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Análisis

Les défis des ONG face à la crise des régulations politiques

Contribution à l’ouvrage collectif Alternatives économiques

Por Pierre Calame

octubre 1998

Le désarroi des idéologies et des institutions publiques ne justifie pas une vision messianique de la société civile dont l’auto régulation viendrait se substituer aux régulations publiques défaillantes. L’idée que des ONG, auto-instituées comme « représentantes du peuple » , pourraient être des alternatives aux Etats est folklorique. Par contre, c’est au sein des sociétés que vont devoir se réinventer et que commencent à se réinventer des alternatives au modèle économique et politique dominant : des alternatives politiques, par le développement de réseaux d’informations et d’échange d’expériences internationaux et par l’émergence de nouvelles formes d’organisation de l’action collective ; des alternatives économiques en contribuant à inventer des formes de production, d’échange, de consommation plus responsables, plus solidaires depuis l’échelle micro locale jusqu’à l’échelle planétaire.

Contenido

Introduction

Les formes traditionnelles de régulation des Etats Nation sont en crise, un peu partout dans le monde. Cette crise est multiforme. C’est à la fois une crise des échelles – des structures construites au cours des siècles pour gérer des sociétés « nationales » sont mal adaptées pour gérer les interdépendances planétaires – et une crise des formes d’action - les Etats ont les plus grandes difficultés à entrer en dialogue et partenariat avec leurs sociétés.

Devant le vide idéologique et pratique ainsi laissé, des réponses s’inventent : au plan institutionnel, le double mouvement de décentralisation des pouvoirs – pour se rapprocher des citoyens – et de réseau de villes d’un côté, d’intégration régionale ou de création tâtonnante d’une « gouvernance planétaire » de l’autre, au plan politique, l’émergence de nouveaux débats après des décennies où la question de la propriété publique ou privée des moyens de production a occupé le devant de la scène; au plan économique, la transformation profonde des entreprises – passant lentement de systèmes pyramidaux à des systèmes en réseau - , le développement de formes d’économie solidaire, au plan social la montée en puissance d’ONG, notamment d’ONG transnationales, proposant de nouvelles formes d’exercice de la citoyenneté.

Quelle peut être la place de ces nouveaux acteurs, de ces ONG, dans le monde de demain ? Ont-elles vocation à se substituer à des Etats défaillants et peuvent elles le faire ? représentent-elles une forme évoluée de la démocratie ou révèlent-elles la dégénérescence de la démocratie en affrontement de lobbies ? participent-elles à la « pensée unique » ambiante en appliquant à la scène publique les méthodes de séduction, de publicité et de marketing en vogue dans le commerce, comme l’atteste le développement florissant du business de la charité ? se nourrissent-elle d’une virtualisation croissante du monde où l’image et l’émotion l’emportent sur le débat et la raison ? participent-elles de la création d’une régulation planétaire comme peut le laisser penser leur place croissante dans les instances onusiennes sont-elles des faux nez des pouvoirs dominants en allant imposer dans les campagnes les plus reculées d’Afrique ou d’Asie des mots d’ordre, des priorités et un « politiquement correct » forgé à Washington ou New York ? Peuvent-elles être des acteurs privilégiés de la prise de conscience et des mutations indispensables pour que le monde de demain soit vivable ?

En réalité la « planète » des ONG c’est tout cela à la fois. Le problème majeur, sur lequel je vais m’efforcer d’apporter ici quelques éclairages nés de mes observations et réflexions personnelles, n’est pas de savoir si « en soi » les ONG sont une alternative aux régulations traditionnellement assurées par les Etats, mais de savoir à quelles conditions les formes associatives indépendantes des pouvoirs politiques (cette notion d’indépendance appellerait à elle seule de long développements) peuvent jouer un rôle positif dans l’évolution du monde.

D’où la démarche que je vais suivre ici : (1) examiner la nature des défis concrets et urgents auxquels est confrontée l’humanité ; (2) comprendre pourquoi les idéologies et institutions traditionnelles se trouvent dépassées par ces défis et observer comment les sociétés cherchent à inventer des alternatives ; (3) déterminer à quelles conditions le foisonnement actuel des ONG peut déboucher sur des formes d’action et de régulation à l’échelle des défis.

I Les défis pressants du monde de demain

Tout se bouscule. Le chômage, la dégradation de l’environnement, la peur à l’égard de la science, la bulle financière, l’hégémonie américaine, les ravages des excès de l’individualisme, les réactions identitaires, intégristes et racistes, l’immigration sauvage, le fossé entre le Nord et le Sud, le trou d’ozone, l’effet de serre, les déséquilibres démographiques, etc. Une fois qu’on a dit : « tout ça c’est la faute à la mondialisation, c’est la faute au capitalisme » , on n’a pas encore dit grand chose. Un économiste me disait il y a une dizaine d’années : avant Tchernobyl, j’étais capable de démontrer pourquoi une catastrophe nucléaire se produirait nécessairement dans un pays capitaliste du fait de l’obsession du profit à court terme ! Avant de parler d’alternative, il est donc prudent de clarifier les maux dont nous souffrons et les risques que nous courons en poursuivant sur la lancée actuelle, d’interroger les relations entre ces maux, ces risques et les logiques profondes qui nous gouvernent et nous transforment et d’apprécier ce qu’il faut transformer de ces logiques et comment le faire.

Dans une telle approche il faut se garder d’un raisonnement qui se mord la queue et qui consiste à dire : « les maux dont nous souffrons viennent de notre mode de développement, donc changeons de mode de développement et ces maux seront supprimés » . Tautologie : ces maux résultent nécessairement de la société dans laquelle nous vivons. Approximation : pour autant, changer de logique permettrait-il d’une part de résoudre ces maux et d’autre part de ne pas en créer de nouveaux et de plus profonds ? C’est bien entendu l’échec historique du communisme qui oblige à aborder aujourd’hui avec plus de modestie qu’hier la question des lendemains qui chantent.

