partage des regards, à la fois sur l’existant et sur les utopies possibles, est une condition de leur évolution ;

  • techniques : l’évolution des techniques, qui échappe à la volonté d’un acteur particulier, mais sur laquelle il est cependant possible d’avoir prise, conditionne largement l’évolution des sociétés. Les systèmes techniques modifient l’organisation sociale, les rapports de pouvoir, les échelles de gouvernance et les objets mêmes de la gouvernance.

La subsidiarité active

Comment combiner unité et diversité ? C’est la subsidiarité active qui permet de résoudre ce dilemme. Elle repose sur quelques principes simples :

  • la négociation des résultats à atteindre est un fondement de l’articulation entre deux niveaux de gouvernance, et ceci quels que soient ces niveaux.

  • la définition des objectifs passe par la recherche de questions (et non pas de solutions) communes à des situations apparemment diverses

  • il faut préférer les obligations de résultat aux obligations de moyens

  • il faut respecter les pas de temps spécifiques des diverses actions entreprises, et veiller à ne pas imposer les rythmes administratifs aux dynamiques sociales

  • il faut mettre au point, non pas des solutions estimées parfaites, mais des processus démocratiques permettant la mise au point de solutions satisfaisantes pour tous.

L’Etat moderne doit être réformé pour s’adapter aux mutations de la société. Il doit devenir un État en réseau, partenaires des groupes sociaux, facteur d’innovation, présent aux différents niveaux de gouvernance de la subsidiarité active et promoteur de ce principe.

C’est à ce prix qu’il retrouvera sa place au cœur de la société.

 

CALAME, Pierre

TALMANT, André, L’Etat au cœur, FPH, 1997/11 (France)

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