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De la légalité à la légitimité de la gouvernance

Définition de cinq principes de base pour un enjeu essentiel

By Pierre Calame

March 2003

Ce texte est un extrait du livre « la Démocratie en miettes » Pierre Calame, ed Charles Léopold Mayer .

Dans les régimes démocratiques on fait comme si la légalité de l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire sa conformité à des lois, suffisait à en assurer la légitimité. Or la légitimité est une notion beaucoup plus subjective et exprime l’adhésion profonde de la population à la manière dont elle est gouvernée. Or on observe un peu partout dans le monde que le fossé se creuse entre légalité et légitimité du pouvoir.

La gouvernance, pour être légitime, doit réunir cinq qualités :

  • répondre à un besoin ressenti par la communauté ;

  • reposer sur des valeurs et des principes communs et reconnus ;

  • être équitable ;

  • être exercée efficacement par des gouvernants responsables et dignes de confiance ;

  • appliquer le principe de moindre contrainte

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Dans une « société de contrat », la légalité des actes des gouvernants ne suffit pas à asseoir leur autorité. En effet, on constate un peu partout dans le monde qu’un fossé se creuse entre légalité et légitimité de la gouvernance. Nous avons d’ailleurs noté, analysant dans les crises de la gouvernance, qu’une des impasses actuelles est de faire comme si par définition, au moins dans les pays démocratiques, la légalité de la gouvernance suffisait à en asseoir la légitimité aux yeux du peuple. Il faut s’attarder ici sur cette distinction qui sera au cœur de la gouvernance de demain.

Une gouvernance est légale quand l’exercice du pouvoir est régi par un ensemble de règles et de principes issus de la tradition ou consignés dans une Constitution, des lois écrites et des jurisprudences.

La légitimité de la gouvernance est une notion beaucoup plus subjective. Elle renvoie au sentiment de la population que le pouvoir politique et administratif est exercé par les « bonnes » personnes, selon de « bonnes » pratiques et dans l’intérêt commun. Cette adhésion profonde de la population et d’une société tout entière à la manière dont elle est gouvernée est une dimension essentielle de la gouvernance. Pour durer, celle-ci ne peut jamais, quelque soit l’autoritarisme d’un régime et l’importance des moyens répressifs à sa disposition, s’imposer par la pure contrainte ; elle doit rencontrer dans le cœur de la société un minimum d’écho et d’adhésion.

La démocratie a toujours tendance à considérer qu’une gouvernance légale est automatiquement légitime puisque l’adhésion populaire aux formes d’exercice du pouvoir s’est manifestée par le vote majoritaire des Constitutions et des lois et que l’adhésion aux modalités concrètes de l’exercice de ce pouvoir se renouvelle périodiquement par les élections. La réalité est bien plus complexe que la théorie. Si, dans certains pays, la Constitution est l’acte fondateur de la communauté, dans beaucoup d’autres c’est un document pour spécialistes, mal connu du peuple et sans lien réel avec la pratique du pouvoir. Le jeu démocratique lui-même peut parfaitement faciliter une tyrannie des intérêts de la majorité, dans laquelle d’importantes minorités ne se reconnaissent pas. Dans beaucoup de pays, en Afrique, en Amérique Latine, en Asie, où le modèle de la démocratie parlementaire a été importé dans les valises de l’ancienne puissance coloniale, le nouveau système politique s’est superposé à des régulations anciennes, consacrées et légitimées par la tradition. Ces régulations anciennes ont été contraintes de se travestir ou de se dissimuler mais elles restent néanmoins vivantes. On le constate chaque jour, par exemple, avec la superposition des droits fonciers ou des modes de règlement des conflits.

Au sein même des sociétés où est née la démocratie parlementaire on note un discrédit croissant de la politique, le déclin du respect de la chose publique, un décalage entre les modes d’exercice du pouvoir et les aspirations de la société ou la nature des défis à relever. C’est le révélateur d’un fossé en train de se creuser entre légalité et légitimité du pouvoir ; ce fossé, s’il persistait, serait une menace pour la démocratie elle-même.

