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Mise en débat du droit et de la gouvernance dans une perspective interculturelle

Dialogue entre Christoph Eberhard, anthropologue du Droit, et Pierre Calame, directeur de la Fondation Charles Léopold Mayer

By Pierre Calame, Christoph Eberhard

December 2005

La note de Christoph Eberhard, rédigée dans le cadre de l’appui de la Fondation Charles Léopold Mayer à un réseau international de juristes réfléchissant sur le rapport entre droit, responsabilité et gouvernance est le premier effort systématique du réseau de confronter les réflexions de ses membres. La note ci-dessous inclut le texte de Christoph Eberhard et quelques observations sur ce texte par Pierre Calame, directeur de la Fondation CLM.

Table of content

Pour ne pas allonger outre mesure cette note de synthèse, j’ai réuni certains des dix principes. Par ailleurs j’ai mis en avant ce qui me semble être des apports originaux de notre dynamique et je n’ai pas insisté sur des aspects qui ma paraissent déjà être des acquis pour la FPH.

La gouvernance se fonde sur une approche territoriale et sur le principe de subsidiarité active / La gouvernance de la légalité à la légitimité / La gouvernance organise les coopérations et les synergies entre acteurs

La gouvernance se fonde sur une approche territoriale

Le grand enjeu contemporain relatif à l’invention de nouvelles modalités de l’organisation du vivre-ensemble est de s’engager dans une « hétérotopie » , pour reprendre les termes de Boaventura de Sousa Santos. Il ne s’agit pas de se lancer dans des utopies, dans le sens de rêve d’un monde idéal, mais d’effectuer un déplacement dans le monde même dans lequel nous vivons : du « centre » aux marges. Nous devons apprendre à regarder là où ne nous éclairent pas les puissants projecteurs modernes orientés à partir de lieux tels que l’État, le Marché, la Science … compris de manière moderne. Il faut prendre conscience que nous ne vivons pas dans un univers, avec un centre et une périphérie, mais dans un plurivers : il y a autant de « centres du monde » qu’il y a d’acteurs, de sociétés … Il faut donc reconstruire la réflexion du vivre-ensemble en partant du local et en essayant de dégager les articulations entres les différents contextes locaux et les diverses échelles régionales, étatiques, continentales, mondiales pour n’en citer que quelques unes.

Commentaires Pierre Calame :

L’idée que le droit reflète un univers pluriel, qui n’a pas de centre, est une idée fondamentale. L’Union Européenne est peut-être le premier exemple historique de confrontation des différentes traductions juridiques des pays membres dans l’élaboration d’un droit communautaire. Celui-ci, en définitive, construit les modalités du « vivre ensemble » non par l’abolition des traditions juridiques mais par leur articulation à un nouveau droit commun, le droit communautaire. La prééminence du droit communautaire sur les droits nationaux ne se manifeste pas par l’abolition de ceux-ci mais par la prééminence de l’un sur l’autre. La présence, au sein de la Cour Européenne de Justice, de juges venant de chaque pays membre, incarne le fait que cette articulation n’est pas faite une fois pour toutes, par l’énoncé d’un droit écrit qui résoudrait tous les problèmes, mais résulte de la construction permanente d’une jurisprudence qui vivifie le dialogue entre les différentes traditions.

Ceci pose, à une échelle plus générale, deux questions.

La première : cette expérience européenne n’a-t-elle pas une portée plus générale ? Dans des sociétés pluriethniques et pluriculturelles, comme par exemple les Etats africains, ne serait-il pas souhaitable d’avoir une démarche identique en posant l’idée que le droit de l’Etat, qui doit prééminer sur les droits locaux, est le résultat non de leur abolition mais de leur synthèse ?

Deuxième question : comment l’approche territoriale de la gouvernance peut-elle conduire à l’approche territoriale du droit ? Je défends depuis un certain nombre d’années l’idée de Charte locale fondée sur la mise en oeuvre, dans un contexte spécifique et pour une société ancrée dans un territoire donné, de la Charte des responsabilités humaines. Et c’est une des hypothèses que nous voudrions notamment poursuivre avec le CINEP à partir de la mise en débat de la Charte des responsabilités humaines en Colombie. Cette Charte locale renvoie à l’idée que la gouvernance du 21è siècle repose sur un nouveau trépied : objectifs – éthique – dispositifs de travail (cf. Démocratie en miettes p.141 et suivantes). Si l’on admet qu’une des fonctions de la gouvernance n’est pas de gérer une société déjà instituée mais d’aider à l’institution de la société, l’élaboration collective d’une telle Charte locale a précisément cette fonction instituante. Et si l’on considère que le territoire est un acteur social majeur de demain dans le contexte de la mondialisation, la construction de cet acteur social passe par des actes telle que l’élaboration d’une Charte citoyenne. Dès lors, il faudrait explorer les conditions dans lesquelles cette Charte peut conduire à produire un droit local et les modalités d’articulation de ce droit local dans un droit national.

