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Análisis

Les principes communs de gouvernance : « Le territoire, brique de base de la gouvernance du 21ème siècle »

Extrait de « La démocratie en miettes ». Pour une révolution de la gouvenance.(Deuxième partie, Chapitre 5)

Por Pierre Calame

noviembre 2002

La gestion des territoires locaux pourrait se révéler déterminante au cours du 21ème siècle et les territoires, notamment les grandes villes, pourrait être, dans cinquante ans, des acteurs sociaux plus importants que les grandes entreprises. Mais cela suppose un changement de regard sur les territoires et les développements de nouveaux outils.

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Décrivant les prémices de la Révolution de la gouvernance, j’ai mentionné la redécouverte des territoires et du local à la fois pour le fonctionnement économique lui-même, pour la gestion des ressources naturelles, pour le renouveau de la démocratie et pour la mise en place du partenariat entre acteurs. Au plan politique, cette redécouverte s’est manifestée un peu partout dans le monde par un vaste mouvement de décentralisation au fur et à mesure que l’on a pris conscience de l’importance de la gestion de la diversité et des multiples effets pervers de la centralisation administrative dès lors qu’il s’agissait de gérer un monde de plus en plus complexe. Analysant les différentes catégories de biens, nous avons aussi pris conscience de la place de la gestion des relations territoriales pour chacune des quatre catégories. Et, la présentation du principe de subsidiarité active a montré que c’était à l’échelle locale que devaient se définir la pertinence des politiques et s’articuler les actions des différents niveaux de gouvernance. Faisant maintenant la synthèse de ces différents apports, je vais montrer que le territoire local, concept qui va être précisé plus loin, est la véritable brique de base de la gouvernance, l’unité élémentaire à partir de laquelle tout l’édifice se construit du local au mondial, selon une architecture, un méceano, dont la subsidiarité active est le principe constructif essentiel.

La redécouverte du territoire et le mouvement de décentralisation sont pour le moins paradoxaux à une époque où l’on ne parle que de mondialisation, d’interdépendance planétaire et de globalisation économique. Il est vrai que le mouvement de décentralisation politique ne manque pas d’ambiguïté. Aussi faut-il commencer par lever l’hypothèque d’une conception atrophiée du local qui vise à en faire une sorte d’annexe inodore et sans saveur, un accessoire nécessaire mais somme toute secondaire, du grand mouvement de globalisation économique.

Cette marginalisation du territoire local est tout entière dans l’ambiguïté de la formule : « penser globalement et agir localement » . Cette formule séduisante et séductrice est profondément perverse. Elle laisse à penser que c’est seulement à partir de données globales que l’on peut penser et, d’une certaine manière, elle invalide d’avance une pensée qui naîtrait du local et ne serait pas rattachée à des organisations internationales. Et, plus grave encore, elle renvoie l’action citoyenne au niveau de l’action locale. Ce faisant, elle rejoint un courant de pensée fréquent qui consiste à dire : « les grandes transformations sont portées par des dynamiques internationales, l’évolution des sciences et des techniques, les grands acteurs de l’économie mondiale » . Le citoyen moyen se résout à ne pas avoir de prise sur ces grands facteurs et ces grands acteurs. Mais on reconnaît que la guerre économique fait beaucoup de victimes et il faut alors la compléter par une action locale, si possible citoyenne qui viendra prendre en charge tout ce que l’économie ne gère pas et en atténuera les défauts les plus flagrants.

Cette marginalisation du local prend quatre formes :

1. Le local est défini comme la cour où les enfants s’amusent pendant que les grands travaillent. Les puissants, à Washington, Bruxelles, Londres, Tokyo, Francfort ou Paris se consacrent aux choses sérieuses : la préparation de la guerre, les grandes politiques énergétiques et monétaires, la constitution de groupes économiques mondiaux, la conduite de la guerre économique, l’émergence de nouveaux systèmes techniques. Pendant ce temps, les petits s’amusent dans la cour, sans troubler, du moins tant que les mouvements locaux ne s’étaient pas fédérés pour créer à l’échelle internationale un vaste mouvement de protestation contre la globalisation économique, le travail sérieux des puissants.