Pou essayer de clarifier les enjeux il faut commencer par distinguer soigneusement la mondialisation d’un côté de la globalisation économique de l’autre. On sait que les Anglo Saxons ont un seul mot pour désigner les deux réalités : globalisation. Nous avons la chance en français d’avoir deux mots. Donnons à chacun un sens clairement différent. Pour moi, la mondialisation est un fait et un fait irréversible. Elle décrit un état de l’humanité où la densité de population, le développement de la science, l’ampleur des moyens de communication et l’impact de nos modes de production et de consommation sur la biosphère ont créé des interdépendances des sociétés entre elles et de l’humanité avec la biosphère. Ces interdépendances sont d’une ampleur telle qu’elles créent une situation qualitative radicalement nouvelle, symbolisée par la petite boule bleue que l’on voit depuis un satellite et qui est notre seule et unique planète : nous sommes tous dans le même bateau. Cette réalité s’applique maintenant au monde entier. Elle ne dit pas que nous sommes solidaires. Elle dit au moins que nous sommes étroitement interdépendants. Aucun repli identitaire, aucun nationalisme ne pourra maintenant supprimer cette réalité élémentaire, pas plus qu’aucun régime dictatorial ne parviendra maintenant à éviter que l’information non contrôlée par le régime ne circule sous les formes les plus diverses.

La globalisation économique, elle n’est pas un fait mais une idéologie. L’idéologie selon laquelle nous n’échappons pas à une libéralisation de plus en plus radicale des échanges et à l’intégration de plus en plus complète des activités humaines dans la sphère marchande. Idéologie selon laquelle la tentative des sociétés humaines de s’organiser pour protéger leur culture, organiser leurs propres échanges internes, se donner leurs propres règles de protection de l’environnement, etc. sont autant de réactions de défense vouées à plus ou moins long terme à l’échec et de manière de s’éloigner du présumé système économique assuré par la totale liberté des échanges. Cette idéologie se veut aussi porteuse d’un ordre universel et d’une paix universelle. En Occident, on le voit très bien en Europe, elle s’enracine dans une réalité historique dont il ne faut pas sous-estimer la force : le nationalisme et le protectionnisme qui l’a accompagné par le passé, ont contribué à deux guerres mondiales dans lesquelles l’Europe a failli se suicider et par lesquelles elle a entraîné le monde entier dans des cataclysmes d’une ampleur sans précédent. Les chantres du libéralisme ont donc beau jeu de voir dans le libre commerce une manière de tisser les échanges mondiaux favorables à la compréhension mutuelle des peuples sous la bannière de Coca Cola et de Microsoft.

La globalisation économique est une idéologie malheureusement très dangereuse qui fait l’impasse sur la manière dont nos modèles de développement engendrent un ensemble de crises concernant l’humanité toute entière. Trois crises sont liées entre elles : une crise entre les êtres humains, dont les relations ne sauraient être réduites à des échanges marchands et pour lesquels nos modes de développement conduisent à ce qu’une minorité de riches n’ait potentiellement plus besoin d’une majorité de pauvres ; une crise dans les relations entre les sociétés car notre modèle ne trouve son équilibre que dans la croissance et celle-ci est incompatible avec le caractère limité des ressources matérielles ; une crise des rapports entre les Hommes et la biosphère puisque nous sommes en train de mettre en cause les conditions de survie à terme de l’humanité toute entière.

L’un des symptômes les plus révélateurs de ces crises est le remplacement progressif et séculaire des régulations horizontales de nos sociétés au profit de régulations verticales. Ce mouvement séculaire, trouvant dans le siècle des lumières un certain nombre de fondements théoriques, a remplacé les territoires et les communautés restreintes d’autre fois par l’espace économique et politique isotrope de la nation et par l’individu, consommateur et citoyen. Progressivement, ce « verticalisme » de la gestion des sociétés s’est étendu au monde en le structurant autour de filières de production dont les entreprises multinationales sont les meilleurs symboles et autour de l’action sectorielle des institutions publiques tant au niveau national qu’au niveau international. Le président d’ABB (Asea Brown Bowery), de Pury, était donc cohérent en disant il y a quelques mois que l’ère des Etats était terminée et devait faire la place à une régulation mondiale assurée directement par les grandes entreprises.

Le développement des grandes ONG internationales, voire des nouveaux moyens de communication participe en réalité du même mouvement verticaliste : chacun a « son » créneau spécifique et les liens mondiaux sur ce créneau étroit prennent de plus en plus d’importance au détriment de liens intersectoriels de proximité. Internet, en abolissant les distances parachève ce mouvement en créant plus de proximité entre deux ONG s’intéressant au même sujet précis et situées aux antipodes qu’entre voisines de palier.

II Des idéologies et des institutions décalées face aux défis de demain

Le problème majeur du monde d’aujourd’hui n’est pas l’existence d’un pouvoir économique hégémonique qui ne serait pas contrebalancé par des contre pouvoirs mais bel et bien le fait que la rapidité des changements de notre monde a mis en crise les idéologies, c’est-à-dire les représentations que nous nous faisons de la réalité du monde, et les institutions - c’est-à-dire l’ensemble des dispositifs collectifs de régulation. Ce phénomène de décalage (nous pensons le monde de demain avec les idées d’hier et nous prétendons le gérer avec les institutions d’avant hier) est d’autant plus fort que les faits techniques, économiques, sociaux ont évolué plus vite. L’idée que l’humanité se trouve dépassée par la rapidité de l’évolution qu’elle a elle-même suscitée et qu’il n’y a pas de pilote dans l’avion se retrouve de ce fait dans pratiquement tous les domaines. La crise se traduit de quatre manières : crise des systèmes de pensée, crise du politique, crise des institutions, crise des modalités de l’action collective.

Crise des systèmes de pensée tout d’abord

Nous continuons pour l’essentiel à penser le développement, le travail, la science, les droits, l’innovation avec des modèles mentaux qui se sont forgés dans les siècles précédents et souvent, pour ce qui concerne le fonctionnement social, à partir d’analogies avec les sciences de la nature qui étaient en vogue il y a un ou deux siècles.