L’efficacité de la gouvernance et sa légitimité se renforcent ou se dégradent mutuellement. Pour être moteur d’une politique de développement un Etat, par exemple, doit être fort et respecté, doit pouvoir convier les acteurs à se mobiliser ensemble, faire respecter des règles, lever l’impôt, mobiliser l’épargne. Il ne saura le faire, régime démocratique ou pas, s’il n’est pas respecté. Et il n’est pas respecté s’il apparaît inefficace ou corrompu. Comment défendre l’idée d’une action publique renforcée si celle qui existe est jugée inefficace, conduite dans l’intérêt d’une minorité sans réel souci du bien commun ou si l’Etat impose des réponses à des questions qu’il n’a pas comprises ? Comment plaider pour l’action publique si l’administration est perçue comme peuplée de fonctionnaires au mieux bornés, au pire paresseux, incompétents et corrompus ?

Renforcer la légitimité de la gouvernance, du local au mondial, constitue aujourd’hui un enjeu essentiel.

La gouvernance, pour être légitime, doit réunir cinq qualités :

  • répondre à un besoin ressenti par la communauté ;

  • reposer sur des valeurs et des principes communs et reconnus ;

  • être équitable ;

  • être exercée efficacement par des gouvernants responsables et dignes de confiance ;

  • appliquer le principe de la moindre contrainte.

Ces cinq qualités doivent se trouver à tous les niveaux de gouvernance. Je les illustrerai ici par le cas de la gouvernance mondiale car c’est elle qui, de toutes, fait face au plus grand déficit de légitimité.

D’un côté les régulations actuelles ne sont pas à la hauteur des interdépendances de la société mondiale actuelle. De l’autre, toute initiative pour renforcer ces régulations peut ne rencontrer aucune adhésion populaire si la légitimité de celles qui existent déjà est sujette à caution. Or, c’est le cas : l’ONU est souvent perçue comme une mascarade coûteuse. Sa légitimité démocratique est limitée, coincée entre le droit de veto de quelques grands pays au Conseil de Sécurité et l’hypocrisie du principe « un Etat, une voix » qui fait semblant de mettre sur le même pied le Népal, le Burkina Faso et les USA. Même crise de légitimité pour la Banque Mondiale et le FMI, devenus dans la pratique des outils d’action des pays riches sur les pays pauvres. Les règles internationales énoncées par des autorités sans visage, sans mandat clair, sans instance de recours identifiable prolifèrent, minant l’autorité de ces règles et leur effectivité mais discréditant aussi à l’avenir la prétention d’en formuler d’autres, y compris dans les domaines où l’on dénonce la loi de la jungle et la prolifération des injustices. D’autant plus que la cohérence entre les actions des agences des Nations Unies n’est pas assurée et que les moyens financiers et réglementaires de promouvoir leurs idées et d’imposer l’application des règles qu’elles édictent leur font en général défaut. La gouvernance mondiale actuelle, principalement faite de relations entre Etats nationaux, cumule les déficits de légitimité : ceux qui tiennent au déficit de légitimité des Etats eux-mêmes et ceux qui tiennent aux modalités des relations entre Etats.

a) Répondre à un besoin ressenti par une communauté

Toute gouvernance crée un équilibre entre la protection de l’autonomie de chacun et les contraintes imposées au nom du bien commun. Dès que le bien commun perd de son urgence ou de son évidence, que les objectifs poursuivis sont obscurs, que les moyens d’atteindre ces objectifs ne sont pas transparents, les contraintes imposées au nom du bien commun perdent leur légitimité et chacun cherche à s’y soustraire. Tous les peuples ou presque connaissent des législations d’exception correspondant aux situations où la société se sent menacée et où cette menace justifie la suspension temporaire des libertés, un effort de solidarité fiscale particulière ou le sacrifice des vies humaines. La contrainte est acceptée en proportion de sa nécessité. On peut vérifier cette règle dans de nombreuses sociétés où la fraude fiscale est un sport national et où, pourtant, des communautés plus petites n’ont aucun mal à se cotiser pour réaliser un ouvrage d’intérêt commun. C’est pourquoi il est nécessaire de réduire au maximum les règles uniformes « venues d’en haut » , qui ne permettent pas à chaque communauté plus petite de se réapproprier la nécessité qui fonde ces règles. C’est pourquoi aussi nous avons souligné, à propos de la crise de la gouvernance, l’importance de référer toute règle au contexte et aux nécessités qui ont présidé à sa naissance.