2. Le local, c’est le lieu de l’action concrète. On ne dira jamais assez combien cette réduction de l’action et du concret à l’immédiat, à l’immédiatement tangible, à ce dont on peut mesurer rapidement les effets comporte de perversions, en finissant par confondre action et agitation. L’action responsable des citoyens, la mise en cohérence des discours et des actes sont évidemment essentiels mais à condition que soient établis les liens et fédérés les efforts du local au mondial.

3. Troisième forme de marginalisation du local, le considérer comme « l’espace des pauvres » ou comme « l’infirmerie de campagne » , en arrière du front des combats. Il est vrai que les groupes sociaux les plus fragiles, les personnes les moins diplômées, les enfants et les personnes âgées sont bien plus dépendants du tissu de relations et même des systèmes économiques qui s’organisent au niveau local. L’économie informelle est par nature locale comme le sont les services de proximité, les petits boulots, le travail au noir, les réseaux de soutien social. Il est vrai aussi que les classes moyennes, les cadres, les jeunes bien intégrés dans le marché du travail sont beaucoup plus directement immergés dans l’économie mondiale, beaucoup plus consommateurs de biens et de services que l’on trouve sur le marché mondial. Il est vrai aussi que, notamment dans les pays du Sud, les riches demandent des services performants, des routes, des hôpitaux qui fonctionnent, des logements et ne sont pas demandeurs de systèmes d’autogestion de l’eau potable ou de systèmes mutuels d’autoconstruction. Ainsi voit-on qu’en pratique le discours sur la participation et sur le partenariat est réservé aux classes sociales les plus pauvres : comme on n’a pas le moyen de payer les services pour les pauvres, on trouve la cogestion formidable. Et comme les Etats n’arrivent plus à gérer les effets sociaux de la mondialisation, ils en refilent la charge aux communautés locales. Le problème de ce type d’approche est de prendre la partie pour le tout, de réduire l’espace local à ce type de fonction et à ce type de milieu social.

4. La dernière forme de marginalisation du local est de l’associer à l’idée d’ancien, de traditionnel. On s’extasie sur la tradition pour mieux l’asphyxier. Par ce biais, le local est assimilé à la régression identitaire, au repli sur soi, il est opposé à l’ouverture sur le monde.

Placé dans une perspective historique longue, je suis amené à considérer la question sous un angle tout différent. Au lieu de voir le territoire local comme une survivance du passé, je vois au contraire la négation du territoire, l’organisation du système industriel actuel et de l’Etat lui-même, comme une étape transitoire. Le grand mouvement que nous avons connu du 16ème au 20ème siècle a transformé progressivement les territoires en espaces. Nous allons, dans les décennies à venir, assister à la revanche des territoires.

Dans les sociétés traditionnelles et jusqu’au 18ème siècle, on pouvait dans une certaine mesure parler de sous systèmes territoriaux autonomes. C’était à la fois des écosystèmes et des systèmes sociaux politiques et économiques. Ils ne vivaient pas en vase clos. Ils étaient articulés entre eux, soit par des systèmes hiérarchisés comme les royautés, soit par des systèmes d’alliance et d’échange. Néanmoins, le lien de la communauté avec son écosystème avait un sens immédiat. Quand un décalage apparaissait entre l’évolution de la population, de ses modes de vie et de son nombre, et la capacité des écosystèmes, la société répondait soit par des révolutions technologiques, à commencer par la révolution agricole, soit par des dominations et des conquêtes, soit par des migrations, soit par de multiples formes d’autodestruction. C’est ce lien étroit et spécifique entre une société et un territoire qui donnait toute sa valeur à la notion de territoire. Les événements techniques et politiques des 18ème et 19ème siècles ont progressivement transformé les territoires en espaces. Le passage des territoires à l’espace, a supposé, au plan des valeurs, l’émergence de l’individu, par opposition à la communauté. Au plan des techniques, elle a supposé la mobilisation de l’énergie fossile. Au plan des doctrines, le triomphe du darwinisme social. Au plan politique, elle a consisté à transformer la communauté en citoyens atomisés. Cette transformation, issue de la Renaissance, trouve sa pleine expression politique au moment de la révolution française. On remplace la communauté par les individus citoyens et la juxtaposition des territoires singuliers qui forment la nation en l’espace de la nation, une et indivisible. Voilà que s’introduit une première idée fondamentale du passage du territoire à l’espace : on veut une société sans grumeau.