La crise des idéologies est d’abord une crise du modèle productiviste. L’ouverture à la société occidentale d’énormes « gisements » de ressources de la biosphère à partir des Grandes Découvertes, a été le point de départ de l’idée que par le double biais de la conquête de nouveaux espaces et du perfectionnement des technologies nous pouvions mettre en place un modèle qui consistait à produire de plus en plus de biens matériels au prix de moins en moins de travail. Ce modèle s’est accompagné d’un modèle de méritocratie selon lequel l’utilité sociale ne se mesure qu’à l’aune du travail rémunéré, à l’aune de la richesse produite et à l’aune de la richesse accumulée présentée comme la juste rétribution de la contribution au bien commun. Le modèle boite aujourd’hui de deux côtés : la nécessité de partager des ressources naturelles rares entre des populations de plus en plus nombreuses rend le modèle non généralisable, le travail, qui était passé progressivement d’un statut servile à une fonction centrale d’intégration sociale se fait de plus en plus rare.

Mais la crise du modèle productiviste n’est pas seule en cause. On pourrait citer aussi la crise des droits de l’homme. Il peut paraître provoquant de parler de crise à propos des droits de l’Homme alors que la déclaration universelle des droits de l’homme, dont on fête le 50ème anniversaire en 1998, est à peu près le seul fondement admis par tous de la vie internationale. C’est précisément le fait que ce soit le seul fondement qui met les droits de l’homme en crise. Les sociétés ne peuvent pas tenir sur le seul pilier des droits. De toute éternité, l’éthique et la régulation sociale n’ont pas reposé l’une sur l’énoncé d’une liste de valeurs et l’autre sur l’énoncé d’une liste de droits mais l’un sur les tensions entre valeurs contradictoires et sur l’équilibre entre droits et devoirs, entre liberté des individus et préservation du bien commun. Le modèle des droits rencontre vite ses limites. On le voit bien par la difficulté d’insertion des individus dans la communauté à partir du simple énoncé de leurs droits. Ou encore par la manière dont le développement des sciences et des technologies, à l’initiative des grandes firmes multinationales et pour leur seul intérêt, récuse d’avance tout contrôle en mettant en avant l’imprescriptible droit de chercher, considéré comme un corollaire des droits de l’Homme. De toute éternité, nos représentations ont combiné dans des proportions variables deux représentations contradictoires ou complémentaires des relations entre l’homme et la nature : l’une selon laquelle l’homme peut instrumentaliser la nature à son profit, l’autre selon laquelle l’homme est partie intégrante du monde vivant et ne trouve sa raison d’être que dans l’établissement de rapports harmonieux avec l’ensemble du monde vivant. Le discours sur les droits, en particulier le droit de propriété, nous avait déporté totalement du côté de l’instrumentalisation de la nature. Nous devons maintenant rechercher de nouveaux équilibres.

C’est aussi notre idéologie de la science qui se trouve mise en cause. La science était apparue progressivement au cours des siècles comme l’essence même du progrès et l’expression de la libération progressive de l’Homme à l’égard des grands déterminismes et des grandes fatalités. Le 20ème siècle, a montré que la science est comme la langue d’Esope, capable du meilleur comme du pire, selon la logique dans laquelle elle est prise. En outre, création échappant à son créateur, la science se met à déployer sa logique propre indépendamment pourrait-on dire des sociétés qui lui ont donné naissance et le dicton populaire « on n’arrête pas le progrès » exprime le paradoxe selon lequel la science, tout en nous libérant des déterminismes anciens, devient à son tour un nouveau déterminisme et en quelque sorte… le nouveau nom du destin.

Crise encore dans la formulation des identités. L’importance prise par la construction des identités nationales au 19ème siècle était accompagnée de luttes entre des grandes formes identitaires (les cléricaux contre les laïcs, les socialistes contre les libéraux, la gauche contre la droite, les patrons contre les syndicats, etc.). Selon ce modèle, chacun était sommé de choisir son camp et de s’y tenir pour une ou plusieurs générations. Nous sommes entrés dans un univers beaucoup plus fluide, où les identités s’interchangent et ne sont plus aussi radicalement opposées. Ces évolutions successives nous laissent orphelins d’une vision claire des processus du changement. Marxisme et libéralisme avaient tous deux en commun de proposer des visions déterministes du changement. Le premier en démontrant le caractère inéluctable de la révolution. Le second en annonçant la fin de l’histoire. Or, nous sommes en face de la nécessité de bifurcations et nous ne croyons plus que cela puisse se traduire par le remplacement brutal d’un système par un autre. Nous avons maintenant une vision beaucoup plus constructiviste du changement, faisant la place aux dynamismes locaux, aux aventures humaines, à la force des cultures, à l’indétermination, aux essais et aux erreurs. Et, de ce fait notre attention se déplace des stratégies de prise de pouvoir d’Etat vers l’émergence multiformes des innovations dans les différents secteurs de la société. Cette attention, néanmoins n’est pas suffisante En face du modèle de l’individu et du marché, qui propose une cohérence allant du plus local au plus global, une partie de nos sociétés avait en référence un modèle alternatif plus ou moins mythique. La chute du communisme historique oblige à reprendre le problème à la base. Nous ne pouvons néanmoins pas nous contenter d’alternatives locales et militantes. Il faut inventer progressivement et donner à voir des éléments de modèle à la fois capables de faire face aux crises engendrées par le modèle productiviste et capables de relier le local et le global.

Crise du politique ensuite

La crise des représentations s’accompagne nécessairement de la crise des formes collectives par lesquelles ces représentations se confrontent et se traduisent en action. Cette crise du politique concerne à la fois les formes du débat politique, les objets en débat et les liens entre le local et le global.

La crise des formes concerne tout particulièrement les modalités de construction du débat public. Plus un défi est complexe, plus la construction des conditions du débat pour concevoir des solutions satisfaisantes, est essentielle et plus secondaire est la question du choix entre solutions alternatives. Or toute notre vie politique est fondée sur la mise en scène d’oppositions de plus en plus futiles entre des solutions présumées différentes, portées par des partis qui se disputent les faveurs du public. Or, si les solutions sont complexes à concevoir, de deux choses l’une : ou l’on oppose des solutions dont certaines au moins ne prennent en compte qu’une partie de la réalité, auquel cas le parti accédant au pouvoir sur la base de ses promesses crée des désillusions, ou les solutions sont pratiquement identiques et il faut alors en exagérer les différences pour donner au public l’impression que les deux vendeurs offrent des produits réellement différents, et l’on se trouve alors un peu dans la situation de la concurrence que se livrent deux fabricants de lessive filiales du même groupe.