b) Reposer sur des valeurs et des principes communs et reconnus

Nous avons vu à propos de l’éthique qu’il n’y a pas d’un côté des valeurs collectives, s’appliquant aux institutions, et de l’autre des valeurs individuelles, s’appliquant aux personnes. Les dilemmes des sociétés - entre liberté et bien commun, entre défense de leurs propres intérêts et reconnaissance de ceux des autres, entre paix et justice, entre préservation de l’identité et nécessité d’évoluer, etc… - se retrouvent au niveau des personnes. L’impératif de responsabilité n’est pas propre aux gouvernants ; il renvoie chaque personne et chaque acteur social à ses propres devoirs. Il ne peut pas y avoir d’un côté une morale publique et de l’autre une morale privée. Les plus belles Chartes du monde ne seront jamais que chiffon de papier si elles ne trouvent pas un écho dans le cœur de chacun. L’expérience des « codes de conduite », dans les entreprises par exemple, montre que c’est le processus collectif d’élaboration du code par l’ensemble des personnes auquel il s’appliquera qui en fait toute la valeur. Ce qui signifie en particulier que les principes de responsabilité, comme les droits de l’homme eux-mêmes, doivent être redécouverts, réinventés, génération après génération. Il n’y a pas de gouvernance légitime si la charte des valeurs ou le préambule de la constitution ne sont plus que des documents poussiéreux, bons tout juste pour les livres d’histoire, et si les gouvernants ne conforment pas leur comportement aux valeurs qu’elles proclament.

C’est pourquoi la légitimité de la gouvernance dépend de son enracinement culturel. Chaque société a inventé au fil de son histoire ses propres modes de régulation, ses propres conceptions de la justice, du règlement des conflits, de la préservation du bien commun, du partage des ressources naturelles, de l’organisation et de l’exercice du pouvoir. L’art de concilier unité et diversité vaut pour la gouvernance elle-même puisqu’il faut concilier des principes universels et leur déclinaison dans chaque culture. Chaque communauté doit pouvoir dire comment elle entend s’organiser et se gérer pour atteindre les buts d’intérêt commun : pour gérer l’eau et les sols, pour organiser le partenariat entre acteurs, pour prendre des décisions, etc.. Loin d’être préjudiciable à l’unité d’une nation ou de la planète la réinvention locale des règles par une communauté est, un acte fondateur par lequel sont reconnues à la fois son identité (manifestée par des règles inventées en commun) et son appartenance à une communauté plus large (manifestée par la prise en compte de principes directeurs universels).

c) Être équitable

A l’échelle des individus comme à l’échelle des pays, la légitimité de la gouvernance repose sur le sentiment d’équité. Chacun, personne ou pays, puissant ou misérable, est-il également pris en considération et écouté ? chacun bénéficie-t-il d’un même traitement et des mêmes droits, est-il soumis aux mêmes contraintes, aux mêmes exigences et aux mêmes sanctions ? Quand ceux qui n’ont pas les savoirs, les revenus ou les réseaux d’influence suffisants constatent qu’ils ne sont pas dans la pratique en mesure de faire valoir leurs droits, quand les abus de pouvoir sont monnaie courante et les recours sont inefficaces ou dissuasifs par leur coût et leurs délais, le sentiment d’équité disparaît.

Il importe souvent moins à une personne ou une communauté de savoir qu’une décision a suivi les voies légales que de vérifier que son point de vue a été écouté, entendu et pris en compte. Et c’est pourquoi les mécanismes démocratiques traditionnels, compatibles avec une tyrannie de la majorité, ne suffisent plus à garantir la légitimité de la gouvernance.

Cette question de l’équité est au cœur des difficultés de la gouvernance mondiale actuelle. Certes, le temps d’une démocratie mondiale réellement représentative n’est pas encore arrivé mais on peut d’ores et déjà faire beaucoup mieux que le système censitaire inégal qui prévaut actuellement où les pays les plus riches ont, notamment faute d’une fiscalité mondiale, le monopole du pouvoir. Système censitaire où le G8 se pose en directoire du monde, les USA en censeur ou en gendarme, où le pouvoir des actionnaires - privés dans le cas des entreprises, publics dans le cas des institutions de Bretton Woods - l’emporte de loin sur le pouvoir des citoyens. Système où les technostructures des pays riches et des institutions internationales ont le monopole de définition des termes de la négociation.