Le mouvement de transformation des communautés en citoyens « libres » a été rendu possible en s’affranchissant des liens étroits entre chaque communauté et son écosystème, par la révolution de l’énergie qui a conduit à aller chercher toujours plus loin de l’énergie fossile. Cette transformation dans le champ politique a son équivalent dans le champ économique. Au citoyen au sein de la Nation correspond le consommateur et le producteur au sein du marché. Les « lois du marché » sont, au plan des sciences sociales, le pendant des lois de la gravité, des lois électromagnétiques ou de la thermodynamique dans le domaine physique. Il est d’ailleurs significatif que l’on parle de « marché parfait » dans les mêmes termes où l’on parle en physique de « gaz parfait »  : le premier fait agir des producteurs sans lien entre eux, le second des molécules sans lien entre elles. On retrouve la « société sans grumeau » .

Dans la dynamique de passage des territoires à l’espace abstrait, les systèmes sociaux et économiques anciens se désarticulent. Dans le nouveau contexte technique, philosophique et politique ainsi créé, un nouvel acteur social va se développer jusqu’à devenir presque hégémonique parce qu’il constitue une espèce particulièrement adaptée aux nouvelles conditions du milieu. Ce nouvel acteur social c’est bien entendu l’entreprise. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que les acteurs de la Révolution française n’avaient nullement conscience de l’émergence de l’entreprise. Ils n’avaient pas perçu la montée, pourtant déjà à l’œuvre sous leurs yeux, de ce qui allait devenir l’acteur dominant les deux prochains siècles. Cela est si vrai que l’on a mis beaucoup de temps, au 19ème siècle, pour construire un modèle mental de l’entreprise et, faute de réflexion autonome sur ce nouvel acteur, on s’est pendant longtemps inspiré pour son organisation soit de la famille, soit de l’armée. Les raisons pour lesquelles ce nouvel acteur social, cette nouvelle espèce était si bien adaptée aux conditions du milieu qu’il a grandi et prospéré jusqu’à devenir l’acteur dominant du 20ème siècle sont nombreuses. D’abord, au moment où les modes de production ont incorporé de plus en plus de savoirs théoriques et de machines, de nouvelles médiations étaient nécessaires entre les savoirs d’un côté et les besoins de l’autre et c’est l’entreprise qui a constitué ce système de médiation. Ensuite, contrairement aux communautés, l’entreprise est un acteur mobile. Elle s’est imposée par ses très rapides capacités de déplacement et d’adaptation. L’entreprise, enfin, et les filières verticales qu’elle crée a bien correspondu à une étape de développement où les cycles écologiques, jusque là fermés, se sont ouverts du fait de l’injection de ressources naturelles et d’énergie extérieures aux communautés traditionnelles.

Or, au fil des pages, nous avons découvert les multiples raisons pour lesquelles d’autres logiques économiques et sociales, d’autres systèmes techniques allaient émerger. Les impasses d’un modèle de développement où la société consomme plus que la biosphère n’est capable d’en reproduire, conduisent à revenir à une plus grande fermeture des cycles au même moment les systèmes de production évoluent, privilégiant cette fois l’organisation des savoirs faire et la mobilisation de biens qui se multiplient en se partageant. C’est cette évolution qui fonde l’émergence au 21ème siècle de nouveaux acteurs sociaux. Et c’est la source de la revanche des territoires.