La crise des objets du débat politique résulte du fait que les objets traditionnels reflètent les réalités passées, sans grand rapport avec la réalité du monde d’aujourd’hui et de demain. De ce fait, le débat politique semble plus souvent porter sur l’emballage que sur le contenu. Ainsi, le débat sur la question de la propriété privée ou publique des moyens de production s’est-il développé pendant un siècle à l’intérieur d’un seul et même modèle productiviste alors que le problème serait maintenant de savoir si ce modèle lui-même est encore adapté ; le débat sur l’éducation s’est longtemps concentré sur la question de savoir s’il fallait un monopole d’éducation publique ou non, alors que le problème était de savoir ce qu’il y avait à transmettre aux enfants pour les préparer au monde de demain ; le débat sur le travail et sa répartition ne touche pas à la distinction, pourtant fondamentale, entre la consommation de biens matériels et la consommation de travail humain. Et le caractère superficiel de nombreux débats est accentué par le fait que ce qui transforme le plus radicalement notre avenir, notamment la science et la technique, échappe de plus en plus radicalement au contrôle démocratique et au champ politique.

Crise des institutions enfin

Si représentations mentales et organisation du débat politique évoluent plus lentement que les réalités, que dire alors des institutions ! Les institutions cristallisent dans une société, et de façon durable, les représentations et les modes d’action. La crise des institutions reflète donc, souvent en l’accentuant, à la fois la crise des représentations et celle du politique. Sans entrer dans les détails, on peut mettre en lumière deux crises des institutions, l’une interne à chaque territoire, c’est la crise du modèle de l’action publique ; l’autre portant sur les relations entre différents territoires.

La crise interne peut être qualifiée de crise des modèles de l’action publique. Dans les pays de tradition latine notamment, l’Etat se situe volontiers au dessus de la société et met en œuvre des politiques sectorielles et uniformes. Ce modèle amplifie l’excès des régulations verticales sur les régulations horizontales et est de surcroît profondément inadapté à la gestion d’un monde complexe. L gouvernance devrait consister au contraire à rechercher à tout moment le plus d’unité possible accompagnée du plus de diversité possible ; le modèle dominant met en demeure de choisir entre l’égalité et la diversité.

La crise externe concerne les formes de relation entre les territoires. Là où il faut penser l’articulation des échelles de territoires et des modalités d’action publique à ces différents niveaux, nous continuons à penser en terme d’emboîtement. Il est intéressant à cet égard de regarder comment, dans les négociations internationales, on prétend produire par négociations internes à un territoire un pseudo intérêt national confronté ensuite à d’autres intérêts nationaux, au lieu d’envisager une négociation des forces sociales directement au niveau international.

Face à la crise de l’action publique on pourrait espérer que les autres cadres d’organisation de la société prennent le relais. Mais les autres systèmes d’action collective connaissent les mêmes crises. La crise des partis politiques résulte à la fois du discrédit du politique et de la crise des identités. La mise en scène de la société par elle-même, à travers des partis ayant des troupes stables et s’affrontant sur la scène publique et devant les urnes, ne correspond plus ni à la culture dominante ni aux problèmes à traiter. De plus en plus, les gens sont réticents, au nom de l’efficacité collective, à marcher derrière les mêmes drapeaux et les mêmes slogans. Ils ne croient plus que les débats publics consistent à fabriquer a priori, et quelque soit le sujet, le camp des amis et le camp des ennemis. On voit apparaître plus de fluidité dans les débats, un foisonnement de clubs se composant et se recomposant en fonction des sujets. Même crise des organisations ecclésiales hiérarchisées, concurrencées par d’autres formes de spiritualité ; des organisations professionnelles et syndicales traditionnellement organisées verticalement par branche et au niveau national, concurrencées par d’autres formes de mouvements sociaux et par les liens organiques qui se construisent à une très grande échelle à l’intérieur d’entreprises multinationales ou entre elles. Cette remise en cause ne laisse d’ailleurs pas indemne l’univers des ONG. Les grandes fédérations identitaires d’hier, souvent associées à une idéologie, à un parti politique ou à une église, sont sur le déclin. Quant à l’humanitaire, il répond parfaitement bien à l’aspiration des gens à « faire quelque chose de concret » mais peut difficilement apparaître, face aux crises qui viennent d’être décrites comme autre chose qu’un cautère sur une jambe de bois.

III. L’inventivité de la société, en réponse à la crise des représentations et des institutions : portée et limites

La longue litanie des crises n’a ni pour but de faire baisser les bras aux lecteurs ni de le convaincre d’adopter une vision catastrophiste de la société à seule fin de le persuader de l’urgence de changements radicaux. Elle vise seulement à montrer que les impasses ne se situent pas seulement au niveau d’un modèle de développement économique qu’il faudrait changer mais englobe l’ensemble du fonctionnement social. Si les ONG ont un rôle majeur à jouer dans les décennies à venir, ce n’est certainement pas parce qu’elles seraient « bonnes » face à des Etats ou des entreprises qui seraient foncièrement mauvais. C’est tout simplement parce que les réponses à toutes ces crises s’inventent quelque part dans la société et que ces inventions ont besoin de créativité, se font aux marges et prennent nécessairement la forme d’organisations plus souples à construire et à modifier. Si les ONG présentent donc un intérêt majeur ce n’est pas parce qu’elles sont par elles-mêmes outil de transformation de la société, mais parce qu’elles sont le reflet d’une société en train de se transformer elle-même et parce qu’elles sont par construction plus capables de tirer parti d’opportunités nouvelles. Je voudrais ici décrire quelques aspects de cette inventivité pour en examiner ensuite les limites.

L’existence des associations n’est pas nouvelle. Elle est même vieille comme le monde et connaît en Occident, notamment depuis le Moyen Age, de nombreuses formes, dès lors que des individus s’organisent librement autour de centres d’intérêt commun. Néanmoins on observe deux traditions sensiblement différentes en Europe, la tradition anglo saxonne et germanique d’un côté, assimilée depuis la Renaissance à une tradition protestante et la tradition française et latine de l’autre, assimilée à la tradition catholique puis étatiste.

