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Análisis

La démocratie participative en France : repères historiques

Por Simon Wuhl

septiembre 2008

Contenido

Années 1960/70 : Les luttes urbaines

Même si l’entre-deux guerres avait déjà connu des manifestations de participation directe des citoyens à la gestion directe des municipalités, c’est dans la France des Trente glorieuses qu’un véritable mouvement dans ce sens a pris forme. En effet, la reconstruction à cadence forcée d’après guerre s’est accompagnée d’une prolifération de banlieues et de grands ensembles sociaux excentrés et sous-équipés en écoles, transports collectifs, services publics ou administratifs, et espaces verts. Face aux frustrations et même aux sentiments grandissants de révolte que ce délaissement suscite dans un pays en plein re-développement, la première réaction organisée prend forme sur le terrain du cadre de vie au début des années 1960 à travers la création dans les villes de banlieue de dizaines de groupes d’action municipaux (GAM). Ces derniers, animés par des militants appartenant plutôt aux catégories sociales supérieures (professeurs, ingénieurs, professions libérales), ambitionnent de peser politiquement sur le choix des municipalités. Ils sont soutenus et même formés à la gestion des affaires municipales par l’Association pour la démocratie locale et sociale (ADELS). Le point d’orgue de l’ascension des GAM est la victoire de Hubert Dubedout à Grenoble, ville emblématique de leur action, aux élections municipales de 1965.

Après les évènements quasi insurrectionnels de 1968 en France, les mobilisations et les luttes urbaines se sont développées sur une base beaucoup plus radicale. Le courant dominant dans les années 1970 s’inscrit dans une démarche conflictuelle avec les pouvoirs publics centraux ou locaux, installant pour la première fois une vision de lutte des classes hors de l’entreprise, sur le terrain des luttes contre les rénovations urbaines, de la crise du logement et des transports ou de la dégradation générale du cadre de vie. La multiplication des luttes urbaines s’accompagne d’un courant de recherche en sciences sociales dans ce domaine. Des sociologues comme Alain Touraine (1973) ou Manuel Castells (1974), à la suite du précurseur Henri Lefebvre (1970 ), vont impulser les réflexions sur les mouvements sociaux urbains. Mais, malgré leur ampleur, ces mouvements ne s’incarnent pas dans une pratique politique susceptible de transformer en profondeur la situation socio-urbaine de l’époque.

Parallèlement, la démarche plus coopérative des GAM produit quelques effets sur le plan local. Certaines municipalités mettent en place des « commissions « extra-municipales », où des habitants peuvent confronter leur point de vue avec des élus locaux, des experts et des chercheurs, sur des choix d’aménagement et de gestion locale. Dans les années 1970, le cas de Grenoble mis à part, les résultats sont peu significatifs. Mais, outre que l’état d’esprit imprimé a largement préparé les victoires municipales de la gauche en 1977 (et peut-être, de l’élection présidentielle de 1981), on assiste alors à une phase d’apprentissage culturel d’un difficile travail en commun entre des acteurs appartenant à des univers sociaux très différents, qui s’avèrera très précieux pour les étapes ultérieures de développement de la démocratie participative.

Toutefois, un exemple célèbre dans les années 1970 et 1980, celui de la mobilisation des habitants du quartier de l’Alma-gare à Roubaix, offre un aperçu d’une initiative socio-urbaine de contestation et de coopération, qui s’est inscrite dans la durée. Cette démarche participative s’est élaborée au fil des ans à travers plusieurs phases (Albert Mollet, 1981) :

  • 1967, la phase de contestation : sous l’égide de la Confédération Syndicale du Cadre de Vie (CSCV), les habitants du quartier se mobilisent contre un projet destructeur de rénovation urbaine imposé par la Ville.

  • 1973, le mouvement se structure en « contre-pouvoir » : les militants et les habitants font appel à des experts et à des chercheurs (grâce à des financements expérimentaux), l’ensemble étant réuni au sein d’un Atelier populaire d’Urbanisme (APU). Cette instance est ouverte aux habitants du quartier qui viennent régulièrement y discuter de l’avenir de l’Alma-gare. L’atelier élabore un contre-projet basé sur la prise en compte des qualités spatiales aux courées du Nord, qu’il s’agit de sauvegarder dans les opérations de réhabilitation et de construction neuve.