Mais qu’est ce qu’un territoire et dans quelles conditions peut-il devenir la brique de base de la gouvernance ? Plus encore que dans les autres domaines, une révolution de la pensée est nécessaire.

Si vous demandez à un responsable administratif et politique local ce qu’est un territoire, si vous demandez à un planificateur local ce qu’est un territoire, il vous rira au nez tellement la question lui paraît évidente. Un territoire, pour lui, c’est une surface physique délimitée par des frontières administratives et politiques. C’est ce territoire qu’il gère et il n’en connaît pas d’autres. Certes, il n’ignore pas qu’au sein de ce territoire et entre ce territoire et le reste du monde il y a un grand nombre d’échanges et de relations, mais ce n’est pas l’objet de son travail. Et si l’on demande : « quel peut être le rôle du territoire dans la mise en œuvre de la gouvernance et des politiques publiques » , qu’il s’agisse de l’habitat ou des transports, de l’environnement ou de l’éducation, de la santé, de l’eau ou du développement économique, le premier réflexe sera de s’interroger sur : « le territoire pertinent » . On entend par territoire pertinent la « bonne échelle » pour aborder chacun de ces problèmes. Le drame de ce mode d’approche est que la société évolue en permanence, que les villes par exemple ne cessent de s’étendre dans l’espace jusqu’au point où à leur frange la distinction entre ville et monde rural devient de plus en plus factice. En outre, chaque type de problème conduirait à définir son propre « territoire pertinent »  : celui à l’échelle desquels s’organisent les interdépendances majeures pour le problème. Ce sera le bassin d’habitat peut être pour le logement, le réseau de transport urbain et périurbain pour le transport, le bassin d’emploi pour le développement économique, les principaux bassins versants pour l’eau, etc.. En outre, les structures politiques et administratives évoluent infiniment plus lentement que la nature technique économique et sociale des problèmes, de sorte que si l’on espère fonder la gouvernance sur l’adaptation des structures administratives à l’échelle pertinente des différents problèmes, on se livre à une course poursuite pratiquement perdue d’avance.

Le point de vue change du tout au tout si l’on définit le monde d’aujourd’hui, en particulier le territoire comme un système complexe de relations et d’échanges. Alors, le développement a pour objet de mieux valoriser, mieux développer et mieux maîtriser les différents systèmes de relation. La gestion territoriale va supposer de bien les connaître et d’apprendre les multiples manières de les enrichir. Le territoire nous apparaît alors non plus comme une surface géographique ou une entité administrative et politique définissant un intérieur et un extérieur mais comme l’endroit où se superposent des nœuds de relation de différentes natures. Et si, par l’application du principe de subsidiarité active, nous nous intéressons à l’art de faire coopérer ensemble des entités administratives et politiques de différentes échelles, la question des « territoires pertinents » devient secondaire. L’important est que le méceano de la gouvernance fonctionne et que, du quartier à la commune, de la commune à l’agglomération, de l’agglomération à la région, et au delà, le système de relations fonctionne convenablement pour les différentes catégories de problèmes. Les exemples de gestion de ressources naturelles, en particulier de l’eau, traitée à propos des biens de troisième catégorie, illustrent la manière dont s’organisent les relations entre la gestion de l’eau à toute petite échelle et la gestion à l’échelle internationale.

C’est précisément l’importance nouvelle des relations qui amène à reterritorialiser la pensée : le territoire y apparaît sous deux formes ; c’est d’abord une superposition de relations essentielles, entre les différents problèmes, entre les différents acteurs, entre l’humanité et la biosphère, un espace privilégié de valorisation des biens qui se multiplient en se partageant ; c’est ensuite le lieu même où s’organisent les relations entre les niveaux de gouvernance.