Pour être légitimes, les dispositifs de la gouvernance mondiale doivent avoir été réellement négociés avec toutes les régions du monde et être jugés équitables. Et, surtout, les priorités doivent correspondre aux préoccupations réelles des peuples les plus nombreux et les plus pauvres.

Tant que ce qu’il est acceptable ou non de négocier est fixé par les seuls pays riches (par exemple la circulation des biens oui, la circulation des personnes non ; les modalités de développement des pays pauvres oui, la remise en cause du mode de vie des pays riches, non ; les permis négociables oui, la propriété des ressources naturelles, non, etc), la gouvernance mondiale et les contraintes qui en découlent ne seront acceptées par tous les autres que du bout des lèvres. Tant que les pays riches, souvent sous l’influence de leurs acteurs économiques, prétendent au monopole des concepts (par exemple dans la définition de ce qui est marchandise et ce qui est bien public) et des stratégies (par exemple la promotion de grands équipements ou de techniques sophistiquées au détriment de solutions socialement plus adaptées), les autres peuples ne se sentiront pas impliqués, ni même engagés par ce que leurs élites administratives et politiques auront éventuellement négocié en leur nom.

L’équité commande, enfin, que les sanctions au non respect des règles soient dissuasives pour les plus puissants aussi. Ce n’est pas encore le cas, comme le montre l’exemple de l’OMC où les pays pauvres n’ont pas les moyens de connaître et de maîtriser la complexité des règles, de financer des actions contentieuses et, s’ils ont gain de cause, de faire appliquer des sanctions dissuasives contre un pays économiquement puissant. Pour que les sanctions le soient, elles doivent être automatiquement appliquées par l’ensemble des pays et pas par le seul pays lésé.

d) Être exercée efficacement par des gouvernants responsables et dignes de confiance

Au bout du compte et quels que soient les contrôles et les contre pouvoirs qui encadrent leur action et limitent leurs dérives c’est la légitimité des gouvernants - depuis les responsables politiques jusqu’aux fonctionnaires subalternes - qui fonde leur droit à imposer et à exiger au nom du bien commun. La légitimité d’un gouvernant, comme celle de tout détenteur de pouvoir, procède de plusieurs considérations : le pouvoir s’exerce selon les règles ; le pouvoir est dévolu à des personnes qui méritent de l’exercer (par leur naissance, leur histoire, leur compétence, leur expérience) ; le pouvoir est réellement utilisé au bénéfice du bien commun. C’est pourquoi la justiciabilité des gouvernants est essentielle, y compris au plan symbolique, pour garantir que ceux qui détiennent du pouvoir au nom de la communauté méritent la confiance placée en eux.

e) Appliquer le principe de la moindre contrainte

Comme la gouvernance impose à chacun contraintes, solidarités ou sacrifices au nom du bien commun, chacun doit pouvoir vérifier qu’ils n’ont pas été consentis en vain. Il n’y aurait pas d’art de la gouvernance s’il s’agissait seulement pour les citoyens de choisir entre plus d’unité et plus de diversité, entre plus de solidarité et plus de liberté. L’art consiste au contraire à obtenir à la fois plus d’unité et de diversité. Il pourrait se définir par le principe de la moindre contrainte : atteindre un objectif de bien commun en limitant autant que possible les contraintes imposées à chacun pour l’atteindre. La légitimité de la gouvernance sera d’autant plus grande qu’elle aura montré sa capacité à concevoir des dispositifs adaptés aux objectifs poursuivis.

Les fondements contractuels de la gouvernance et du partenariat

J’ai montré au début du chapitre pourquoi la nécessité objective, incontournable et urgente de construire une communauté mondiale dont chaque communauté de taille inférieure n’est qu’une partie conduisait, dans l’impossibilité de se référer à des mythes fondateurs communs, à reconnaître et réhabiliter les fondements contractuels de la société. Nous avons découvert progressivement les deux composantes essentielles de ce contrat : le principe de moindre contrainte, qui assure le maximum de liberté à chacun dans la limite du respect du bien commun, et le principe de responsabilité qui fait assumer à chacun les conséquences de ses actes vis-à-vis des autres en reconnaissant ainsi aux autres les mêmes droits qu’à soi-même.