  • 1978, la phase de reconnaissance : la mairie de Roubaix retient dans ses grandes lignes le contre-projet de l’APU et accepte l’idée d’un schéma directeur d’aménagement du quartier, conçu en liaison étroite avec les habitants et leurs propres experts.

Cette conception de la démocratie participative, jouant sur les registres du conflit et de la coopération compétente avec les instances publiques locales, sera par la suite une référence importante pour tous ceux –militants associatifs, élus locaux, chercheurs, habitants non engagés – qui souhaiteront imprimer des démarches de démocratie participative dans le domaine de la gouvernance urbaine.

Années 1980 : La promotion du « développement social » des quartiers.

A l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, l’idéal participatif est très vivace, spécialement dans le secteur de la revitalisation des quartiers sensibles, caractérisé par un cadre bâti particulièrement dégradé et l’existence de poches importantes de pauvreté.

Pour aborder ces questions, la création d’une « Commission pour le développement social des quartiers », chargée d’expérimenter à grande échelle des démarches innovantes dans les quartiers difficiles, est le symbole de cette velléité de participation des habitants : la notion de « développement social », évoque l’idée de leur collaboration active pour traiter les questions qui les concernent ; le premier président de cette Commission, Hubert Dubedout, leader avec les Groupes d’action municipaux (GAM) d’une participation exemplaire des habitants qui l’a conduit à la conquête de la mairie de Grenoble, offre tous les gages de l’expérimentation d’une nouvelle gouvernance urbaine, incluant les usagers, premiers concernés.

Dans son rapport préalable à la constitution de la Commission, Hubert Dubedout fait d’ailleurs explicitement référence à l’initiative du mouvement social et participatif de l’Alma-gare de Roubaix, en insistant sur les vertus d’une dynamique associative formelle ou informelle, pour la réussite de la requalification urbaine et sociale des quartiers difficiles (Hubert Dubedout, 1983).

Le rapport Dubedout ne se contente pas de déclarations sur le thème participatif : il contient des innovations institutionnelles importantes qui ouvrent des possibilités nouvelles à l’intervention des associations et des habitants dans l’élaboration de projets qui les concernent :

  • Au niveau du quartier concerné, une Commission locale réunissant l’ensemble des forces institutionnelles (élus locaux, responsables administratifs, agents de développement), d’une part, et de la société civile ( associations formelles ou informelles), d’autre part, est appelée à jouer un rôle d’élaboration collective sur les projets et programmes en débat.

  • Au niveau de la ville, cette instance est élargie à d’autres acteurs plus indirects (les forces socio-économiques notamment), dans l’optique d’une harmonisation entre les programmes définis au niveau du quartier et les objectifs concernant l’ensemble de la cité.

  • Au niveau central, la Commission nationale reproduit la composition des commissions locales - avec, toutefois, une présence moins forte des représentants de la société civile -, et définit les grandes orientations ainsi que les répartitions budgétaires entre la quinzaine de quartiers particulièrement difficiles qui font partie de l’expérimentation au départ.

Quelle appréciation peut-on porter sur ces initiatives d’encouragement à une intervention citoyenne plus active des habitants, des associations, et des médiateurs sociaux favorables à une démocratie plus participative ?

A première vue, le bilan peut paraître plutôt décevant. Après une certaine euphorie au départ, la société civile a été de moins en moins présente dans l’élaboration des projets et des programmes, notamment lors de la généralisation de cette politique envers les quartiers difficiles à la fin des années 1980, sous forme d’une politique dite de la ville. Surtout, le mouvement associatif formel ou informel, n’a pas pu se constituer en partenaire pérenne, crédible, porteur d’une compétence définie et reconnue, face au pouvoir des institutions.

Mais en même temps, on peut dire que la pratique du développement social des quartiers a constitué un laboratoire pour un approfondissement potentiel de la démocratie, pour deux raisons :

