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Análisis

Le principe de subsidiarité active

Concilier unité et diversité

Por Pierre Calame

1996

En 1993, Pierre Calame introduit pour la première fois le concept de « subsidiarité active » lors du séminaire européen de Copenhague sur l’exclusion sociale. Le mot rencontra un écho, suscita la curiosité mais ne fait pas, jusqu’à cette note de 1996, l’objet d’une description détaillé. Cette note vient donc combler le manque. Pierre Calame y montre la lente gestation du concept de 1970 à 1996.

Contenido

1- Résumé

La « subsidiarité active » est une philosophie et une pratique de la gouvernance qui part d’une nécessité essentielle du monde moderne : concilier l’unité et la diversité.

Notre monde est à la fois profondément interdépendant et infiniment divers. Cette interdépendance nous unit. La mondialisation des échanges de biens, de services d’informations, d’argent la renforce chaque jour un peu plus. L’emprise des hommes sur la biosphère et les risques de déséquilibre qui en résultent obligent à une gestion commune du bien commun dont la fragilité est chaque jour plus évidente. Mais la diversité infinie des milieux écologiques, culturels et sociaux nous enrichit. Plus le monde devient village, plus la technique se dématérialise, plus l’économie se mondialise et plus se confirme l’importance de territoires et de « milieux » capables de cohésion, d’initiative, de partenariat, d’innovation, de mobilisation, d’adaptation fine au « terrain », de responsabilisation.

Les très grandes entreprises, seuls acteurs actuellement à l’échelle de la mondialisation, ont eu à inventer des modes d’organisation respectant cette double exigence d’unité et de diversité. Elles l’ont fait de mille manières, en centralisant la stratégie et en décentralisant les responsabilités opérationnelles, en faisant circuler les expériences et les savoirs par la circulation des hommes, en créant des espaces d’autonomie en leur sein, en décomposant les grands systèmes en unités à taille humaine, en uniformisant par des procédures et des règles de contrôle plutôt qu’en homogénisant les manières de faire, etc… mais leur problème est plus simple que celui de l’action publique.

Pour celle-ci, la conjugaison de l’unité et de la diversité pose des problèmes profondément nouveaux. Aucun problème important ne trouve de solution satisfaisante à une seule échelle : dans l’avenir, le partage des compétences sera l’exception et l’articulation des compétences, la règle.

Or, science politique et traditions administratives sont muettes face à cette nouvelle situation. Traditionnellement elles proposent, pour organiser les responsabilités aux différentes échelles, une alternative : jacobinisme ou subsidiarité.

Pour le jacobin, l’unité est première. La nation, une et indivisible, est le seul corps politique légitime. La souveraineté est au peuple. L’égalité est la règle. Elle s’exprime concrètement par l’uniformité pour ainsi dire géométrique des formes de l’action publique sur tout le territoire. Mais, de ce fait, l’action publique est par essence normalisée, compartimentée et s’adresse à des « individus » pris isolément, tour à tour citoyens, administrés, bénéficiaires, usagers. Le fonctionnaire loyal est (en principe) un fonctionnaire transparent appliquant aux citoyens les règles définies par les élus des citoyens, réunis en Assemblée Nationale.

Ces règles sont autant « d’obligations de moyens » définissant comment il faut faire les choses et non quels objectifs il faut poursuivre. Comment, dans ces conditions, prendre en compte la diversité ? En décentralisant, en reportant à d’autres niveaux des blocs de compétence (le mot veut bien dire ce qu’il veut dire), constituant une sorte de démembrement de la responsabilité nationale. L’action publique est la résultante, la superposition sur le terrain des compétences exercées à différents niveaux. La coopération entre ces niveaux se fait souvent à travers des êtres hybrides, nécessaires mais complexes, des co-financements, par lesquels les deux systèmes vérifient leur convergence.

Pour les tenants de la subsidiarité, c’est au contraire la diversité qui est première, comme est première la libre association de petits groupes liés par des idéaux et intérêts communs. La puissance publique, son intrusion dans la vie privée des individus et des groupes, est un mal nécessaire mais un mal qu’il faut réduire autant que possible, aux empiétements de laquelle il faut sans cesse résister. On délègue cette souveraineté, qui appartient de droit au peuple, à une communauté de plus en plus large au fur et à mesure que s’imposent les nécessités de l’interdépendance.

Au niveau européen, l’alternative du jacobinisme et de la subsidiarité se traduit par le choc entre tenants de l’intergouvernementalité et du fédéralisme. Pour les premiers, la supranationalité est un mal, la négation du caractère sacré et indivisible de la nation. A leurs yeux, la seule solution est la négociation, le pacte, le traité entre nations souveraines. Pour les seconds, la supranationalité résulte du constat pragmatique que l’ampleur des interdépendances dans le monde d’aujourd’hui exige qu’une cohérence et une stratégie soient définies à un niveau « régional », le niveau « national » étant décidément trop étriqué.