Dès lors, la problématique classique « pensons globalement et agissons localement » s’inverse pratiquement. C’est à partir du local qu’il faut penser. Pour penser les relations, on ne peut que « penser avec ses pieds » , penser à partir des réalités locales. Responsable de la conversion d’un grand domaine agricole appartenant à la fondation, la Bergerie, dont a été entreprise la conversion à l’agriculture biologique dans une nouvelle vision des relations entre l’activité agricole et le territoire, Matthieu Calame fait observer en outre que dans un univers de plus en plus aseptisé, de plus en plus virtuel, où les représentations abstraites et les produits transformés, empaquetés, sous vide, viennent en quelque sorte s’interposer entre nous et le monde concret, la réintroduction de l’élevage dans un système céréalier est une manière de réintroduire aux portes de la ville la merde et la mort. La merde, c’est-à-dire la production de fumier, et la mort, implicite mais omniprésente, dans la production de viande. C’est une manière particulièrement illustrative d’énoncer une réalité plus générale : partir du territoire oblige à partir de réalités concrètes, d’acteurs concrets, de liens concrets en lieu et place du maniement de systèmes abstraits pour lesquels il n’y a finalement plus de critère pour démêler le vrai du faux. Cette appréhension concrète de la réalité, du temps, des acteurs sociaux est absolument indispensable dans le monde d’aujourd’hui. Par exemple, l’inscription des réalités actuelles dans l’histoire devient tangible et vivifiante quand elle s’observe concrètement sur un territoire dont on observe les mutations et c’est la raison pour laquelle il n’y a à mon sens aucune éducation possible aujourd’hui sans enracinement dans un territoire.

Pour les mêmes raisons, c’est à partir de réalités territoriales qu’il est possible de comprendre la nature de notre modèle actuel de développement et d’en interroger les fondements. Cette dimension a été particulièrement soulignée par le chantier international de travail de l’Alliance sur la gestion des territoires. En Septembre 1997, le chantier de l’Alliance a organisé au Canada un séminaire international d’où est issue « la déclaration de Jonquiere » . Cette déclaration, met en avant trois grandes innovations pour la gestion des territoires : inventer localement des formes alternatives de développement ; faire évoluer la gouvernance des territoires ; réinventer les liens entre le local et le global. Je retiendrai ici le premier axe qui reflète parfaitement bien cet impératif de « penser localement » , « penser avec les pieds » , « penser et entreprendre » en étant enraciné dans le temps et dans l’espace. C’est bien à l’échelle du territoire que l’on peut interroger les modèles de développement actuel et les systèmes mentaux et conceptuels qui les fondent. C’est au niveau local que l’on peut le mieux décrire les pathologies de notre mode actuel de développement, que l’on peut interroger la réalité des besoins que l’on prétend satisfaire, que l’on peut esquisser des alternatives. Dans tous les pays du monde les logiques de la globalisation économique produisent leurs effets au niveau le plus local. Un paysan du Mali, par exemple est immédiatement touché par l’organisation mondiale des filières de production et de commercialisation du riz comme il est touché par les subventions versées par les Etats Unis à ses producteurs de coton. Je dirais même que le propre de la mondialisation est précisément que chaque fragment de la société mondiale contient en quelque sorte les gènes de cette société entre formation et qu’ainsi l’accès à la totalité est possible à partir d’une compréhension intime d’un quelconque de ses fragments.

En définitive, si l’on revient à la subsidiarité active, le territoire apparaît à la fois comme le point d’application de principes directeurs définis à une autre échelle, l’espace de coopération entre les différentes échelles de gouvernance mais aussi le lieu à partir duquel on pense, on évalue, on ouvre de nouvelles pistes.