La première met au cœur de la réflexion politique la subsidiarité : l’Etat central n’intervient que dans la mesure où les collectivités de base ne sont pas en mesure de gérer elles-mêmes les problèmes et l’Etat n’intervient que dans la mesure où la libre organisation des citoyens ne permet pas de prendre en charge leurs intérêts communs. Au plan philosophique, c’est l’Etat qui intervient en dernier recours comme substitut aux ONG plutôt que l’inverse. Qu’il s’agisse de logement, de santé, d’éducation ou de relations internationales, les formes volontaires d’associations de citoyens sont mises en avant et il est fréquent qu’une partie de l’argent public soit versée aux ONG, qui sont les acteurs privilégiés y compris dans le domaine de la coopération internationale.

Toute autre est la tradition française et latine. Qu’il s’agisse de l’Etat ou de l’église, l’organisation hiérarchique prime sur la libre association et les citoyens trouvent leur place en s’inscrivant dans un système d’ensemble. Cette prééminence de l’Etat s’est trouvée encore amplifiée au moment de la Révolution Française en allant jusqu’à une quasi déification de l’Etat et de la nation. L’Etat, émanation de la volonté du peuple, acquiert une légitimité presque exclusive dans la définition de l’intérêt général et la mise en œuvre du service public. Rien n’est plus significatif à cet égard que les réactions viscérales, bien au delà du droit, des sociétés anglo saxonnes et germaniques d’une part, françaises et latines de l’autre à l’égard des fondations. Dans les premières, la fondation est valorisée et exprime la volonté des gens riches ou des entreprises d’être « citoyens » en consacrant une partie de leur revenu au bien public. Dans les secondes, la fondation est a priori suspecte car cette velléité de personnes privées de contribuer au bien public contredit le monopole d’Etat.

Cette différence de tradition se retrouve dans le financement donc dans la place du mouvement associatif. En France, par exemple, l’essentiel du financement des grandes associations ne vient pas des cotisations de membres ou de dons privés mais de subventions publiques. De ce fait, une partie du monde associatif, par exemple dans le domaine de l’action sociale, est purement et simplement instrumentalisée par les pouvoirs publics locaux ou nationaux et peut s’analyser comme un simple démembrement de l’action publique.

A cette distinction culturelle majeure s’en ajoute une autre, plus récente, particulièrement sensible dans les pays du Sud : celle qui oppose les organisations de citoyens d’un côté et les organisations de service et d’appui de l’autre. Les premières sont des associations au sens strict du terme et tirent l’essentiel de leurs revenus des cotisations. Ce sont souvent des associations traditionnelles d’entraide ou des associations religieuses, plus récemment des associations de producteurs. Les secondes, celles que l’on qualifie le plus souvent d’ONG, ne sont pas de véritables organisations populaires. Ce sont des outils d’intervention dépendants en réalité de financements étrangers. C’est le cas de la plupart des organisations qui opèrent dans le domaine de l’action sociale, de la coopération Nord - Sud mais aussi de l’environnement. Même lorsque ces organisations se présentent formellement comme des organisations de citoyens, une analyse financière montre souvent qu’elles sont soutenues financièrement par leurs « grandes sœurs » américaines ou européennes. L’utilisation d’une même expression englobante « ONG » pour recouvrir ces deux catégories n’est pas fortuite. Combien d’organisations de service et d’appui se prétendent porteuses d’une parole populaire, refléterune forme nouvelle de démocratie participative alors qu’elles ne sont que les faux nez d’organisations du Nord, et d’ailleurs, sont perçues parfois par la population comme des services publics avec lesquels se construisent les mêmes relations ambivalentes qu’avec les services publics officiels !

La FPH a organisé à Santiagoen 1992, avec ses partenaires chiliens, une rencontre internationale intitulée : « des initiatives locales aux politiques globales » . Les participants venaient d’une quinzaine de pays des différents continents. Notre objectif était de comprendre à quelles conditions les ONG pouvaient établir des liens originaux entre l’action locale et des transformations à une échelle plus large, en deux mots entre le micro et le macro. L’une des fonctions traditionnelles de l’Etat est précisément de relier entre eux ces différents niveaux.

Outre l’importance déjà évoquée d’une distinction claire entre organisations de citoyens et organisations de services et d’appui, la « déclaration de Santiago » issue de la rencontre met l’accent sur trois catégories de fonction des ONG : substitut aux pouvoirs publics; intermédiation entre les pouvoirs publics et les citoyens, recherche d’un nouveau projet de société. Nous allons utiliser ces catégories pour situer les innovations introduites par les ONG .