Mais les deux systèmes ont en commun de ne concevoir les compétences qu’en termes de répartition, y voyant le seul moyen de parvenir à une clarté des responsabilités, condition théorique de la sanction citoyenne par le vote. Malheureusement, les réalités acceptent de moins en moins de se plier à ces édifices théoriques et il faut un jour ou l’autre accepter comme une donnée fondamentale la gestion de la complexité du monde moderne, fait d’une combinaison de « milieux » et de « réseaux » dont aucun n’est clos.

Il est significatif que la désillusion à l’égard du monde politique s’exprime dans des termes voisins aux différentes échelles de l’Europe à l’agglomération : trop de bureaucratie, trop d’enchevêtrement des procédures et pas assez de cohérence, pas assez de projet collectif. C’est à ce défi à la fois théorique et pratique que prétend répondre la notion de subsidiarité active.

Subsidiarité parce que l’on affirme fermement que la pertinence de l’action publique ne se trouve qu’à la base, dans une appréhension globale et partenariale d’une réalité elle-même globale et systémique qui ne se laisse pas découper en tranches. Parce que l’on affirme fermement que c’est à travers la pratique de projets partagés que peuvent se constituer des « milieux » dynamiques et se tisser la trame d’une société où les individus ne soient pas atomisés.

Mais pourquoi subsidiarité active ? Active parce que l’on reconnaît que dans un monde interdépendant l’articulation des échelles est la règle et que, au rebours des blocs de compétence, les niveaux de formulation des stratégies sont variés et dissociés des niveaux de la gestion quotidienne.

Active aussi parce que l’on ne croit pas que les logiques des niveaux supérieurs peuvent se résumer par des obligations de moyens ou des règles juridiques mais se traduisent à la base par une négociation permanente et des partenariats. Active parce que l’expression des intérêts dont sont garants les « niveaux supérieurs » ne se fait pas par la mise en oeuvre de règles uniformes s’appliquant à des individus isolés, mais par la formulation d’obligations de résultats.

Ces obligations de résultats s’adressent à la communauté des partenaires - fonctionnaires d’Etat, fonctionnaires territoriaux, acteurs privés économiques et associatifs - . Elles contraignent à une pratique partenariale et créent un apprentissage permanent de la pertinence et de la recherche de sens : l’action n’est plus jaugée en référence à ses formes extérieures mais à la manière dont elle a été définie et mise en oeuvre localement, en double référence aux finalités poursuivies (dont certaines sont formulées par des instances régionales ou nationales) et aux réalités spécifiques de chaque contexte.

On a parlé d’intérêts dont sont garants les « niveaux supérieurs ». Cette supériorité ne doit être entendue qu’à son sens géographique - une plus grande échelle - et non au sens « d’intérêt supérieur de la nation ». Il n’y a donc pas de « savoir supérieur » transcendant le local et dont la science ou la légitimité immanente permettrait de définir dans l’abstrait des obligations de résultat. Non. Ces obligations de résultat se construisent à la lumière de l’expérience, par une mise en commun des expériences locales.

La subsidiarité active implique une élaboration collective et continue des obligations de résultats. Elaboration Collective parce que c’est la confrontation d’acteurs engagés dans l’action concrète qui permet de dégager une philosophie générale de l’action. Elaboration Continue parce que cette philosophie est en perpétuelle révision à la lumière de l’expérience. Dans une telle dynamique, l’administration centrale de l’Etat ne tire pas sa légitimité de l’autorité hiérarchique, exercée par l’édiction de normes générales, mais de son aptitude à animer un travail en réseau où sont impliquées différentes catégories d’acteurs.

Révolutions conceptuelle et pratique sont indissociables. Elles conditionnent en France la capacité à réformer l’Etat.

Le texte qui suit raconte, en utilisant une perspective résolument personnelle et chronologique, comment j’en suis arrivé à la conclusion que ce concept de subsidiarité active était à la fois théoriquement nécessaire et pratiquement opérationnel.

2- Subsidiarité active : la genèse des concepts

L’Europe, l’exclusion sociale et l’échange d’expériences

J’ai utilisé le mot « subsidiarité active » pour la première fois en mai 1993 en préparant le séminaire européen de Copenhague sur l’exclusion sociale. Depuis 1989 et l’organisation d’une première rencontre des Ministres du Logement européens sur le thème du logement des plus démunis, j’avais été amené à travailler au niveau européen. Le cas du logement en Europe est extrêmement intéressant. Nul ne nie le lien étroit entre logement et exclusion sociale. L’idée d’un véritable droit au logement, y compris pour les plus pauvres, semble s’imposer dans toute l’Europe. Mais, en même temps, le logement ne fait pas partie des compétences de la Commission européenne et, de surcroît, la répartition des compétences sur le logement entre les différents niveaux territoriaux est éminemment variable d’un pays à l’autre. Parfois c’est l’Etat, parfois ce sont les régions, parfois ce sont les collectivités locales de base qui ont un rôle moteur, mais toujours le résultat final, les conditions de logement des personnes et en particulier des plus pauvres, sont déterminés par la combinaison d’actions et de financements des différents niveaux. En conséquence, que signifie concrètement le fait d’énoncer le droit au logement au niveau européen ? Aucune norme, aucune directive s’imposant aux Etats ne permettra d’atteindre un quelconque résultat. Faut-il pour autant renoncer à ce que l’Europe, en tant que communauté humaine, ait l’ambition d’affirmer un droit au logement ? Nous ne le croyons pas. Il se trouve que pour tirer parti de la diversité de nos réalités européennes, nous avions, à l’issue de la rencontre des Ministres de 1989, créé avec différents réseaux la Charte Européenne pour le droit à habiter et la lutte contre l’exclusion et que celle-ci, dès l’origine, a fondé sa méthode de travail sur l’échange d’expériences. Cela nous avait permis de découvrir que le détour par l’expérience des autres enrichissait chacun d’entre nous alors même que les contextes étaient profondément différents et que les « solutions » trouvées dans un pays n’étaient donc pas transposables. Ce qui est transposable ce n’est pas les réponses, ce sont les questions : c’est l’identification par confrontation d’expériences des difficultés communes, c’est cette identification qui permet d’élaborer ce que nous avons appelé le « cahier des charges des politiques européennes du logement ».