C’est en partant de ces constats que l’économiste philippin Sixto Roxas a été le premier, à ma connaissance, à énoncer l’hypothèse que les territoires, dans son esprit des communautés de 100 000 personnes environ, étaient appelés à devenir l’acteur social de demain. L’acteur le mieux adapté à la gestion des relations, l’acteur le mieux adapté à l’organisation des relations entre le local et le global, l’acteur le mieux adapté à la gestion des biens qui se multiplient en se partageant. Pour des raisons comparables en France, le groupe de travail du Commissariat au Plan consacré aux relations entre territoires et exclusion sociale qui s’est réuni en 1998 sous la présidence de Jean-Paul Delevoye, était arrivé à une conclusion voisine. Face à la crise des grands systèmes, les Eglises, les syndicats, les partis, le territoire qui assuraient jusqu’à présent la médiation entre les individus et la société, est devenu la médiation essentielle entre les individus et la société.

Mais qu’il est long, le chemin à parcourir encore pour parvenir à ce que les territoires jouent ce rôle et assument cette responsabilité ! Car un acteur social a besoin de développer ses propres outils de mesure, d’analyse et de gestion. Or, si, au niveau d’une ville ou d’un territoire, il est possible en principe de décrire, valoriser et maîtriser les relations entre les personnes, entre les groupes sociaux, entre la société locale et le monde extérieur, cela ne veut pas dire pour autant que les villes et les territoires le font à l’heure actuelle. C’est même tout le contraire. Une grande agglomération moderne, en France par exemple, connaît infiniment moins bien le système de relations en son sein et avec le monde extérieur que ne le connaissait il y a mille ans un village chinois. C’est un paradoxe étonnant mais facilement explicable : le développement des sciences, des techniques et des systèmes d’information nous a rendus de plus en plus ignorants de notre propre réalité concrète. Non seulement on occulte la mort et la merde mais, de surcroît, comme tout se convertit en valeur monétaire et tout s’échange sur un marché devenu mondial, la valeur monétaire devient la mesure de toute chose et la connaissance des relations concrètes s’estompe.

Une ville française, par exemple, connaît mal ses consommations d’énergie, connaît mal les flux d’échange de biens et de services en son sein et avec l’extérieur, connaît mal les flux d’échange de matières et la circulation des savoirs. Il y a une dizaine d’années, la Direction Régionale de l’Equipement de l’Ile de France m’avait demandé un diagnostic rapide du dispositif mis en place pour l’actualisation du schéma directeur de la région. Ma première proposition avait été, en prélude à une véritable approche d’écologie territoriale, c’est-à-dire d’analyse des flux de matières au sein de la région et avec l’extérieur, de procéder tout simplement à un bilan énergétique de la région. A l’époque, et un an seulement avant le Sommet de la Terre de Rio, cette idée avait fait sourire. Et c’est l’économiste Herman Daly, américain, qui fait observer que « la relation sociale ne faisant pas partie des hypothèses de l’économie, l’approche économique classique est dans l’impossibilité d’évaluer son impact sur les relations sociales » .

De même, Sixto Roxas fait observer qu’un des outils majeurs de l’économie d’entreprise, la consolidation des comptes entre les départements d’une entreprise puis entre les différentes filiales d’un même groupe n’a aucun équivalent à l’échelle des territoires. On ne sait pas ce qui entre et qui sort d’un quartier ou d’une commune, on sait encore moins consolider cette information à l’échelle d’une agglomération ou à l’échelle d’une région. Dans nos sociétés, qui ont toujours tendance, sous l’influence du calcul économique, à privilégier le quantitatif sur le qualitatif, les objets sur les relations entre les objets, ce qui ne se mesure pas ne se gère pas. Il serait facile de constater que la plupart des relations que nous avons décrites au fil des pages et qui s’organisent de manière privilégiée à l’échelle des territoires, ne font aujourd’hui l’objet d’aucune mesure.