  • Premièrement, il s’est constitué une catégorie d’intermédiaires sociaux chargés d’animer les opérations au service des villes (chefs de projets de quartier et de contrats de ville), qui n’ont eu de cesse que de stimuler la dimension participative autour des programmes : « Au stade de la définition de projets de réhabilitation de logement ou des démarches d’insertion et d’animation culturelle, on tente en effet de consulter les habitants, et de les impliquer dans les choix collectifs. Enquêtes de travailleurs sociaux ; intervention des sociologues. Mais, surtout, soutien à des associations existantes, et même incitation à en créer de nouvelles, afin de mettre en valeur des groupes de jeunes ou des mouvements de femme. » ( Jean-Pierre Gaudin, 2007, p.48). On peut certes penser qu’il s’agit là d’une participation impulsée par le haut, qui ne part pas d’une volonté massive des habitants, plus généralement des citoyens, d’intervenir directement sur les questions qui les concernent ; mais, l’un des enseignements issu des multiples initiatives de participation, qui se sont déroulées dans le cadre de la démarche du développement social dans les années 1980, est que c’est principalement l’absence d’une procédure formalisée et officialisée du débat public qui a fait défaut, laissant les habitants-citoyens dans l’indétermination quant à leur poids réel sur la décision.

  • Deuxièmement, même si les Commissions locales n’ont pas fait l’objet d’une définition suffisamment précise - quant à leur rôle dans la décision finale, la fonction des différentes parties prenantes, les compétences à acquérir pour les représentants de la société civile ou l’organisation du débat public en vue de rompre la trop grande dissymétrie entre ces derniers et les acteurs institutionnels -, elles ouvrent néanmoins une opportunité nouvelle et très intéressante dans le sens d’une pérennisation de l’interaction entre la sphère institutionnelle (élus locaux, représentants administratifs, etc.), d’une part, et celle de la société civile (associations formelles, informelles, citoyens non engagés, etc.). On a là un cadre particulièrement approprié pour l’initiation d’une démocratie délibérative dans le sens défini par Habermas, qui insiste sur les conditions d’organisation continue des délibérations les plus ouvertes aux citoyens, les plus informées et les plus argumentées possibles, en préalable aux décisions sur les choix publics. (Loïc Blondiaux, 2008, pp. 42-44 ; Simon Wuhl, 2002, pp. 240-266, et 2007, pp.113-114).

Depuis les années 1990 : formalisation et légitimation de l’action participative

Après une période d’intensification des mobilisations critiques à la fin des années 1980 dans les secteurs de la ville, des grands projets d’aménagement et de l’environnement, les pouvoirs publics vont s’employer à formaliser, à institutionnaliser et à promouvoir une véritable ingénierie de la participation des usagers, y compris pour des projets importants qui requièrent des compétences techniques spécialisées. Il s’agit pour les autorités de reprendre le contrôle d’un mouvement grandissant de contestation qui s’exprime dans le domaine du cadre de vie, en répondant partiellement aux revendications exprimées d’une plus grande démocratisation dans la prise de décision.

Parmi la multitude des initiatives issues de l’institution ou de la société civile dans son acception la plus large, qui se sont développées depuis les années 1990, nous retiendrons deux des évolutions les plus marquantes :

  • La création en 1995 d’une Commission nationale du débat public (CNDP), pour favoriser et organiser les débats avec des représentants de la société civile, au cours de l’élaboration de grands projets d’aménagement - tracé de lignes à haute tension, stockage des déchets nucléaires, construction d’un aéroport, etc. -, qui ont un impact sur l’environnement. Point important : la CNDP deviendra indépendante de toute autorité administrative en 2002.

  • La constitution d’une ingénierie de la participation, grâce à une multitude d’acteurs aux compétences diversifiées (experts, juristes, chercheurs, militants, etc.) qui se mettent au service des citoyens sans compétences sur les secteurs de l’urbain et du cadre de vie au départ, généralisant la démarche initiée dans le cadre de l’action entreprise à l’Alma-gare de Roubaix dans les années 1970. Un grand nombre d’actions de participation, fécondées par l’apport de compétences variées, ont été favorisées et analysées par le Plan Urbanisme, Construction et Architecture du Ministère de l’Equipement (PUCA). (Catherine Neveu, 2007 ; Marion Carrel, Catherine Neveu et Jacques Ion., 2009).

La Commission nationale du débat public (CNDP) est une institution réellement novatrice.

  • Par sa composition : élus locaux, magistrats, représentants d’associations de défense de l’environnement et de consommateurs.

  • Par son fonctionnement : pour les projets supérieurs à un certain montant, émanant de la puissance publique ou de personnes privées, sa saisine est obligatoire. Pour chaque projet qui lui est soumis, la CNDP indépendante nomme une commission spécifique qui dispose de quatre mois pour organiser le débat public avec les associations agréées. Un rapport est alors remis au maître d’ouvrage du projet, centré exclusivement sur la nature des débats et des enjeux soulevés. Celui-ci demeure maître de la décision finale, mais dispose de deux mois pour rendre public son choix final et justifier sa position par rapport à l’orientation des discussions.