Une « troisième voie » entre jacobinisme et subsidiarité

Au séminaire européen de Copenhague sur l’exclusion, je me trouvais être rapporteur du groupe de travail sur l’extension des droits des plus démunis. Un débat très vif sur la notion de droits économiques et sociaux avait opposé experts latins d’un côté, germaniques ou anglo-saxons de l’autre. Pour les Allemands en particulier, l’affichage constitutionnel de droits sociaux, à l’échelle européenne ou nationale, était un abus de langage puisque la réunion des conditions économiques et sociales d’exercice de ces droits était chez eux de la compétence des Landers ou des villes et qu’en conséquence on énonçait un droit creux, sans véritable recours des prétendus bénéficiaires de ces droits à l’encontre d’un tiers. J’ai vu alors s’affronter les visions jacobine et germanique de l’Etat. Dans cet affrontement, la subsidiarité était au coeur de la discussion. Il m’est apparu alors clairement que l’alternative entre jacobinisme et subsidiarité ne correspondait plus aux réalités de notre temps, précisément parce que dans le domaine de l’exclusion sociale, la situation et les politiques sont nécessairement la combinaison d’actions et d’initiatives de tous niveaux, depuis celles des exclus eux-mêmes jusqu’à celles de l’Europe en passant par les associations, les collectivités locales de base, les régions, etc… Il m’apparut alors que cette inadaptation des concepts maniés par les juristes qui dominent la scène européenne était à la source de bien des blocages en Europe. En effet, je voyais monter un mouvement anti-européen paradoxal. Paradoxal parce qu’il réunissait deux critiques en apparence contradictoires : trop d’Europe d’un côté, trop de directives, un carcan trop tatillon compliquant et bridant toute activité et toute initiative et de l’autre, pas assez d’Europe, un déficit de projet de société à l’échelle de l’Europe, l’absence de compétence de l’Europe sur des questions culturelles, sociales et politiques seules de nature à donner à l’Europe un rayonnement à l’échelle de son pouvoir économique de fait. Si ces deux critiques contradictoires s’unissaient, n’était-ce pas parce que la forme même des liens entre l’Europe et les collectivités territoriales de niveau inférieur était inadéquate aux problèmes ? Pourquoi ne pas s’inspirer des formes développées dans d’autres grandes organisations pour concevoir la nécessaire combinaison de l’unité et de la diversité ? C’est en gros dans ces termes qu’est formulée en 1993 la « proposition de déclaration solennelle sur l’Europe » que j’avais remis à Jacques Delors.

Le parallèle entre la situation de l’Europe et la situation des agglomérations françaises

J’étais d’autant plus sensible à ces contradictions de l’Europe qu’elles me rappellaient point par point les blocages de l’urbanisme et de la planification urbaine en France tels que je les ai vécus de 1968 à 1983. En France, l’espace des interdépendances réelles économiques, techniques, sociales, culturelles s’organise à l’échelle des agglomérations et, en milieu rural, à l’échelle des pays. Toutes les villes françaises d’une certaine taille sont multi-communales. L’agglomération parisienne, à elle seule, regroupe plus de 600 communes. Dans la plupart des villes, par un héritage de l’histoire, la commune centre est la plus grande et la plus peuplée mais dès les années 1960 et 1970, la commune centre, sauf quelques exceptions comme Marseille et Toulouse, n’abritent pas la majorité de la population et l’essentiel de la croissance se situe sur des communes périphériques de plus en plus lointaines avec le phénomène d’urbanisation c’est-à-dire le développement de la résidence principale à la campagne.