C’est dans les cas extrêmes de pauvreté ou de désintégration de l’Etat que les ONG jouent purement et simplement leur rôle de substitut des pouvoirs publics. Soit à titre permanent, dans les pays les plus pauvres d’Afrique et des Caraïbes, où une part importante des services de santé et d’éducation sont rendue par des ONG et souvent avec des financements étrangers ; soit à titre temporaire, dans les situations de guerre civile, où se mettent en place, notamment pour les services de santé, les sortes d’administrations provisoires. Tant que les services sont rendus selon les mêmes modalités que celles d’un Etat classique, on peut difficilement parler de l’alternative. Néanmoins, dans ces situations de pauvreté, l’aide étrangère ne permet pas d’assurer un service public même minimal sans recours à la force de travail de la population elle-même. Lorsque cet appel à contribution de la population est le fait des Etats, pour des raisons d’ailleurs analogues, il se départit rarement des rapports de pouvoir à des faits traditionnels, et parfois proche de nos impôts en nature et corvées d’autrefois. Par exemple, la population sera invitée à participer à la construction des logements, mais selon des modèles normalisés et déterminés de l’extérieur, ou à participer à un programme d’assainissement à la définition duquel elle n’aura pas eu de parts, etc.. Avec les ONG et quoiqu’il faille faire soigneusement la part du discours et de la réalité, il arrive que cette nécessité économique s’accompagne d’une véritable redéfinition des modalités mêmes prises en charge par la communauté de son destin. On peut assister alors à une véritable invention sociale, à des apprentissages collectifs et même à des solutions techniques originales dans le domaine de l’habitat, de l’assainissement, de la gestion des déchets, de la gestion des terroirs ruraux, etc.. Sans parler d’exemples fameux comme Villa El Salvador au Pérou où c’est une ville entière qui s’est inventée sans le concours des pouvoirs publics, beaucoup de partis de la ville informelle dans les pays en développement relèvent de cette logique semi autogestionnaire, parfois avec l’appui d’ONG étrangères ou de professionnels engagés. On peut également observer dans des pays pauvres, notamment en Afrique, une autre forme de substitution des ONG à l’Etat : celle de l’embauche des jeunes sortant de l’enseignement supérieur. Dans les premières décennies qui ont suivi l’indépendance, la construction des nouveaux Etats a créé un appel d’ère, qui a absorbé l’essentiel des nouvelles élites scolarisées. A partir des années 80 ce débouché automatique a tari et les flux se sont même inversés lorsqu’à l’occasion des ajustements structurels une partie des fonctionnaires était invitée à chercher fortune ailleurs qu’au sein du service public. Les ONG de financements étrangers ont offert alors, pour des jeunes que l’université ne préparait pas, loin de là, à créer une activité économique, le seul débouché possible est valorisé. Il leur était demandé en échange de construire un autre discours, centré sur le développement de la société civile. Dans certains cas, il s’agit d’une simple teinture et ce sont les rapports de pouvoirs et de statuts entre éduqués et analphabètes qui se reproduisent au même titre qu’au sein de l’Etat. A plus long terme, notamment lorsque les agences financières du Nord ont appuyé le renforcement d’organisations de citoyens, on voit se constituer une nouvelle élite que l’on pourrait qualifier paradoxalement de « publique et non gouvernementale » qui modifie sensiblement les rapports de force, la capacité d’expertise et les moyens matériels des organisations de citoyens devenant parfois supérieure à celle de l’Etat. Le cas fréquent est celui où se sont les mêmes personnes ou les mêmes familles qui se situent à cheval entre le gouvernemental et le non gouvernemental.

2ème fonction identifiée dans la déclaration de Santiago : les ONG comme intermédiaire entre les pouvoirs publics et les citoyens. On a noté que dans la traduction germanique et anglo-saxonne cette situation était traditionnellement fréquente, l’Etat ne délivrant pas toujours lui-même les services publics mais s’appuyant sur des associations pour le faire. Dans un pays comme la France, le secteur associatif emploie 850 000 personnes. Effectif considérable concentré dans de grandes associations, notamment dans le secteur sanitaire et social, que l’on pourrait qualifier d’entreprise para publique de délivrance des services. Mieux capable que l’administration proprement dite de combiner activité économique et service public ou de s’adapter à la diversité des clientèles, elles sont des compléments du service public plutôt que de véritables alternatives. Dépendantes d’ailleurs très largement de financements publics, elles sont très largement instrumentalisées par l’administration qui définit, parfois de façon très détaillée, les règles de rémunération et de fonctionnement. Ce mode d’intermédiation se retrouve bien entendu a fortiori dans des pays en développement où les pouvoirs publics ne disposent ni des qualifications, ni des capacités gestionnaires, ni des moyens matériels d’assurer le lien direct avec les citoyens. Autre variante de cette intermédiation, les ONG d’appui apportent aux organisations populaires des moyens d’analyse technique, de formation, et d’expertise qui leur permettent de dialoguer de façon plus égale avec les pouvoirs publics.

La troisième fonction identifiée dans la déclaration de Santiago est la recherche d’un nouveau projet de société. C’est essentiellement à son propos que l’on peut parler de capacité des ONG à faire face à la crise des régulations politiques. On peut à cet égard reprendre point par point l’analyse de la crise de l’Etat et du politique et voir comment des innovations se font jour en réponse au niveau non gouvernemental.

Face à un modèle productiviste et à des régulations politiques privilégiant l’Etat Nation, devenu de plus en plus impuissant face à la globalisation économique, le monde gouvernemental me paraît répondre de trois manières.

D’abord, en organisant ce que l’on pourrait qualifier de mouvement de résistance à la globalisation économique. Ensuite, en développant ce que l’on pourrait appeler une « solidarité horizontale » par analogie à ce que Pax Christi avait qualifié de catholicisme horizontal luttant pour la paix face à des institutions ecclésiales qui trop souvent avaient fait le jeu nationaliste des Etats où elles étaient implantées. Cette solidarités horizontale se manifeste à travers toutes les ONG d’appui au développement dans les pays pauvres. C’est souvent en leur sein, et d’ailleurs sans éviter toujours les simplismes, que s’est organisé une réaction critique à la diffusion sans condition des techniques occidentales et des « grands projets » qui en était le symbole.

Prise en charge et en considération des interdépendances croissantes avec la biosphère que la plupart des Etats et des partis politiques, enfermés dans le modèle productiviste, persistaient à considérer comme une simple matière première inépuisable.

 

 

La réintégration de liens manquants

Le deuxième apport des organisations non gouvernementales, face aux logiques verticales des entreprises et des Etats, organisé autour de départements ministériels sectorisés ou autour de produits est la réintégration d’approches plus horizontales ou plus globalisantes.

Dans le domaine de la santé, l’effort sera fait de traiter le problème dans sa globalité, en intégrant par exemple les dimensions économiques et culturelles décisives pour l’état alimentaire et sanitaire ou pour comprendre les attitudes vis-à-vis de la santé. Dans le domaine économique, l’attention est portée sur l’économique populaire ou l’économie solidaire, sur le lien entre l’économique et le social. C’est aussi, sans qu’elles en est le monopole, les ONG qui se sont faites les ardentes promotrices du micro crédit ou du soutien à l’économie informelle.

Ce sont encore les ONG, notamment les pays anglo-saxons, qui ont pour les mêmes raisons promu des systèmes d’échanges locaux. Elles encore, qui, face à des systèmes de représentation économique, politique et sociale dans lesquels les hommes jouaient un rôle quasi exclusif, qui ont à la fois mis en avant le rôle économique et social fondamental des femmes, notamment dans les milieux populaires, et qui ont promu, jusqu’à en faire un article du catéchisme du politiquement correct, tout ce qui touchait au rôle et aux statuts des femmes.