On voit donc que le rapport entre territoire et droit peut s’approcher sous deux angles : le premier, là où survit une définition particulière de la société et de ses droits, est une manière de construire un droit national, légitime à partir des droits locaux ; le second, là où cette tradition a disparu du fait de l’ancienneté du droit écrit et de l’Etat nation est de réinventer les fondements juridiques locaux instituant du vivre ensemble.

Le principe de subsidiarité active définit les modalités de coopération entre niveaux de gouvernance

Ce principe consiste en l’idée que « chaque territoire et chaque niveau de gouvernance a le devoir d’apporter des réponses spécifiques à des questions communes » . Il est intrinsèquement lié à l’enjeu de la participation.

L’approche en termes de plurivers et d’hétérotopie part du local pour rencontrer le global. La subsidiarité active apparaît donc comme incontournable. Elle implique dans de nombreux contextes non-occidentaux où les institutions modernes ont été transplantés avec des succès très modérés à s’ouvrir à des approches plus endogènes. Dans de nombreux contextes, africains par exemple, l’État ne parvient pas à remplir les plus élémentaires de ses obligations et le droit étatique reste une réalité lointaine et virtuelle pour la majorité des populations qui ont du aménager leurs propres solutions. Outre l’absence de moyens financiers permettant l’entretien d’États de droit fonctionnel à l’image des modèles européens, les conceptions du droit importées ne correspondent pas aux visions du droit et visions du monde locales. Il est primordial de mettre en question le monopole affichée par les institutions modernes, sur « l’institution de la vie en société » , et de s’ouvrir aux « droits de la pratique » , aux visions du monde, logiques et pratiques endogènes pour refonder des États de Droit enracinés dans les réalités locales et répondant ainsi, au-delà de la simple exigence formelle de légalité, aux exigences de légitimité et d’efficacité.

Dans nos réflexions, il peut s’avérer utile de même renverser la « subsidiarité active » . Si dans les contextes centralisés à l’instar de la France les enjeux contemporains sont ceux d’une décentralisation, d’une délégation d’attributions à des échelles inférieures, la situation est très différente dans des contextes où l’État n’a jamais réussi à assurer son rôle et où sous la couverture illusoire d’une centralisation étatique, se cache en fait une prise en charge très autonome des populations … mais qui n’est pas reconnue officiellement, car labellisée comme « informelle » , « souterraine » … Dans ces contextes, la gouvernance peut contribuer à une redéfinition du rôle de l’État dans la gestion du bien public. En reconnaissant les dynamiques existantes et en les légitimant la question devient celle de leur articulation avec des enjeux plus globaux … et la limitation du champ d’action de l’État peut paradoxalement le renforcer et le légitimer car il pourrait alors se concentrer sur quelques domaines pour lesquels il aurait une véritable légitimité et efficacité d’action.

Par ailleurs, si le droit officiel par exemple ne constitue pas plus que la partie émergée de l’iceberg de la juridicité dans de nombreux contextes non-occidentaux, il faut être conscient que les mises en forme du droit répondent aussi à des « projets de société » , à des questions spécifiques. On ne saurait a priori poser que nos questions, celles de l’État, du marché, des ONG internationales, sont les « questions communes auxquelles il faut apporter des solutions spécifiques » . Un exemple : toutes les cultures ne partagent pas le mythe du développement. Il est clair que nous vivons dans un environnement où les dynamiques du développement et de la globalisation des marchés ne peuvent pas être ignorées. Cependant il ne faudrait pas tomber dans le travers de penser que l’enjeu consiste uniquement à faire participer tous les niveaux à ce projet défini à partir des centres de pouvoir … ce qui constitue en fait l’imposition d’un modèle. La participation doit non seulement jouer dans la mise en forme du vivre-ensemble, mais aussi dans la définition et dans l’élaboration des projets de société – ce qui nécessite dans le monde contemporain dominé par des visions occidentales modernes une ouverture fondamentale au dialogue interculturel.