Toute l’Europe, de l’après-guerre aux années 1970, a été traversée par des débats sur l’organisation des villes. Il était clair en effet que les réseaux de transports, les marchés fonciers, les marchés du logement ne pouvaient plus être organisés à l’échelle territoriale de la ville pré-industrielle, antérieure au développement de la voiture. Dans un certain nombre de pays ces questions ont été résolues après la guerre mondiale, par des fusions de communes. Ce mouvement, qui semblait irrésistible dans les années 60, a rencontré une vive résistance en France où l’échelon de la commune apparaissait dans l’esprit de tous comme celui même de la démocratie locale. 36 000 communes représentent 500 000 conseillers municipaux, pour l’essentiel bénévoles, dont l’activité représente une trame majeure de l’activité associative et de la citoyenneté en France. De fait, dans l’histoire française, seuls les régimes autoritaires, en particulier le Second Empire et le régime de Vichy, ont réussi des fusions de communes, le Second Empire créant en particulier le Paris que nous connaissons actuellement. Or, les débats sur l’organisation des agglomérations ressemblent comme deux gouttes d’eau aux débats sur l’Europe. Le problème institutionnel auquel nous avions à faire face dans le monde moderne m’apparaissait donc comme un problème fractal : l’agencement des structures territoriales entre elles pose des problèmes identiques depuis la toute petite échelle jusqu’à la très grande échelle, depuis le quartier jusqu’au monde entier. D’où l’importance d’asseoir l’agencement de ces structures sur des concepts adaptés aux problèmes à résoudre, ce qui n’est pas le cas. Le débat traîne en France de décennie en décennie. Beaucoup de systèmes ont été utilisés et il n’est pas de gouvernement qui ne remette la coopération inter-communale et la réforme de la fiscalité locale à l’ordre du jour pour les passer ensuite « comme une patate chaude », comme disent les latino-américains, au gouvernement suivant, faute de l’avoir résolue. C’est qu’en effet nous nous enfermons dans une contradiction liée à de mauvais concepts : enfermés dans une vision de la répartition des compétences, nous avons du mal aussi bien au niveau européen qu’au niveau de l’agglomération à concevoir le combinaison de l’action aux différents niveaux, la souveraineté partagée parce que nous avons le sentiment confus que cela soustrait la gestion locale à une juste évaluation par les électeurs. Idée saugrenue si l’on songe que les campagnes électorales de niveau local comme de niveau national passent maintenant leur temps à « renvoyer à d’autres » - à la mondialisation, à l’Europe, à l’Etat - la responsabilité de ce qui va mal pour s’adjuger la responsabilité de ce qui va bien.

La difficulté des procédures uniformes à s’adapter à la diversité des réalités

Vues avec le recul du temps, les réflexions qui ont mené à la notion de subsidiarité active ont commencé très tôt au cours de ma carrière professionnelle. A partir de 1970, je me suis en effet trouvé engagé, d’abord comme chargé d’études ensuite comme ingénieur d’arrondissement du Ministère de l’Equipement, dans la région de Valenciennes dans le Nord de la France. Ma première activité a porté sur l’élaboration de ce que l’on appelait à l’époque les programmes de modernisation et d’équipement (PME) c’est-à-dire l’effort de programmation des équipements collectifs nécessaires pour accompagner le développement urbain. Cette élaboration était elle-même reliée à celle du Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme (SDAU). Dans les deux cas existaient des procédures nationales. Elles avaient été élaborées au cours de la décennie précédente pour faire face à un développement urbain rapide auquel les institutions traditionnelles, notamment communales, n’étaient pas préparées. Les services de l’Equipement avaient en charge la mise en oeuvre ces procédures. Mais le Valenciennois était un cas atypique. Le problème n’y était pas d’accompagner une croissance urbaine rapide mais de se préparer à faire face à une crise industrielle violente. La prospérité de l’arrondissement, en effet, reposait sur un trépied économique, les mines de charbon, la sidérurgie et la grosse métallurgie. Chacun de ces pieds était vermoulu. Nous étions donc confrontés à un défi : utiliser, pour préparer une reconversion qui se promettait d’être très douloureuse, des procédures qui n’avaient été conçues à cette fin. Ce défi n’interpellait pas seulement les procédures mais aussi les pratiques administratives. Il contraignait à repenser les rapports entre administrations sectorielles. En effet, lorsqu’une région bénéficie d’une dynamique de croissance presque exogène, indépendante de la dynamique propre du milieu local, l’Etat et les collectivités territoriales peuvent accompagner la croissance par des équipements collectifs. La segmentation des administrations et des services, certes regrettable, reste alors supportable : on additionne des routes, des écoles, des espaces verts, des logements et cela produit quelque chose de médiocre mais d’à peu près cohérent car la cohérence est donnée par la croissance même, qui entraîne les équipements dans son sillage. Dans une situation de crise, il en va tout autrement. L’action de l’Etat et des collectivités territoriales doit se recomposer autour de cette crise elle-même.

Nous avions à l’époque un slogan qui résume le propos en deux mots : le schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme ne pouvait pas se contenter d’être un dessin, ce devait être un dessein pour l’avenir de la région. Dans ces conditions, les fonctionnaires que nous étions ne pouvaient sans hypocrisie se définir comme les simples maîtres d’oeuvre de procédures nationales. Ils devaient, au nom de l’Etat, jouer leur partie et assumer leur pouvoir, dont ils disposaient de fait par les moyens financiers qu’ils maniaient, par la compétence qui leur était reconnue ou par leur pouvoir juridique et réglementaire, au service d’un projet commun. Ils devaient, en un mot, passer d’une obligation de moyens à une obligation de résultats.