Face à une « modernité » qui promeut la science et les techniques occidentales modernes et ignore ou dévalorise la culture populaire et les savoirs non occidentaux, les ONG ont souvent été les premières à interroger les présupposés de la science occidentale et sa proportion à instrumentaliser la nature ; à revaloriser les savoirs dits traditionnels et à établir des ponts entre des univers techniques qui s’ignoraient.

S’il est vrai que le discours sur le développement intégré tourne parfois dans le vide et s’apparente à la langue de bois, il n’empêche que les ONG ont contribué à promouvoir des approches plus globales du développement là où les institutions et les appareils statistiques en avaient une vision purement économique et réduite à l’économie formelle.

Des modes d’action plus en phase avec leur époque

Face à des modes de représentation et d’action collective en crise et face au déclin des identités plus ou moins monolithiques que définissaient traditionnellement les grands systèmes d’intermédiation entre les individus et la société, les ONG ont su entendre et canaliser l’inspiration à des formes d’identité multicartes et d’actions plus ciblées et plus directes.

Les grandes campagnes d’opinion comme la campagne contre la misère et pour la vie au Brésil où les marches blanches en Belgique ont montré comment les inspirations pouvaient s’exprimer collectivement à travers des mouvements plus spontanés, plus localisés dans le temps et plus ciblés que ne le proposaient les organisations politiques et sociales traditionnelles.

Sur un autre registre, le nombre d’adhérents aux grandes organisations internationales agissant dans les champs de l’aide humanitaire, des droits de l’homme ou de l’écologie reflète le désir d’un grand nombre de personnes de s’engager au service d’une cause sans pour autant être invité à adhérer à une idéologie globale proposée comme prêt à porter. Cette tendance reflète également un regard nouveau sur le pouvoir et le changement social. Là où les partis politiques définissaient volontiers le pouvoir comme un objet à conquérir et à défendre et le changement social comme le résultat d’une action au sommet, les ONG apportent une vision plus pragmatique : le pouvoir est le pouvoir d’agir. Il est à construire. Et le changement est le fruit d’une multitude d’innovations partielles. Les ONG proposent ainsi une nouvelle forme d’intermédiation entre les individus et la société, de nouvelles modalités d’engagement, de nouvelles manières de relier convictions individuelles, comportements citoyens et actions collectives. Campagne de lettres d’Amnesty International, participation à des fonds d’investissements éthiques, soutien du commerce équitable, jumelages divers entre collectivités locales : autant de manières d’agir sur la société à la fois par un comportement personnel de consommation et d’épargne et par un discours collectif.

S’adapter à la mondialisation. Face à des Etats dépassés par la mondialisation et accrochés à un discours sur la souveraineté de plus en plus vidée de son sens et face à des entreprises qui se sont organisées beaucoup plus vite que les structures politiques traditionnelles pour être à l’échelle de la mondialisation et pour en animer le mouvement, les ONG ont su rapidement se constituer en acteur global et tirer profit des nouvelles formes de communication à distance. Les médias et la mondialisation de l’information ont leurs propres règles de fonctionnement. Les ONG ont su assez rapidement les apprendre et les utiliser avec profit. Le mouvement des mères de la place de Mai en Argentine, les campagnes de Greenpeace, le mouvement Zapatiste au Chiapas au Mexique sont autant d’illustrations d’un nouvel art de construire des rapports de force en exploitant au mieux la logique des médias. Il a sa portée et son efficacité. Il a aussi ses limites : l’usage des médias implique de se mouler dans la logique des médias, de privilégier l’image et la forme au détriment du fond, l’événementiel au détriment de la durée.

Après avoir su se mettre à l’échelle du monde et utiliser les médias, les ONG sont en train d’apprendre à grande vitesse l’usage possible d’Internet et du Web. Il est assez significatif, en France, de voir les partenaires non gouvernementaux d’Asie, d’Amérique Latine, et maintenant d’Afrique s’équiper et apprendre les règles du jeu de ce moyen de communication tandis que la plupart des mystères en sont encore à découvrir le courrier électronique et ne voient dans le web qu’une nouvelle manière d’organiser leurs communications institutionnelles. Internet en effet correspond beaucoup mieux à une culture de réseaux que les appareils hiérarchiques traditionnels et la manière dont des forums de discussion se nouent et se dénouent correspond à l’évidence à la culture non gouvernementale. Ainsi, l’intrusion des ONG sur la scène internationale à l’occasion des sommets mondiaux organisés par l’ONU eut-elle une qu’une expression parmi d’autres de la prise en compte par les ONG de la mondialisation. On s’habituait à assimiler le non gouvernemental à l’action au niveau local et le gouvernemental au global. Peut-être faut-il changer de perspective et reconnaître dans les Etats Nations une structure par essence locale, le global étant investi par des structures non gouvernementales : entreprises et ONG.

IV Les limites actuelles des ONG et les conditions de leur dépassement

Il ne faut pas pour autant confondre inventivité de la société et messianisme des ONG et il est important d’être conscient des limites de leur rôle actuel, pour être en mesure de les dépasser.

Les ONG tout d’abord, ont du mal à se situer dans l’évolution du monde. Elles proposent une alternative au changement du monde « par le haut » mais leur vision reste souvent imprécise.

La première limite tient à la difficulté à penser le rapport entre le local et le global. Beaucoup de mouvements anglo saxons, par exemple, s’en tiennent au registre de la conversion individuelle. On dirait qu’il suffit à chacun d’entre nous de mettre en cohérence ses actes et sa pensée pour que le monde change réellement. Cette attitude prend le contre pied de l’attitude latine qui marie souvent de beaux discours sur les changements politiques et institutionnels nécessaires accompagnés et un tranquille conformisme consommatoire, en attendant le grand soir. Cette opposition entre changement des attitudes individuelles et changement des structures est passablement stérile. Ma conviction est qu’il faut apprendre à combiner les deux registres et à inventer de nouvelles formes de liens entre le changement « micro » et le changement « macro » .Il faut apprendre à relier changement des attitudes individuelles, changement des règles du jeu et changement des institutions. Par exemple, dans le domaine de l’épargne, il faut une continuité entre le comportement de l’épargnant individuel, s’interrogeant sur le caractère éthique de sa propre épargne, la création de banques solidaires assurant la promotion du droit et les changements à promouvoir pour la Banque Mondiale ou le FMI.