Nous avons vu aussi, en analysant les crises de la gouvernance, qu’il ne fallait pas opposer règles et contrats et que toute gouvernance combinait au contraire règles et contrats. Nous avons pris l’exemple de l’OMC, et des institutions financières internationales pour montrer qu’un fondement purement contractuel, associé à une dissymétrie des forces entre les parties contractantes, était contraire au principe d’équité. L’idée d’accords contractuels à l’intérieur de principes directeurs communs qui s’imposent à chaque contrat s’est révélée féconde. C’est le meilleur moyen, en reconnaissant la spécificité de chaque situation et en se fondant sur la créativité de chacun, d’ouvrir à l’infini la palette des moyens possibles d’atteindre les objectifs communs dont les principes directeurs sont l’expression.

Il nous faut maintenant examiner la manière dont l’idée de contrat social peut venir fonder les relations entre les acteurs de la société. Question cruciale quand on prétend faire du partenariat entre acteurs un des fondements de la gouvernance.

En apparence, la notion de contrat social est, dans notre univers consumériste, tombée en désuétude : le type de question qu’on aborde au lycée en étudiant Jean-Jacques Rousseau et que l’on s’empresse ensuite d’oublier. Une notion rangée sur les étagères de l’histoire, plutôt qu’une notion vivante, vivifiante et susceptible de guider notre compréhension du monde, nos propres conduites. A mon sens, cela tient notamment au fait que les contrats sociaux sont comme les règles : à en oublier l’histoire et le contexte dans lequel ils sont nés, on finit par en oublier les fondements eux-mêmes.

Mais, dans le même moment, l’émergence de l’idée de responsabilité réhabilite l’idée de contrat. La charte des responsabilités humaines énonce comme une des dimensions de la responsabilité que celle-ci est proportionnée aux savoirs et aux pouvoirs et, comme nous l’avons vu à propos des ingénieurs et des scientifiques, la question de la responsabilité est de plus en plus présente dans la réflexion des milieux professionnels. La société confère à un certain nombre d’acteurs et de milieux un pouvoir, celui d’entreprendre, celui de chercher, celui de gouverner, celui d’enseigner, celui de cultiver mais à condition que ce pouvoir soit exercé dans un esprit de responsabilité.

Mais dira-t-on, les codes de déontologie sont déjà innombrables ! Quel rapport y a-t-il entre déontologie, responsabilité et contrat social.

Le rapport entre la responsabilité et la règle déontologique est le même que le rapport entre obligation de résultat et respect d’une règle uniforme. Tant qu’on s’en tient aux règles déontologiques, la conformité du comportement à ces règles exonère de toute interrogation sur les finalités et les impacts de l’action. Ce n’est pas le cas avec la responsabilité. C’est le résultat final qui compte et pas seulement la question de savoir si les actes ont été respectueux de règles juridiques ou de règles énoncées par un milieu particulier comme constituant « l’état de l’art ».

Comment revivifier la notion de contrat social appliquée aux différents milieux sociaux et professionnels et sur quelles bases fonder les contrats futurs ? En revenant à l’histoire, aux contextes et aux défis qui ont délimité à un moment donné les libertés, les pouvoirs, donc des responsabilités des différents milieux. Ainsi, nous retrouverons les fondements implicites ou explicites du contrat, le contexte matériel et intellectuel dans lequel il a émergé et nous serons ainsi mieux à même d’en juger la pertinence et l’actualité. Puis, la traduction de la charte des responsabilités humaines aux contextes propres de chaque milieu permettra d’énoncer les responsabilités de ce milieu face aux défis du 21ème siècle. Enfin, à l’intérieur de ce cadre général, il sera toujours possible d’inventer à plus petite échelle, à l’échelle d’un pays, d’une région ou même d’une ville, les principes et pratiques particuliers qui fonderont localement le partenariat entre les acteurs.

L’élaboration de Chartes des responsabilités spécifiques à différents milieux a été entreprise dans le cadre de l’Alliance pour un Monde Pluriel et Solidaire. On la trouvera sur le site de l’Alliance (www.alliance21.org) . Je me bornerai à l’illustrer ici par deux cas : celui de l’activité scientifique et celui de l’université.