La recherche de sens et l’importance de la jurisprudence locale

Dans le Valenciennois des années 70 - c’était avant la décentralisation - , je délivrais les permis de construire. Cette activité m’a passionné. Elle a en général mauvaise presse dans une administration de l’Equipement. Les instructeurs de permis de construire y sont assez volontiers perçus comme des bureaucrates appliquant de façon quasi automatique des règlements. Pourtant, je me suis très vite rendu compte de la difficulté de leur mission. En effet, le code de l’urbanisme, au nom de l’unité du territoire et de l’égalité des citoyens devant la loi, définit des règles au niveau national. Toujours le principe d’unité. Mais comme les territoires sont infiniment divers, il faut bien tenir compte des vocations de chacune de leurs parties et c’est le rôle des Plans d’Occupation des Sols (POS) qui définissent un règlement par zone. A partir de là, en apparence, tout est réglé. Règlement national d’urbanisme plus règlement du plan d’occupation des sols semblent suffire à déterminer sans équivoque ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. C’est vrai dans 80 % des cas. Mais ##les règlements locaux, même fins, n’arrivent pas à épuiser l’infinie diversité des situations}}, notamment parce qu’il faut aussi faire la part d’appréciations qualitatives comme l’adaptation d’un projet au site. Un règlement de zone, aussi fin soit-il, est une obligation de moyens, alors que la réalisation d’un urbanisme agréable est une obligation de résultats. Je dus donc constater avec les instructeurs de permis de construire que dès lors qu’ils commençaient à se passionner pour le résultat final, ils étaient confrontés à des dilemmes fréquents. Fallait-il autoriser ? Fallait-il interdire ? Le règlement nous laissait les deux possibilités. A partir de 1976, nous avons progressé grâce à l’établissement d’une jurisprudence locale. J’avais eu cette idée à la lecture des lettres de protestation que je recevais de personnes à qui on avait refusé le permis de construire ou au contraire, de voisins choqués de ce que l’on autorisait. La plupart de ces lettres portaient pour l’essentiel sur l’inégalité des citoyens devant la loi. Cet argument me touchait beaucoup. Et les gens, pour la plupart, admettent que la puissance publique s’oppose a leur propre projet au nom de l’intérêt général mais ne supportent pas le sentiment de l’injustice, de l’inégalité de traitement. Un défi majeur pour l’Administration est de rendre compatible l’adaptation à l’infinie diversité des contextes (au sens strict du terme : aucune parcelle ne ressemble à aucune autre) et l’égalité de traitement des citoyens. La seule manière d’apporter une réponse satisfaisante n’est ni de nier la diversité pour faire prévaloir l’égalité ni d’admettre l’arbitraire pour faire prévaloir la diversité mais d’élaborer une jurisprudence publique. Cette jurisprudence a été construite par la confrontation de nos propres démarches face à la diversité des situations. Chaque vendredi matin, je réunissais l’ensemble des personnes concernées par l’instruction du permis de construire dans les différentes zones de l’arrondissement et nous examinions ensemble les cas « difficiles », une dizaine par semaine environ. Nous élaborions collectivement la décision à prendre en veillant à rédiger la jurisprudence pour nous assurer que nous aurions la même démarche si un cas semblable se présentait. Au cours de la première année, nous eûmes le sentiment de ne jamais rencontrer deux fois la même situation. Mais, progressivement, une typologie des situations s’est esquissée et une certaine stabilité a pu être vérifiée dans la manière d’aborder les problèmes. ##Déplacer l’égalité des citoyens devant la loi d’une obligation uniforme de moyens à une obligation de rigueur et d’équité dans la manière dont les agents de l’Etat chargés de parvenir à un certain résultat traitent les citoyens}}, voilà ce qui a été pour nous un progrès essentiel.

Une telle démarche transforme l’attitude des fonctionnaires : au lieu d’être détenteurs de la règle, ils deviennent détenteurs du sens. Mais pour que le pouvoir dont ils se trouvent ainsi investis soit assumé dans le respect de la démocratie, la démarche qu’ils mettent en oeuvre doit être publique.

1982 : les contre-sens de la décentralisation

A partir de 1980, je me suis retrouvé à Paris chargé de la sous-direction des affaires économiques et foncières. Tout imprégné de ce que nous avions fait dans le Nord de la France au cours de la décennie précédente, j’ai pris de plein fouet le choc de la décentralisation. Cette décentralisation, en effet, je l’appelais de mes voeux pour les raisons qui viennent d’être décrites : il me paraissait essentiel en France de construire et consolider des capacités d’initiative locale face à un avenir qui paraissait beaucoup moins clairement tracé qu’il ne l’avait été au cours des décennies précédentes. Pour construire ce pouvoir local, deux conditions me paraissaient majeures : créer, au niveau fiscal, des espaces de solidarité aux échelles où les interdépendances étaient essentielles, c’est-à-dire au niveau du bassin d’habitat ou du pays ; dissocier les niveaux de définition de la stratégie des niveaux de la gestion quotidienne.

J’avais pu constater sur le terrain combien l’absence de solidarité fiscale était dommageable à tout effort pour gérer le territoire au niveau des véritables inter-dépendances et combien il était essentiel de définir à l’échelle des agglomérations des stratégies à long terme sans pour autant induire pour la gestion quotidienne la lourdeur des fusions de communes ou des communautés urbaines. Mais dans la décentralisation « à la française », au nom de la démocratie locale, on n’a pas voulu imposer l’échelon de l’agglomération.