Commentaires Pierre Calame :

Je crois que l’idée d’appliquer le principe de subsidiarité active au droit est nouvelle et fondamentale. La réflexion sur l’économie nous a déjà conduit à envisager son application au domaine de la production et des échanges, avec l’idée d’articulation des niveaux d’échange. Il s’agit maintenant de poser les principes de l’articulation des niveaux de droit selon le principe de subsidiarité active. Or, la méthode de subsidiarité active n’énonce pas seulement un principe, elle propose son mode de mise en oeuvre. Il serait passionnant, dans un pays africain et avec l’accompagnement d’anthropologue du droit comme Etienne le Roy, de faire effectivement l’exercice de mise en dialogue de droits locaux pour conduire à identifier ensemble à la fois les fonctions remplies par ces différents droits et les modalités de leur mise en oeuvre, de leur effectivité. Le droit national deviendrait alors l’obligation de résultat correspondant aux différents droits locaux, soit en introduisant de nouvelles obligations de résultat qui n’étaient pas prises en charge par les droits traditionnels, par exemple ceux ayant trait aux droits de la femme ou à des questions nouvelles comme le rapport entre propriété et connaissance. On ferait ainsi de la mise en oeuvre du principe de subsidiarité active un moyen de compléter chaque droit et de faire émerger le corpus commun par le double mouvement de confrontation de ces différents droits et de mise en interaction avec des réflexions universelles sur l’éthique et le droit.

Il me semble que cette idée de compléter le droit n’est pas étrangère aux réactions spontanées d’une société confrontée à des nouveaux problèmes. Je pense par exemple, dans beaucoup de sociétés, à l’approche de la médecine : on fait confiance à la tradition médicale locale quand il s’agit de traiter les types de maladie, physiques ou psychiques, « que l’on connaît de puis longtemps »  ; lorsqu’il s’agit de maladies introduites par les blancs on fait confiance à la médecine des blancs.

Deuxième observation, il faudrait ici rapprocher ces réflexions de celles qui sont menées sur l’application du principe de subsidiarité active à la mise en oeuvre des droits économiques, sociaux et culturels. Cette réflexion a été amorcée avec le réseau international sur les droits de l’homme (Michel Doucin). La mise en oeuvre des droits économiques, sociaux et culturels est en effet fonction des moyens dont dispose chaque société, pour les mettre en oeuvre. Dès lors, l’obligation de respect de ces droits revient à l’obligation de mettre en oeuvre les meilleurs moyens possibles ces droits compte tenu des moyens réels de la société. Et ces « meilleurs moyens possibles » ne peuvent se découvrir que par la confrontation de la manière dont les différentes sociétés s’y prennent, confrontation dont on peut déduire les obligations de résultat dans la mise en oeuvre des droits.

Enfin, troisième observation, la réflexion sur le « mythe du développement » montre que la construction du vivre ensemble ne peut séparer les trois piliers de la gouvernance : les objectifs, l’éthique et les dispositifs de travail. Si l’on reprend la pensée d’André Levesque sur la relation on peut énoncer l’idée que les objectifs du vivre ensemble sont le troisième terme qui fait exister le dialogue entre les acteurs de la société ou entre les objectifs contradictoires et qui donnent sens à la relation.

Dans la réflexion sur le partenariat, par exemple à propos de la production de l’habitat, nous insistons toujours sur le fait que la soi-disant « participation » ne peut se réduire à inviter les citoyens et les organisations de base à « participer à une projet défini unilatéralement par les pouvoirs publics » , auquel cas la participation n’est rien d’autre que le moyen de mobiliser de la main-d’oeuvre gratuite. La participation c’est la capacité à élaborer ensemble des projets. Ce que dans l’Etat au Coeur nous appelions, avec André Talmant, « l’entrée en projet » . La réflexion proposée par Christoph Eberhard montre que ce processus vaut pour l’élaboration même des objectifs du vivre ensemble. Là aussi il faudrait envisager le plus rapidement possible d’en faire un exercice concret et il n’est pas exclu que la méthode élaborée par André Levesque et le CERS s’y prête particulièrement. Le projet du CERS en Chine, avec l’Académie des Sciences Sociales, qui vise à élaborer, selon la méthode des « itinéraires » de construction de projets communs à acteurs multiples, les mécanismes de la solidarité avec les populations les plus pauvres pourrait précisément être ce champ d’expériences.