  • Par sa conception de la nature des débats enfin, qui repose sur trois principes : d’argumentation, d’équité dans la discussion et de transparence. Il s’agit d’une telle nouveauté dans la préoccupation qualitative de l’organisation de la discussion entre les représentants des institutions et ceux de la société civile que certains y voient l’influence de la problématique de démocratie délibérative d’Habermas : « La philosophie politique du Débat public se veut ici très proche de celle des théories de la démocratie délibérative. La participation, dans ce modèle, est conçue comme une forme d’enquête collective préalable à la prise de décision ». (Loïc Blondiaux, 2008, p. 56).

Ainsi, la CNDP a organisé plusieurs dizaines de débats publics depuis 1997, concernant les lignes de chemin de fer à grande vitesse, le domaine du nucléaire, les lignes de transport d’électricité ou des projets autoroutiers.

Cela dit, un certain nombre de limites viennent atténuer la dimension participative souhaitée par les responsables de la CNDP :

  • D’abord, ce sont les maîtres d’ouvrage qui décident des projets soumis à la discussion. L’argumentaire technique est souvent prépondérant, et les décideurs ont des moyens très supérieurs sur ce terrain, comparés à ceux mobilisés par les représentants de la société civile.

Dans le même sens, ce sont les pouvoirs publics qui décident seuls au final, au vu d’un rapport réduit à la qualité des délibérations, de l’opportunité de poursuivre les projets soumis à discussion.

  • Ensuite, les critères présidant à la composition de la CNDP ne sont pas très transparents. Si cela ne fait pas problème pour le choix des techniciens de l’aménagement, les universitaires ou les spécialistes compétents dans un domaine précis, il en est autrement pour le mode de participation de la société civile. Ici, le fonctionnement de la Commission se sépare de la doctrine d’Habermas sur un point important : le principe d’inclusion, qui implique de trouver les modalités institutionnelles permettant d’associer tous les citoyens qui le souhaitent aux délibérations (qu’ils soient engagés ou non, au sein d’associations formelles ou informelles). Alors que la CNDP ne sollicite souvent que les associations les plus reconnues, avec le risque de constituer à terme une frange de spécialistes de la participation, peu à peu aspirés par les logiques institutionnelles qui prédominent.

Malgré ces limites, les apports introduits en France par la procédure du débat public sont incontestables : organisation méticuleuse de la participation par la médiation d’une Commission indépendante ; délibération publique approfondie avant le lancement de tout projet majeur dans les secteurs vitaux de l’aménagement et de l’environnement ; confrontation systématique entre les critères techniques et les critères d’usage dans le cadre de ces délibérations ; apprentissage d’un travail en commun entre des acteurs sociaux porteurs d’intérêts et de cultures très différents.

Ingénierie et compétences de la participation

Depuis longtemps l’idée prévaut que pour crédibiliser une démarche participative, qu’elle qu’en soient les modalités, il faut réduire l’asymétrie qui préexiste entre les institutionnels et leurs experts disposant du savoir technique (et du pouvoir ultime de décision), d’une part, et les représentants de la société civile peu équipés sur ce plan. Face à cette nécessité majeure, deux orientations se dégagent :

  • La première s’appuie sur l’émergence de « spécialistes de la participation », comprenant aussi bien des anciens militants des luttes urbaines que des entreprises nouvelles de communication, qui se donnent pour objectif d’informer et de former les profanes aux savoirs technico-scientifiques, du moins à ceux nécessaires à la compréhension des enjeux. Ces médiateurs jouent ici un rôle très actif, non seulement dans l’organisation des débats entre experts et profanes, mais également comme pédagogues à l’égard de ces derniers supposés incompétents au départ. Le risque alors, est de pérenniser une catégorie d’acteurs sociaux - des experts en participation -, qui feraient écran entre les citoyens ordinaires et les décideurs.