La première erreur a été de renoncer à faire une réforme de la fiscalité locale. On conserve donc un système où, en schématisant un peu, ce sont dans les villes les supermarchés qui rapportent des recettes et les pauvres qui apportent les dépenses. Comment s’étonner que les collectivités locales aient intérêt à attirer les premiers et à chasser les seconds ? Et c’est le cercle vicieux. On voit se constituer, en Région Parisienne par exemple, des pôles fiscalement riches, comme Paris, les Hauts de Seine. Parce qu’ils sont riches fiscalement, ils sont triplement attractifs pour les entreprises : les impôts sont faibles ; d’autres entreprises sont proches avec lesquelles on peut travailler ; les espaces deviennent socialement valorisés (un siège social dans les Hauts de Seine est plus coté qu’en Seine Saint Denis).

La seconde erreur est de n’avoir pas su penser le rapport de l’unité à la diversité, de n’avoir pas su reconnaître qu’il y avait des échelles auxquelles on pouvait formuler les stratégies à long terme et des échelles où l’on pouvait gérer « au plus près du terrain ». Dans la loi de 1982, la définition de « blocs de compétences » confinait à l’obsession. Il fallait clarifier les responsabilités et tout le débat tournait autour de la répartition des compétences entre les différentes échelles, en finir avec les doubles casquettes, avec les dossiers qui concernent à la fois le département, la commune, la région. Par souci de clarification, on est passé à côté du défi majeur : reconnaître la nécessité de stratégies d’ensemble et, en même temps, donner toute leur valeur aux initiatives locales. Faute d’avoir su conceptualiser l’articulation entre le global et le local, l’articulation entre la vision stratégique et la pratique quotidienne, on a réalisé en France dans les années 80 une décentralisation féodale et rurale, là où la décentralisation devait préparer le pays à l’entrée dans le XXIème siècle.

Le dialogue des entreprises et du territoire et le parallèle entre le privé et le public

En 1987, j’ai eu à mener avec un député, Loïc Bouvard, une mission confiée par Pierre Méhaignerie, alors Ministre de l’équipement et de l’Aménagement du Territoire, sur les nouveaux enjeux de l’aménagement du territoire. Le Ministre avait le sentiment que les efforts menés au cours des années 60 pour décentraliser l’activité économique en France voyaient leurs effets progressivement annulés par le mouvement inverse de reconcentration des pouvoirs de décision à Paris. Cette enquête fut pour nous l’occasion précieuse de rencontrer plus de 60 chefs d’entreprise, à Paris et dans des grandes villes de Province, et de chercher à comprendre les transformations en cours dans les entreprises et ce que ces transformations impliquaient pour une politique d’aménagement du territoire. J’en ai tiré deux leçons essentielles.

La première est que la dématérialisation progressive des techniques, l’abaissement des coûts de transport et la mondialisation des marchés conduisent, paradoxalement, à revaloriser l’importance du territoire. A première vue, le développement de liens d’échange à l’échelle de l’Europe et du monde semble faire disparaître tout intérêt aux proximités physiques qui fondent un territoire mais, en réalité, son importance n’est pas diminuée mais transformée. Nous ne sommes plus au temps où la proximité des matières premières était décisive et gouvernait l’implantation des industries. Par contre, l’économie moderne est une économie complexe. Une entreprise, pour réussir, a besoin de ne pas gérer toute cette complexité elle-même. Même les plus grandes n’y suffiraient pas et c’est pourquoi, après les mouvements d’intégration à l’amont et à l’aval que l’on a connus au début du siècle pour réaliser de gigantesques entreprises intégrées, on a progressivement fait le mouvement inverse, chaque entreprise s’efforçant de se concentrer sur « le coeur de son métier ». Cet effort de reconcentration ne signifie pas que les dépendances à l’égard des autres secteurs d’activité ont disparu. Bien au contraire. Chaque entreprise, chaque activité est donc extrêmement dépendante des conditions de milieu, en particulier de tout ce qui va créer la qualité de l’environnement physique, social, économique et institutionnel de l’entreprise. C’est pourquoi la qualité du milieu local, son caractère dynamique, la richesse des liens qui peuvent s’y nouer et des services que l’on peut y trouver sont devenus si importants ; c’est ce qui explique en particulier le mouvement moderne, constaté dans le monde entier, de métropolisation là où il y a vingt ans on annonçait « la fin des villes », croyant que le développement des transports et des communications à distance supprimerait de façon définitive les économies d’échelle qui avaient justifié la ville d’hier.

La deuxième leçon que j’en ai tirée est l’importance, pour les grandes entreprises elles aussi, de gérer simultanément interdépendance et diversité. Toute grande organisation doit respecter cette double nécessité. Les entreprises y sont parvenu au cours de la décennie 80, de façon relativement homogène en concentrant leurs fonctions stratégiques - la gestion du long terme, de l’argent et du potentiel humain constitué par les cadres - et en donnant par contre une autonomie de plus en plus grande à des unités petites, « à taille humaine » selon l’expression consacrée, seule échelle où est possible la mobilisation des Hommes et l’adaptation à des contextes divers et fluctuants.