À travers la gouvernance, des communautés plurielles s’instituent, depuis l’échelle du voisinage jusqu’à celle de la planète / La gouvernance organise les coopérations et les synergies entre acteurs

La citoyenneté est nécessairement plurielle

Non seulement la citoyenneté, mais l’être humain lui-même est fondamentalement pluriell. Un enjeu essentiel dans le monde juridique est d’ouvrir les approches dominantes monistes à l’acceptation du pluralisme juridique qui découle du pluralisme de l’être humain. En effet, l’approche juridique part d’habitude du système juridique pour y subsumer la diversité du réel et pour l’organiser. C’est une approche top down qui privilégie l’unité, l’universalité voire l’uniformité. Avec l’attention accrue portée au local, il faut s’engager, à l’instar de l’anthropologie du Droit, dans des approches bottom up qui partent des acteurs qui sont inscrits dans de multiples réseaux et donc dans des situations de pluralisme. La gouvernance qui met l’accent sur l’intersectorialité, la participation, la subsidiarité, les réseaux et qui de ce fait est un concept moins fermé que celui d’État de Droit, pyramidal, détenteur du monopole légitime de la violence et de la mise en forme du vivre-ensemble pourrait constituer la porte permettant de pluraliser les approches contemporaines du Droit … si l’on ne se fait pas piéger par des approches en termes de good governance telles que promues par la Banque mondiale qui continuent à asseoir la domination d’un modèle sous de nouveaux traits.

L’enjeu consiste à pluraliser le champs du politique, du juridique et donc du citoyen. Le citoyen lui-même n’est qu’une construction moderne, qui n’a pas forcément la même centralité dans des contextes où l’État a été importé et n’a pas joué et continue à ne pas jouer le rôle central que dans les pays occidentaux d’origine. La participation au vivre-ensemble n’est pas que citoyenne. Par exemple la focalisation sur la « société civile » masque des pans entiers de la réalité dans des contextes non-occidentaux. La société civile se définit comme troisième sphère face à l’État et le marché. Elle est moulée dans les formes modernes d’associations, d’ONG etc. Quid de structures traditionnelles telles la caste, la communauté familiale, ou villageoise, les réseaux d’entraide et de voisinage qui ne se moulent pas dans des formes modernes ?

Le dialogue interculturel s’avère incontournable pour repenser les termes d’une refondation de notre vivre-ensemble à l’époque de la globalisation.

Commentaires Pierre Calame : Cette réflexion me paraît essentielle. Elle implique, comme nous l’avons pour la gouvernance elle-même, d’élargir la définition de la citoyenneté, trop souvent réduite soit à l’exercice des droits politiques soit à la participation à des expressions institutionnalisées de la société civile. Ne faut-il pas remonter à une définition plus profonde de la citoyenneté, qui repose sur le contrat social et sur l’équilibre entre droits et responsabilités à l’égard non d’une nation ou d’une humanité abstraites mais à l’égard d’une grande diversité de communautés, qui vont de la famille restreinte à l’humanité tout entière. Dès lors la réflexion sur l’expression juridique de ces équilibres entre droits et responsabilités devient centrale dans la définition de la citoyenneté, indépendamment des régimes politiques et des formes de structuration de la société civile. Rien n’est plus stupide par exemple que de dire que la société civile africaine n’est pas développée au motif qu’elle ne prend pas la forme de nos organisations non gouvernementales : si la société civile africaine n’était pas si vivante, l’Afrique serait morte depuis longtemps !

Une communauté a besoin d’actes instituants

S’il semble qu’il faille faire advenir de nouvelles communautés régionales et mondiales il ne faut pas négliger l’importance de l’enjeu que constitue la refondation de l’institution de nombreuses sociétés non-occidentales. Sous l’apparence d’une institution à travers le paravent de l’existence formelle d’Etats et de ses institutions, se cache souvent un gouffre entre l’institution officielle et la vie réelle de la société. Ceci a entre autres pour effet de rendre les citoyens de ces pays étrangers à eux-mêmes car le modèle instituant provient de l’extérieur et ne fait pas écho à leurs vécus, logiques, visions du monde, projets. L’institution à des niveaux plus globaux oblige aussi à remettre sur le tapis la question de l’institution du vivre-ensemble à des niveaux plus locaux et à soulever le voile posé par des logiques de domination qui continuent à étouffer les voix « des peuples » .

Commentaires Pierre Calame : Tout à fait d’accord. Cela implique de formuler une sorte de cahier des charges général des processus instituants ; j’y ai fait allusion à propos de l’élaboration en commun les objectifs du vivre ensemble et de l’éthique du vivre ensemble. Il faut voir comment la production de droits, écrits ou non, fait intimement partie des processus instituants. C’est quelque chose qui est souligné très fortement par exemple dans la Charte africaine du partenariat : c’est en élaborant ensemble les règles du jeu de leur partenariat que pouvoirs publics et organisations d’habitants s’instituent.