  • La seconde optique part du principe selon lequel chacun des acteurs sociaux doit demeurer dans son rôle : le spécialiste informe le citoyen sur les contraintes technico-économiques et le citoyen ordinaire, à égalité, informe sur les contraintes d’un équipement ou d’un gros ouvrage. Dans cette conception, il existe certes des médiateurs pour organiser les débats, mais ils n’ont aucun rôle pédagogique de surplomb vis-à-vis des associatifs ou des citoyens profanes au départ. C’est l’hybridation des processus de discussion qui produit un apprentissage commun, chaque partie assimilant peu à peu les contraintes de l’autre sur les plans de la technique et de l’usage.

Cette démarche est celle des « forums de citoyens » ou des « conférences de consensus », qui se sont surtout développées en Europe du Nord, et qui ont été expérimentées en France (dans le cas des OGM). Elle est favorisée par le fait que dans de nombreux domaines, y compris ceux de l’équipement urbain, les experts sont eux-mêmes divisés quant à leurs effets à terme.

Donnons deux exemples de prise en compte des compétences spécifiques des usagers- habitants dans la réalisation de projets urbains, présentés au cours des séminaires de 2006 et 2007 du Plan Urbanisme, Construction et Architecture (PUCA), sur « Les intermittences de la démocratie » ( Marion Carrel, Catherine Neveu et Jacques Ion., 2009).

Le premier concerne une recherche en cours ambitieuse sur la méthode d’intégration des compétences des usagers lors des opérations de restructuration urbaine engagées dans l’agglomération de Saint-Etienne (Pascale Pichon, 2009). A l’aide d’une équipe pluri-disciplinaire comportant notamment des sociologues-urbanistes, la démarche promue par ces médiateurs se décline en trois étapes :

  • Révéler les compétences : Des enquêtes mettent ainsi au jour les compétences fondées sur les pratiques et les usages (mémoire des lieux, perception de sécurité ou d’insécurité, d’enfermement ou d’ouverture, etc.).

  • Activer les compétences : des ateliers (de un ou plusieurs jours) sont mis en place, entre chercheurs, usagers et praticiens, afin d’étudier les modalités de prise en compte des compétences d’usage dans les projets d’aménagement. Par exemple, les pratiques d’usage révèlent le besoin de création d’une passerelle piétonne qui ouvrirait l’espace habité sur un parc régional, perspective complètement négligée par le projet technique initial d’aménagement.

  • Intégrer les compétences : Il s’agit alors, en se fondant sur le travail initié par les différents ateliers, de construire différents scénarii intégrant les compétences, révélées et activées, des usagers.

Le second exemple porte sur la méthode dite de «  qualification mutuelle », mise au point par une consultante (Suzanne Rosenberg, 2009). Il s’agit de réunir pendant une douzaine de journées des habitants-usagers et des professionnels, afin de les conduire à formuler des propositions sur le fonctionnement des services publics. Ici, il n’est pas demandé aux habitants d’être « représentatifs » : c’est par la confrontation des points de vue que le diagnostic et les propositions se formalisent. Par ailleurs, les usagers qui s’engagent dans ces expériences sont indemnisés sur la base du SMIC horaire, ce qui garantit le sérieux et la reconnaissance de leur « expertise » au service du bien commun.

En analysant différentes expériences de qualification mutuelle, Marion Carrel note des différences dans les effets constatés vis-à-vis de la dynamique participative : Dans un cas, concernant l’attribution des logements sociaux, une réelle dynamique participative s’est enclenchée ; dans une autre expérience, autour de projets d’insertion urbaine (service collectif de transport, foyer d’hébergement), la dynamique s’est enlisée, sans toutefois retomber complètement ; dans une troisième initiative, sur l’amélioration du fonctionnement des services publics locaux, la dynamique s’est arrêtée et l’expérience a été abandonnée. La chercheuse conclut de cette évaluation contrastée : « La prise en compte de l’environnement des dispositifs participatifs conduit à relativiser la toute puissance des procédures, dispositifs et méthodologies participatives, sur la réalité sociale. Avec une méthodologie et une animation similaire, on a en effet constaté que l’impact sur le public suscité par le dispositif participatif pouvait varier sensiblement selon les objectifs poursuivis par les commanditaires, mais également selon les thèmes, territoires et individus impliqués dans l’expérience ». (Marion Carrel, 2009, p. 99).