Le concept de subsidiarité active et les méthodes pratiques pour le mettre en oeuvre me sont apparus lors d’un entretien avec le directeur général d’une entreprise internationale spécialisée dans le montage de grands projets. Un grand projet d’ingénierie est typiquement une situation où tout se joue dans la capacité à combiner des connaissances techniques multiples dans des contextes culturels, économiques, techniques et politiques chaque fois différents. Un projet est un fusil à un coup. On n’a pas le droit à l’erreur. Un grand projet mal engagé peut être une catastrophe pour l’entreprise. Comment réunir le maximum de chances de réussite ? Le directeur général nous raconta l’évolution radicale adoptée pour répondre à cette question. Jusqu’alors, l’entreprise avait répondu par l’empilement de procédures : pour se prémunir contre les risques d’échec, ils avaient défini pour les chefs de projet des obligations de moyens pour se comporter dans telle et telle situation. Mais comment de telles obligations de moyens auraient-elles pu venir à bout de la diversité des contextes ? On se bornait à faire perdre l’autonomie au directeur de projet et, progressivement, à le transformer en acteur irresponsable, là où il fallait au contraire l’investir de toute sa responsabilité tout en l’enrichissant de toute l’expérience de l’entreprise. C’est pourquoi le directeur général créa un petit groupe de travail qui se réunit pendant deux ans au rythme soutenu d’une semaine par mois pour passer en revue toute l’expérience dont chacun des membres du groupe - des professionnels qualifiés - , se trouvait personnellement porteur. C’est par la confrontation de l’expérience que petit à petit se dessinèrent non pas les recettes du succès mais les grandes lignes des conditions à réunir pour réussir, au-delà de la diversité des contextes. Ainsi, la constance n’est pas à rechercher dans les moyens à mettre en oeuvre mais dans les problèmes à résoudre et l’identification des problèmes ne peut naître que de la confrontation des expériences.

La Déclaration de Caracas : découvrir les constantes structurelles par l’échange d’expérience

A partir de 1988, je me suis consacré à plein temps à la Fondation pour le Progrès de l’Homme, fondation indépendante de droit suisse qui s’est donnée pour objectif général de mobiliser les connaissances au service de défis majeurs pour l’avenir. Cette vocation nous a conduit à nous interroger sur ce qu’étaient « les connaissances utiles à l’action ». Nous étions en effet frappés du décalage qui existait entre la formidable accumulation de connaissances scientifiques et techniques (plus de 90 % des recherches menées depuis le début de l’humanité l’ont été depuis la deuxième guerre mondiale) et le fait que sur le terrain, face aux problèmes essentiels de l’humanité - la paix, l’exclusion sociale, la protection du milieu, l’établissement des relations entre l’Etat et la société,… - , les acteurs étaient ou semblaient démunis de connaissances qui leur soient utiles. Nous en sommes rapidement arrivés à la conclusion simple que « les connaissances utiles à l’action naissent de l’action elle-même ». J’avais d’ailleurs déjà expérimenté cela à de multiples reprises au cours de ma vie professionnelle : ce sont les informations qui viennent de personnes placées dans des situations analogues aux nôtres qui nous paraissent les plus dignes de foi et les plus directivement opérationnelles. Nous avons donc commencé à développer des réseaux et des méthodes pour l’échange d’expériences. L’un des moyens privilégiés est la rencontre : non pas un colloque où chacun vient faire un petit tour et puis s’en va mais la véritable rencontre, où des praticiens peuvent élaborer une parole sur leur propre expérience à la rencontre de l’expérience des autres. On ne peut en effet élaborer une expérience en solitaire.

Une des rencontres marquantes, celle qui, d’une certaine manière a fondé l’idée même de subsidiarité active, fut la rencontre de Caracas, organisée en décembre 1991 avec le gouvernement vénézuélien. Nous avons pu réunir une vingtaine de personnes de différents continents, toutes exerçant des responsabilités politiques ou administratives publiques dans le domaine de la réhabilitation des quartiers pauvres ou de la transformation de la « ville informelle » du Tiers Monde. Réunir des gens aussi divers tenait déjà en soi de la gageure. Les contextes des quartiers populaires sont en effet extrêmement différents d’un pays à l’autre : quoi de commun entre un bidonville africain, un kampung indonésien, un barrio vénézuélien ou mexicain, une favela brésilienne ou une cité HLM de banlieue parisienne ? Espérer en tirer des conclusions communes semblait une gageure plus grande encore. Et pourtant c’est bien ce qu’il s’est passé grâce à la dynamique même de la rencontre. Nous avions demandé à chacun, dans le tour de table, de dire ce qui, d’après son expérience, était le plus difficile à réussir, quels étaient les obstacles fondamentaux auxquels il se heurtait. Et, très vite, il apparut que ces obstacles étaient partout les mêmes. En d’autres termes, malgré les différences de contexte, le rapport entre action publique et situations de pauvreté et de précarité comporte des éléments structurels et l’échange d’expériences permet de les identifier. C’est cette découverte qui nous a fait rédiger, à l’issue de la rencontre, la Déclaration de Caracas qui identifie six questions fondamentales ou principes fondamentaux pour l’action publique dans les quartiers populaires. Le défi de l’action publique dans ces conditions n’est plus d’appliquer dans tous les quartiers en difficulté une procédure uniforme mais de se mettre en situation d’appliquer ces six principes en trouvant à chaque fois les réponses les mieux adaptées aux spécificités du contexte et des partenaires.