La gouvernance remet l’économie à sa place

Le marché est un moyen, non une fin en soi

Oui, mais le marché, à l’instar du droit, n’est pas un moyen neutre. Il véhicule une logique et une vision du monde particulières. Entendu au sens économique moderne le « marché » est porteur d’un projet et a tendance par sa logique interne à coloniser de plus en plus les autres aspects de la vie. Il est porteur comme le dit Serge Latouche d’une économicisation du monde, d’une transformation de tous les aspects de notre existence en marchandises. L’homme n’est pas uniquement homo oeconomicus et de nombreuses cultures n’ont pas valorisé cet aspect de l’homme. Dans l’invention de nouvelles gouvernances, il est donc important d’entrer en dialogue avec ces visions du monde qui pourraient mener en les traduisant dans notre référentiel à des visions plutôt en termes de « décroissance » que de « croissance maîtrisée » comme dans le développement durable.

3.2. Le rôle de la gouvernance est de délimiter les catégories de biens qui entrent et qui n’entrent pas dans l’échange marchand

Oui, mais apparaît aussi un autre enjeu : c’est la pluralisation des champs. Dans le droit français, on distingue par exemple traditionnellement entre biens et choses, public et privé, le tout pivotant autour de la notion de propriété qui est la maîtrise la plus absolue sur une chose. Lorsqu’on parle de délimiter les catégories de biens, on rentre dans cette logique binaire entre biens / choses, appropriés et appropriables et non appropriés / non appropriables et aussi entre public / privé. Or les travaux sur de nombreux droits non-occidentaux, dans le domaine foncier en Afrique par exemple, montrent que la relation à la terre et l’institution des rapports sociaux s’y referant ne sont pas pensés en ces termes, même si pendant longtemps on a construit ces systèmes comme étant de la propriété collective, les moulant ainsi dans notre vision … et passant complètement à côté de leur originalité. Nombreux sont les contextes où les rapports à la terre sont organisés à travers des droits et de devoirs différenciés mais complémentaires que différents groupes (allant de l’individu en passant par la famille étendue jusqu’au village …) peuvent exercer. Dans le cadre d’enjeux de sécurisation foncière et de gouvernance environnementale ont été élaborés des modèles en termes de « maîtrises foncières » et expérimentés des politiques et modes de régulation qui sont basés sur eux et où la notion de « patrimoine » joue un rôle important.

Il ne s’agit donc pas uniquement de déterminer des biens qui entrent ou n’entrent pas dans le domaine marchand, mais de reconnaître le pluralisme inhérent « aux biens » , de s’opposer à un phagocytage ou à une surdétérmination par l’économique, tout en dégageant les modalités d’articulation du pluralisme de « biens » qui relèvent en même temps de divers champs (économique, social, culturel, environnemental …)

Commentaires Pierre Calame : Tout à fait d’accord pour sortir d’une conception hégémonique de la définition des biens et services ; mais, de nouveau, appliquons à cette question la démarche de subsidiarité active : dès lors que le monde se construit dans l’interdépendance entre différentes sociétés et différentes cultures je crois que nous n’échapperons pas à une méta-catégorisation des différents types de biens et services pour en tirer quelques principes communs, quelques obligations de résultat relatives à l’usage, la reproduction, la multiplication de ces différentes catégories, étant entendu que ces principes généraux doivent pouvoir ensuite se décliner selon les différentes cultures. Je crois en particulier que le rapport entre droits et devoirs différenciés, complémentaires, dans les usages du sol et plus généralement la multiplicité des catégories d’usage du sol ou des ressources dans la plupart des sociétés anciennes, multiplicité irréductible aux dualités « à moi » « pas à moi » ou « public » « privé » , peut aider à construire cette catégorisation.

La gouvernance doit se fonder sur une éthique universelle de la responsabilité / La gouvernance permet de gérer la durée et de se projeter dans le temps

Dans le domaine juridique, il est primordial de sortir la question de la responsabilité comme fondement des droits du refoulement dans lequel il se trouve. On ne saurait continuer à penser une société de droits, sans mobiliser la série « obligations, devoirs, responsabilités » . Au-delà il faut prendre conscience que la responsabilité n’est non seulement l’autre face des droits, mais en est aussi la condition en pointant vers la dignité humaine et vers notre humanité partagé qui ne fait sens que dès lors que nous nous engageons mutuellement, que nous nous répondons (respondere) les uns aux autres. Si cet enjeu est de taille dans le monde juridique occidental et permet aussi une ouverture vers le futur par la prise en compte des générations futures, il permet aussi d’ouvrir les portes à une refondation de l’institution de notre vivre-ensemble dans le dialogue interculturel.