L’activité scientifique a une longue histoire. Néanmoins, longtemps réservée aux prêtres, aux philosophes, aux oisifs et aux esprits curieux, elle est devenue à partir du 18ème siècle et surtout à partir du 20ème une composante majeure de la vie de nos sociétés. La question s’est donc explicitement posée de ce qu’il fallait faire de la recherche, des raisons pour la société de la financer, de ses finalités profondes, bref du contrat social entre l’activité scientifique et la société. Ce contrat est symbolisé par le dialogue qui a eu lieu aux Etats-Unis à la fin de la deuxième guerre mondiale entre le président américain, Franklin Roosveelt, et le président de la société américaine des ingénieurs, Vanevar Bush. Jacques Mirenovicz dans son livre1….rend compte de manière très vivante de ce dialogue. Conversion de la recherche militaire en recherche civile était un des volets de la reconversion de l’économie de guerre à l’économie de paix. Or, comme le rappelle Jean-Jacques Salomon dans son livre « la science et le guerrier » 2 les rapports entre science, technique et guerre ont toujours été profonds (à la différence près que dans les discours actuels, la notion de guerre économique a en partie succédé à la notion de guerre tout court). Le raisonnement suivi, qui fonde le contrat social actuel entre activité scientifique et société est en gros le suivant : seul le développement de la science fondamentale peut donner naissance à des innovations techniques. Celles-ci sont la condition de la création permanente de nouveaux besoins, donc de la prospérité économique. La prospérité économique qui est seule de nature à assurer la cohésion sociale (le traumatisme de la crise de 1929 était encore dans tous les esprits). La cohésion sociale est la condition de la paix. Donc, de fil en aiguille, l’activité scientifique se justifie par sa contribution à une paix durable.

Qu’en est-il aujourd’hui ? ce contrat social de l’après guerre garde-t-il son actualité ? L’enjeu de la construction de la paix demeure aussi important qu’il y a 60 ans. C’est même un des trois objectifs communs sur lesquels fonder la gouvernance mondiale. Par contre, les liens entre science, développement économique et paix sont devenus beaucoup moins évidents. D’autres risques majeurs sont apparus : la fuite en avant dans l’innovation scientifique ; la disparition de la démocratie par l’incapacité croissante des sociétés à maîtriser leur avenir, qui dépend pour l’essentiel d’évolutions scientifiques et techniques sur lesquelles elles n’ont pas de prise ; le développement durable est devenu un enjeu essentiel et impose des approches territorialisées et systémiques auxquelles l’activité scientifique traditionnelle est mal préparée. Le risque de privatisation des connaissances et leur contrôle par de grands acteurs économiques dominants est devenu évident, etc.. Ainsi, la reconnaissance des sources historiques particulières du contrat social actuel amène, comme le recommandait déjà Hans Jonas, à désacraliser la science et la technique pour la réintroduire dans le champ du contrat social. Cela se fera par l’énoncé et l’adoption d’une Charte des responsabilités des scientifiques.

Le même raisonnement vaut, mutatis mutandis, pour l’université. Le contrat social historique dans ce cas, a deux racines. L’une remonte à la réorganisation de l’université allemande au 19ème siècle. Elle construit l’enseignement universitaire autour de disciplines enseignées dans des facultés spécialisées. L’autre affirme que la liberté d’enseigner des universitaires est la condition du progrès. Qu’en est-il aujourd’hui ? A un moment où les problèmes sont par essence interdisciplinaires, considérer que l’enseignement spécialisé reste l’alpha et l’oméga, à charge ensuite pour les praticiens de se débrouiller pour relier les disciplines entre elles, relève de l’hypocrisie. L’importance des approches territoriales et des relations devrait amener à s’intéresser non seulement à l’élaboration de lois scientifiques universelles mais aussi et surtout à leurs différentes contextualisations. Enfin, la liberté universitaire ne peut justifier que chaque discipline se développe selon sa logique propre ; il appartient à la société de dire quels sont les défis qui doivent être prioritairement pris en charge. L’enjeu de la réinsertion de l’université dans la cité est devenu un enjeu majeur de gouvernance

 

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