Cette conception de la prise en compte des compétences d’usage des citoyens s’apparente à la problématique d’Habermas de la démocratie délibérative. Il existe toutefois deux différences importantes entre les deux approches :

D’abord, si dans les deux cas les compétences des citoyens ordinaires sont reconnues, Habermas distingue toutefois clairement les champs de légitimité des deux sphères de la société civile (associations formelles ou informelles, citoyens non organisés), d’une part, et des institutions de toute nature (politiques, administratives, économiques et techniques, etc.), d’autre part. La société civile est le lieu de d’émergence et de définition des aspirations les plus authentiques des citoyens, sans interférence avec d’autres logiques d’intérêts (ou logiques de pouvoir). Les institutions sont les plus à même de légaliser, concrétiser et pérenniser les aspirations évolutives des citoyens. Cependant, des formes d’interventions citoyennes directes sont nécessaires, afin d’éviter que les logiques systémiques de pouvoir ne détournent les institutions d’une orientation centrée sur la recherche de réponses aux demandes issues de la société civile (Jürgen Habermas, 1990, pp. 161-162).

Ensuite, la démocratie délibérative se sépare des conceptions françaises sur la procédure de confrontation entre citoyens et experts institutionnels. Dans les expériences citées ci-dessus en effet, les modalités de cette interrelation entre citoyens et praticiens sont organisées sur des périodes limitées dans le temps, en vue de favoriser un apprentissage commun entre des acteurs de nature différente. Dans l’approche de la démocratie délibérative au contraire, la confrontation entre les deux domaines de légitimité – de la société civile, d’une part, des institutions, d’autre part – doit se poursuivre de façon quasi-permanente, dans le cadre de procédures appropriées à cet effet. (Voir Simon Wuhl, 2002, pp.235-266, sur une application possible de la démocratie délibérative de Habermas dans le domaine des politiques de l’emploi et de l’insertion en France).

Conclusion : Une progression de l’idée et des pratiques de démocratie participative.

L’idée de démocratie participative, quelle que soit sa forme, fait l’objet de critiques multiples. Pour les uns, dans une perspective radicale, seuls les mouvements sociaux sont à même de transformer le mépris social des catégories dominées en invention d’une nouvelle conception de la citoyenneté fondée sur une « lutte pour la reconnaissance » (Axel Honneth, 2000). A défaut, dans cette optique, la citoyenneté n’est qu’une mystique qui ne tient pas ses promesses d’universalisme « ni à l’extérieur, où elle repousse l’étranger, ni à l’intérieur, où elle confine ce qui dérange » (Numa Murard, 2009).

Pour d’autres, dans une veine plutôt conservatrice, l’introduction des formes de démocratie directe aux côtés de la démocratie représentative ferait basculer cette dernière dans la démocratie d’opinion, la démagogie et le populisme. Ce type de critiques, venant plutôt des élites politiques et journalistiques, monte en puissance au fur et à mesure que les partis politiques traditionnels perdent de leur emprise sur le monde social, d’une part, et que des formes de démocratie plus directe se répandent, d’autre part (forums et blogs sur internet, référendums, émergence de la démocratie participative dans le débat politique public, etc.).

Par ailleurs, de nombreuses critiques émanent également des mouvances qui souhaitent améliorer et développer les formes actuelles de démocratie participative en France. On peut citer par exemple : la double asymétrie qui règne au sein de ces démarches, premièrement, entre les institutions et la société civile, deuxièmement, entre les couches moyennes éclairées et les populations défavorisées ; les tentations, de la part des pouvoirs en place, d’instrumentaliser la participation des citoyens pour prévenir toute contestation trop véhémente ; son cantonnement trop fréquent dans le localisme sans prise réelle sur les enjeux de la décision ; les risques de constitution de nouvelles élites qui capteraient l’ensemble des pratiques participatives ; ou, plus généralement, le flou conceptuel de la notion même de « démocratie participative », dont le statut demeure ambigu, entre le complément et l’alternative à la démocratie représentative.

Toutes ces critiques ont été largement diffusées, notamment par la recherche en sciences sociales, depuis une quarantaine d’années. Elles n’ont pas entravé la vitalité des initiatives et des expériences en France, qui se sont souvent orientées vers l’aide à l’intégration des milieux populaires au processus participatif, sous forme d’« ateliers populaires d’urbanisme », de « groupes de qualification mutuelle », de « théâtre forum », ou, comme à Roubaix, d’« Université populaire et citoyenne » (Vincent Boutry, 2009).