Diverses cultures se révèlent plus ou moins anthropocentrées, cosmocentrées ou théocentrées. Aujourd’hui, la globalisation et les échanges croissants entre cosmovisions participent à la précipitation de nouvelles visions du monde qui pourraient faire une place plus équilibrée à ces trois dimensions, chaque culture les pondérant néanmoins à sa propre manière. En suivant cette intuition, on pourrait décliner les défis contemporains comme une relecture nouvelle de notre « participation à la vie » à trois niveaux impliquant une triple refondation de notre « être au monde » qui entraînerait une redéfinition « cosmothéandrique » de nos responsabilités :

* refondation de notre lien entre humains : c’est la question du renouvellement des modalités de participation dans la vie sociale et d’une redéfinition de notre responsabilité sociale ;

* refondation de notre lien avec l’environnement : c’est le défi d’une nouvelle relation à notre monde, à notre écosystème et d’une redéfinition de notre responsabilité environnementale ;

* refondation de notre rapport au temps et au « mystère »  : ce sont les enjeux de la participation dans le rythme de la vie et d’une redéfinition de notre responsabilité humaine.

Commentaires de Pierre Calame : Je ne peux qu’adhérer totalement à ce propos. L’idée qui s’est développée à partir du 18è siècle que le droit peut exister indépendamment de la responsabilité conduit au bout du compte à l’illusion d’une société constituée uniquement de consommateurs revendiquant pour leurs droits. C’est inviable. Je voudrais y ajouter ici la considération que j’avais développée dans le livre « Mission Possible »  : contrairement à une idée reçue, le droit (en tout cas pratiqué indépendamment de la responsabilité) isole ; c’est le devoir qui unit. J’avais en 1994 pronostiqué auprès de la Délégation Interministérielle à la Ville, en France, qu’une éducation réduite à la connaissance des droits jetterait les jeunes immigrés dans les bras de groupes qui ne leur parleraient que de devoirs : les bandes, les mouvements intégristes. Au moins, eux, offrent une perspective réelle d’intégration.

Petite bibliographie indicative, liée à la dynamique :

BARRIÈRE Olivier & Catherine, 2002, Un droit à inventer. Foncier et environnement dans le delta intérieur du Niger (Mali), Paris, IRD Éditions, 474 p}

DUMONT Hugues, OST François & van DROOGHENBROECK Sébastien (éds.), 2005, La responsabilité face cachée des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2005, 544 p

EBERHARD Christoph, 2002, {Droits de l’homme et dialogue interculturel, Paris, Éditions des Écrivains, 398 p

EBERHARD Christoph, 2002 (éd.), Le Droit en perspective interculturelle. Images réfléchies de la pyramide et du réseau, numéro thématique de la Revue Interdisciplinaire d’Études juridiques n°49, 346 p}

EBERHARD Christoph (éd.), 2005, Droit, gouvernance et développement durable, numéro spécial des Cahiers d’Anthropologie du Droit, Paris, Karthala, 2005, 376 p

EBERHARD Christoph, 2006, Le Droit au miroir des cultures. Pour une autre mondialisation, Paris, LGDJ, Col. Droit et Société, à paraître

EBERHARD Christoph & GUPTA Nidhi, 2005, (co-éd.), Legal Pluralism in India, Special Issue of the Indian Socio-Legal Journal, Vol. XXXI, 148 p

LE ROY Étienne, 2004, Les Africains et l’Institution de la Justice, Paris, Dalloz, 283 p

LE ROY Étienne, KARSENTY Alain, BERTRAND Alain (éds.), 1996, La sécurisation foncière en Afrique - Pour une Gestion viable des ressources renouvelables, Clamecy, Karthala, 388 p

OST François, 1995, La nature hors la loi - l’écologie à l’épreuve du droit, Courtry, La Découverte, Col. textes à l’appui, Série écologie et société, 346 p

OST François, 1999, Le temps du droit, France, Odile Jacob, 376 p

OST François, van de KERCHOVE Michel, 2002, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Facultés Universitaires Saint Louis, 596 p

 

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