Nous avons ainsi montré, on a d’ailleurs pu ensuite le vérifier dans d’autres domaines, qu’il est possible de formuler pour l’action publique des obligations de résultats et non des obligations de moyens et nous avons mis en oeuvre une manière simple et démocratique d’énoncer ces obligations de résultats : loin d’être des principes parachutés par le haut, c’est le résultat d’une élaboration « à partir du bas », grâce à une démarche d’échange d’expériences, des constantes structurelles des situations auxquelles on est affronté.

Ainsi la subsidiarité active pose comme principe un « système en yo-yo ». On part de l’expérience à la base, on confronte ces expériences entre elles, on en déduit les principes fondamentaux qui doivent gouverner l’action, ces principes constituent des obligations de résultats, ils sont de nouveau confrontés à la pratique… Mais cela appelle un changement culturel profond dans l’administration, le passage d’un système hiérarchique à un système en réseau. Vaste programme. Le système mental qui gouverne en France les rapports entre administration centrale et administration locale est actuellement le suivant : on suscite des innovations locales ou plus souvent encore on en identifie. Puis ces innovations sont transformées en « modèles » et on cherche à les généraliser par diffusion des modèles. Toujours la même confusion : parce que la pratique est celle d’un système hiérarchique, on ne parvient pas à imaginer que le rôle de l’administration centrale puisse être d’animer un réseau, d’aider à l’accouchement continu des innovations, à l’échange d’expériences, à l’énoncé collectif d’obligations de résultats.

Evaluation des politiques publiques et obligation de résultats

En 1992, j’ai animé le processus dit « participatif » d’évaluation de la réhabilitation du logement social. Fidèle à ma méthode, j’étais fermement opposé à la vision « scientifique » de l’évaluation selon laquelle il fallait qu’elle soit réalisée par un regard totalement extérieur aux acteurs qui la menaient. Cette vision scientifique renvoie selon moi à une conception fantasmatique de la politique publique : des « décideurs » fixent une politique ; puis des « agents » de la puissance publique la mettent en oeuvre ; puis on en fait une évaluation « scientifique » que l’on restitue aux « décideurs » ; puis au vu de l’évaluation, ces décideurs modifient la politique ; puis les « agents » l’exécutent à nouveau, etc… A cette conception mécaniste, inspirée de la batterie d’artillerie (viser, tirer, regarder l’impact, corriger le tir), j’oppose une vision « constructiviste ». Car un élément central de la qualité des politiques publiques est bien la recherche de sens des agents qui la mettent en oeuvre. Et c’est bien parce que je suis convaincu de cette recherche de sens que je crois à la possibilité pratique de mettre en oeuvre en France des obligations de résultats et non des obligations de moyens.

Nous avons, pour évaluer la politique de réhabilitation, constitué dix groupes locaux, d’agglomération ou départementaux, composés par cooptation de personnes appartenant aux différentes institutions qui, localement, étaient impliquées dans la réhabilitation du logement social. Pendant une année, ces groupes locaux ont travaillé selon une méthodologie commune aboutissant à la rédaction d’une « plate-forme locale de la réhabilitation », élaborée par confrontation d’une multitude d’exemples de réhabilitation. Puis nous avons confronté ces plate-formes locales et nous sommes arrivés sans grande difficulté, par consensus, à élaborer une plate-forme nationale de la réhabilitation. Ce qui signifie en clair que si l’on fait fonds sur le désir de sens des agents de la puissance publique et si l’on met en oeuvre des pratiques adéquates d’échange d’expériences, on arrive à définir assez aisément le cahier des charges d’une bonne réhabilitation et à engager de fait l’auto-transformation des acteurs puisque les conclusions, élaborées par eux-mêmes, sont directement appropriées.

D’une conception hiérarchique à des réseaux en apprentissage permanent

Tous ces exemples montrent que la subsidiarité active conduit à une série de ruptures simultanées :

  • penser en termes d’articulation des échelles géographiques et non plus en termes de répartition des compétences ;

  • penser en termes systémiques d’animation d’un milieu et de combinaison des actions de la puissance publique dans ce milieu et non en termes de juxtaposition d’actions séparées et normatives de différents départements ministériels ;

  • penser en termes d’obligations de résultats et non en termes d’obligations de moyens ;

  • penser en termes de réseau et non en termes de système hiérarchique;

  • penser en termes d’apprentissage continu et de gestion de la mémoire et de l’intelligence collective et non en termes de processus discontinu de décision, de mise en oeuvre, d’évaluation et de rectification des politiques publiques.

C’est, en définitive, passer d’une conception mécaniste de l’action publique à une conception beaucoup plus proche de l’organisation des systèmes vivants.

 

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