Rappelons, également, que l’idée de démocratie participative a reçu une consécration institutionnelle par la loi Vaillant de 2002 (sur la démocratie de proximité), qui oblige à la création de conseils de quartier dans les villes de plus de 80.000 habitants, d’une part, et, d’autre part, qui institue la Commission nationale de débat public (CNDP) en autorité indépendante des pouvoirs publics.

Par ailleurs, l’esprit de la démocratie participative s’est répandu dans de nombreux pays étrangers avec des initiatives d’envergure tant locale que nationale.

Parmi les modèles les plus connus, citons les jurys citoyens (Anja Röcke et Yves Sintomer, 2005) sur les problèmes locaux, et les conférences de consensus (Dominique Bourg et Daniel Boy, 2009) concernant des questions d’envergure plus générale, aux implications complexes sur les groupes sociaux (surveillance électronique, biotechnologies et nanotechnologies, organismes génétiquement modifiés, etc.). Dans les deux cas, il s’agit de constituer des panels aléatoires de citoyens, qui, après des séances de formation et de discussion avec des experts compétents, doivent produire un avis étayé sur les sujets abordés.

Mais le modèle le plus intéressant, dans notre perspective de démocratisation de la gouvernance urbaine, est celui dit du « budget participatif », qui s’est largement développé dans le monde depuis son élaboration à Porto Alegre au Brésil en 1988. Ce modèle, lui aussi très abondamment commenté, a instauré une nouveauté radicale en comparaison des initiatives existantes de participation dans la gestion urbaine. D’une part en effet, la population concernée dispose d’un pouvoir réel d’influence sur les décisions d’affectation d’une partie du budget communal ; d’autre part, le processus de démocratie participative est organisé de façon très rigoureuse, afin d’élargir le plus possible les possibilités d’intervention des citoyens sur les projets qui les concernent. Ainsi, à Porto Alegre, au cours des quinze années de fonctionnement de cette initiative, le processus participatif se déroule comme suit : des propositions sont d’abord votées quartier par quartier au sein d’assemblées de citoyens qui élisent des représentants ; puis, elles sont synthétisées et arbitrées dans le cadre d’un conseil élargi, où se confrontent les points de vue entre portes- paroles directs des citoyens et techniciens de la gestion municipale. De plus, la démocratie participative ici s’accompagne d’une prise en compte de la justice sociale : un effort de redistribution en termes d’équipements et de services publics, est fait en direction des quartiers les plus défavorisés.

Quelles leçons peut-on dégager de ce modèle de démocratie par le budget participatif ? Contrairement à ce qui est souvent mis en avant, ce n’est pas la soumission d’une partie des ressources municipales à l’influence d’un processus participatif qui nous semble le plus important. Nous insisterons plutôt sur les caractéristiques de la démarche engagée à Porto Alegre pour orienter les décisions : un processus long, quasi- continu, comprenant des étapes de confrontation et de synthèse. Il y a là les ingrédients pour initier une véritable démocratie délibérative, suivant les principes d’un échange argumentaire informé, de l’inclusion d’un maximum de citoyens à la démarche (potentiellement au moins), et de la publicité des débats sur les questions en conflit. Autrement dit, ce qui nous semble prioritaire, c’est d’organiser une telle démocratie délibérative autour des grands enjeux de la gestion municipale, en amont, pour orienter les décisions, et en aval, pour en évaluer les effets et les implications sur les groupes sociaux. Et non de se focaliser sur les aspects technico-financiers de la décision elle-même, et ce, sur une partie seulement des ressources municipales (on constate d’ailleurs que les budgets participatifs portent sur des ressources financières restreintes, dans les expériences, au Brésil et ailleurs, consécutives à celle de Porto Alegre).

 

En conclusion, à l’observation de l’évolution historique des démarches de démocratisation de la gouvernance urbaine, d’une part, de la richesse et de la variété des initiatives participatives en France comme dans une grande partie du monde, d’autre part, on peut souscrire au constat de Yves Sintomer : « Les défis à affronter sont nombreux. Les chemins qui seront empruntés dans l’avenir commencent seulement à se dessiner, mais il est d’ores et déjà clair qu’un mouvement de fond est engagé. » (Yves Sintomer, 2009, p.10).

BIBLIOGRAPHIE

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  • Alain Touraine, La production de la société, Le Seuil, 1973.

  • Simon Wuhl, L’égalité. Nouveaux débats, PUF, 2002.

  • Simon Wuhl, Discrimination positive et justice sociale, PUF, 2007.

 

Ver también