La deuxième limite vient aux capacités de proposition : relier les changements à différents niveaux, passer d’une culture de résistance à une culture du dialogue, d’une culture de campagne ciblée à une culture de proposition, tout cela ne se fait pas du jour au lendemain.

Il m’arrive souvent de dire à mes amis des ONG : «vous vous organisez pour perdre » . En effet, très souvent, la logique des ONG est celle des bons contre les mauvais. Or la logique de la gestion des sociétés est celle du compromis entre intérêts. Gérer c’est se compromettre. En conséquence, la seule solution pour rester pur est de ne pas avoir à gérer quoi que ce soit. Ce mode de fonctionnement n’est pas condamnable en soi dans une dynamique de transformation sociale où un mouvement incarne l’extrême d’un point de vue, comme un avocat prend parti unilatéralement pour une cause dans un procès, parce que c’est sa vocation même de le faire. Mais ce qui est fonctionnel dans un jeu social ne l’est pas nécessairement lorsqu’il s’agit d’inventer des alternatives au système.

La troisième limite à l’action des ONG, leur difficulté à se relier entre elles.

J’ai connu aussi bien la vie administrative que la vie de l’entreprise et j’ai rarement vu de domaines où la concurrence soit aussi féroce qu’entre les ONG. Ceci tient au fait qu’elles sont concurrentes entre elles pour l’argent du public ou des institutions publiques mais aussi concurrentes autour de symboles.

La quatrième limite, la gestion de la durée.

Qu’il s’agisse de surfer sur les émotions publiques ou sur la logique des médias, tout pousse à l’événementiel, à la mobilisation intense sur des « objets simples » . Mais il n’est pas si simple de relier ces « campagnes » entre elles. Betinho, le sociologue brésilien récemment disparu qui fut l’âme de la fabuleuse campagne contre la misère du Brésil, était le premier conscient de cette nécessité de gérer ces vagues successives de mobilisation dans une perspective plus durable.

La cinquième limite, la difficulté des ONG à s’observer elles-mêmes.

Les ONG ont tendance à se penser comme la combinaison de volontés militantes et font donc en général l’impasse sur leurs propres mécanismes institutionnels. L’idée que « la gouvernance associative » est une réalité aussi complexe que celle des Etats ou des entreprises peine à se frayer son chemin. Souvent les ONG sont des pionniers de leur propre mythe démocratique et unanimiste. Chaque fois que nous avons aider une ONG à capitaliser son expérience, nous avons vu émerger une réalité bien différente du mythe.

Toutes ces limites sont autant d’obstacles à la construction de perspectives intégratrices.

Une perspective intégratrice suppose le lien entre le local et le global, le lien entre les milieux, la gestion de la durée, la transformation des campagnes en processus durables, l’insertion de projets ponctuels dans une perspective commune, le dépassement d’identité de chacun dans une perspective d’ensemble.

V Les perspectives d’alliance

Je crois viscérallement à la capacité de nos sociétés d’anticiper sur les mutations nécessaires et de s’organiser pour conduire ces mutations sans attendre qu’elles nous soient imposées par des catastrophes écologiques, sociales et politiques. Les ONG, la forme de cristallisation de l’inventivité des sociétés, ont un rôle décisif à jouer dans cette anticipation à condition de trouver de nouvelles manières de se relier entre elles, de faire alliance.

En quoi consistent de telles alliances ? Leurs caractéristiques commencent à se dégager pour dessiner les contours d’un nouvel « être collectif » correspondant aux besoins de notre temps.

Il s’agit pour des organisations extrêmement diverses agissant dans des contextes eux-mêmes divers de commencer à dialoguer en se donnant le temps de construire entre elles des relations de confiance. Nous découvrons progressivement par essai et erreur, le métabolisme de telles alliances. La structuration de l’information et la circulation de l’expérience y jouent un rôle capital.

Mais pour faire alliance il faut, au delà de l’intérêt intellectuel et affectif de l’échange de savoir, avoir envie d’agir en commun. Cela conduit toujours, quoique selon des modalités très diverses, à formuler une plate-forme de convictions communes. A un moment ou à un autre, des organisations qui se sont construites sur le registre de la protestation découvrent également la nécessité de sortir de ce registre et de formuler des propositions alternatives à l’ordre existant. Enfin, se pose toujours la question du rapport entre l’action et la réflexion, entre le local et le global. Le travail en commun amène aussi à révéler les différences culturelles, à découvrir qu’au-delà des mots les situations sont différentes et les représentations des mêmes situations sont elles-mêmes différentes. De la sorte les mouvements sont amenés à conjuguer l’unité de leurs problèmes généraux et la diversité tant de leurs cultures que de leurs problèmes spécifiques. C’est à travers cette découverte que se construisent de nouvelles perspectives de gouvernance.

Le problème d’une alliance est presque inverse. Il faut aussi apprendre à penser localement, à penser avec ses pieds, à partir des réalités locales, pour progressivement construire des perspectives communes à partir de pensées profondément enracinées. Penser localement, pour agir globalement, ce slogan au fond correspond, mieux que le slogan classique « penser globalement, agir localement » , à l’ère dans laquelle nous entrons.

Il faut enfin, pour sortir de l’impuissance, ne plus être à la remorque des Etats mais oser fixer ses propres échéances. Dans l’Alliance pour un monde responsable et solidaire, c’est dans cette optique que nous avons lancé l’idée d’une Assemblée de Citoyens de la Terre. Le processus se déroulera de 1999 à 2001. C’est à travers une démarche construite dans la durée depuis 1994, en mettant un pied devant l’autre, en assumant complètement les difficultés de la diversité des points de vue, des Chinois aux Indiens, des Indiens aux Américains, des Américains aux Africains, des Africains aux Européens, en acceptant de gérer la complexité résultant aussi de la diversité des milieux et de la diversité des enjeux, que nous voulons construire progressivement des perspectives concrètes pour demain. Passons du messianisme de la société civile aux conditions d’organisation de la société civile pour qu’elle soit le creuset de l’invention par chacun d’entre nous du monde de demain.

 

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