Ici et là pourtant, on voit s’esquisser des approches nouvelles. J’en prendrai ici deux exemples pris dans deux domaines différents. Le premier a trait à la gestion des ressources humaines. En France, les syndicats de salariés étaient traditionnellement organisés par branches économiques, reproduisant les logiques de filières à l’œuvre dans les entreprises et dans les Etats. Un des syndicats, la CFDT, a commencé depuis quelques années à adopter une approche territorialisée. Par exemple, dans la région Poitou Charente et à l’occasion d’un besoin conjoncturel, l’embauche massive par une entreprise qui déstabilisait l’ensemble du marché de l’emploi, elle a commencé à nouer des relations partenariales pour concevoir une gestion des ressources humaines à l’échelle d’un territoire. Instantanément, cela a déclenché des approches partenariales d’un genre nouveau.

Le deuxième exemple est relatif à l’organisation industrielle. Nous l’avons déjà mentionné : pour fermer les cycles écologiques, il faut faire en sorte de valoriser les échanges de produits entre entreprises et faire en sorte que le déchet de l’un soit la matière première de l’autre. Cette approche de l’écologie industrielle contraint à passer de l’approche juxtaposée d’établissements industriels sur un même territoire à une approche de leurs relations.

Dans les deux cas, il ne s’agit que de toutes premières ébauches. Le développement d’outils opérationnels de gestion des relations multiples à l’échelle d’un territoire sera dans les décennies à venir un des champs d’innovation les plus prometteurs pour la gouvernance. On découvrira alors, comme je l’évoquais à propos de la mise en perspective historique, que le système industriel issu du 19ème siècle, l’organisation de l’Etat et du marché, bref, tout ce qui avait transformé les territoires en espaces abstraits et sans qualité et les communautés en individus interchangeables n’aura été qu’une parenthèse de l’histoire.

La revanche des territoires s’étend même à des domaines comme l’éducation ou la science qui, transmettant ou élaborant des savoirs universels, semblent devoir être détéritorialisées par leur nature même. Il n’en est rien. L’Agenda pour le 21ème siècle issu de l’Assemblée Mondiale de Citoyens est à cet égard on ne peut plus explicite.

La mutation à venir de l’éducation et de la science est en effet parallèle à celle de la gouvernance et pour les mêmes raisons : si les défis du monde d’aujourd’hui sont des défis de prise en compte des relations, éducation et science doivent en priorité contribuer à relever ces défis. Nicolas Bouleau, mathématicien et professeur à l’école des Ponts et Chaussées fait à cet égard une observation particulièrement intéressante. Selon lui, il y a deux types de science et non une seule. La première, devenue progressivement hégémonique au cours des deux derniers siècles, s’attache à énoncer des principes vrais quelque soit le contexte. Pour parler le langage des mathématiciens, c’est une science dont les énoncés sont sur le modèle : quelque soit la situation le principe que j’énonce s’avère vrai. Or, dit-il, il existe une autre science tout aussi rigoureuse, tout aussi réfutable que la première. Elle s’énonce ainsi : dans toute situation je peux trouver une réponse satisfaisante à la question posée. C’est ce second type de science qui est le mieux adapté à notre situation actuelle et on aura noté que son énoncé ressemble fort à l’énoncé de principe de subsidiarité active. Ce type de science doit se développer en situation. Où, mieux qu’à l’échelle d’un territoire, peut-elle le faire ? Et si, comme le défend Edgar Morin, l’objet premier de l’éducation est de permettre au futur adulte de comprendre la condition humaine et de gérer le monde complexe, où, mieux qu’à l’échelle territoriale et à partir d’un enseignement enraciné dans le territoire, pourra-t-on y parvenir ? La place majeure du territoire dans l’éducation se vérifie plus encore pour l’apprentissage de la citoyenneté. Cet apprentissage suppose de pouvoir transformer son environnement, de pouvoir énoncer ses responsabilités, de pouvoir référer cette responsabilité à des acteurs concrets. Il suppose aussi, dans l’institution des communautés, une capacité à définir ensemble des règles. Cela n’est possible que dans des situations concrètes, enracinées, avec des acteurs identifiés.

 

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