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Les acteurs non étatiques et la gouvernance mondiale

Intervention de Pierre Calame à la troisième Conférence de la Nouvelle Ecole d’Athènes sur la Gouvernance mondiale. 4 avril 2008.

By Pierre Calame

March 18, 2008

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Les acteurs non étatiques ont toujours joué un rôle essentiel dans les régulations mondiales mais leur rôle est appelé à croître de façon considérable en ce début de 21ème siècle.

Les acteurs non étatiques ont été de tout temps importants dans la gouvernance mondiale

La question de la place des acteurs non étatiques dans les régulations internationales n’est pas nouvelle mais, avec l’augmentation des interdépendances, elle prend une nouvelle dimension. Les Etats, tout au long de l’histoire, sont loin d’avoir été les moteurs, encore moins les promoteurs uniques, de nouvelles régulations internationales. On peut même dire que la conception de l’action internationale des Etats est déterminée et limitée par la conception de l’Etat lui-même.

Le modèle qui a émergé en Europe après la Renaissance, et dont les grandes caractéristiques ont été fixées au traité de Westphalie de 1648, ont pour objet exclusif les intérêts nationaux. La projection au-delà des frontières nationales s’est toujours définie par rapport aux intérêts nationaux, qu’il s’agisse de la conquête de nouveaux territoires ou de la défense du territoire existant ou encore de la conquête de nouvelles sources de matières premières qu’il faut pouvoir contrôler dans une logique impériale. Ce qui signifie que non seulement les Etats n’ont pas le monopole de l’action internationale et de la mise en place des régulations transnationales nécessaires à la gestion des interdépendances mais, de surcroît, qu’ils se heurtent, dès lors qu’ils s’engagent dans des régulations internationales, à un obstacle politique et philosophique majeur.

Les caractéristiques génétiques de l’Etat Wesphalien, quoique définies historiquement au service de monarchies plus ou moins absolues, se sont trouvées renforcées plutôt qu’atténuées par l’extension quasi générale de régimes démocratiques. A la nature génétique de l’Etat s’ajoute alors la nature des parties prenantes : les citoyens sont préoccupés des intérêts locaux et nationaux ; à travers le choix de leurs dirigeants ils se projettent au-delà de leurs frontières et, quand c’est le cas, ils préfèrent le faire à travers des organisations non étatiques, à but non lucratif.

Le modèle fondamental des Etats nations est celui de l’accord international sur des objets clairement délimités et d’intérêt commun et non celui d’un abandon de souveraineté au profit d’instances qui transcenderaient les intérêts nationaux.

L’Union Européenne, qui a certes bénéficié dans sa construction du traumatisme né de la 2ème guerre mondiale et du constat que la défense absolue des souverainetés conduisait en définitive au suicide collectif, est le seul modèle historique actuellement à disposition pour concevoir un dépassement des souverainetés.

Historiquement ce sont les acteurs non étatiques qui ont résolument dépassé le niveau national. C’est vrai dans le domaine économique avec les Compagnies des Indes du 17ème et du 18ème siècle puis avec les entreprises coloniales du 19ème siècle. C’est vrai aussi pour des mouvements comme La Croix Rouge, la lutte contre la torture, l’abolition de l’esclavage ou même la promotion d’institutions internationales comme la Société des Nations puis celle de l’Organisation des Nations Unies ou même la construction européenne (que l’on songe par exemple au rôle du congrès de La Haye dont on fête cette année le 60ème anniversaire).

Le rôle des organisations non gouvernementales dans la vie actuelle des Nations Unies est si important, qu’il s’agisse de plaidoyer, de recherche, d’analyse politique ou d’alimentation en idées et informations nouvelles que Richard Jolly et ses collègues n’hésitent pas à parler des « Nations Unies N°3 ». Elles sont constituées des organisations non gouvernementales, l’Assemblée des Etats constituant les « Nations Unies N°1 » et les secrétariats des agences les « Nations Unies N°2 ». (1)

Pour repenser en termes historiques, la capacité de nos sociétés à se projeter au-delà d’un horizon borné, il est nécessaire de mettre en parallèle le développement des échanges marchands et la diffusion des idées et des convictions. Ce sont en général les entrepreneurs et les commerçants qui ont jeté des ponts entre civilisations, de la route des Indes à la politique d’implantation des comptoirs. Les églises, en particulier les églises chrétiennes et l’Islam ont été les premières institutions internationales, porteuses d’une pensée sur le mondial et sur l’humanité selon des modèles variés. L’Eglise catholique hiérarchisée, les Eglises protestantes et les différentes communautés musulmanes selon un modèle décentralisé.

Le modèle de la cité grecque s’est répandu dans les bagages des conquêtes d’Alexandre au cours de la base antiquité sur d’immenses territoires. En Europe, les médecins et architectes itinérants au moyen-âge, les philosophes des Lumières ont promu l’échange d’idées bien au-delà des frontières nationales.

Le lien entre étatique et non étatique est toujours complexe. Les compagnies coloniales de commerce bénéficient peu ou de protections nationales. En Islam et en Chrétienté, les rapports entre pouvoirs temporels et pouvoirs spirituels ont été souvent étroits. C’est la combinaison de la pensée des Lumières et des conquêtes de Napoléon puis, au 19è siècle, la combinaison des conquêtes militaires et de la diffusion de nouvelles réflexions qui ont tissé les relations internationales.

Plus près de nous dans le temps, le rôle des grandes fondations américaines dès le début du 20ème siècle quand Andrew Carnegie et John Rockefeller ont créé les premières fondations modernes, sur la scène politique intérieure américaine et sur la scène internationale a toujours été important. Dans le contexte particulier des Etats Unis, les relations entre fondations et monde politique ont toujours été intenses, à telle enseigne qu’en 1969 le Congrès américain a passé une loi pour restreindre les activités politiques des fondations privées, cette activité se transférant en partie sur les think tanks. D’une manière ou d’une autre, les fondations américaines ont joué un rôle important dans la diffusion internationale du modèle américain soit en phase, notamment pendant la guerre froide, soit en tension, comme c’est plutôt le cas actuellement. Partant du constat des limites de l’action de l’Etat, certaines se sont émancipées et disposent de leur propre agenda d’action internationale.

Retenons de ce premier point que le rôle des acteurs non étatiques dans la construction de régulations internationales est aussi vieux que le monde, qu’il est premier par rapport à celui des Etats et que la relation « au-delà des frontières » a toujours combiné acteurs non étatiques et interventions étatiques.

L’évolution de la pensée sur la gouvernance fait, à toutes les échelles de régulation, une place croissante aux acteurs non étatiques

Dans l’analyse des régulations mises en place par les sociétés pour assurer leur survie et leur développement à long terme -ce qui constitue la définition générale de la gouvernance- il n’est pas possible d’isoler ce qui se passe sur la scène mondiale de ce qui se passe à d’autres échelles. Leurs évolutions procèdent des mêmes évolutions des réalités et des idéologies.

Ainsi, quelle que soit l’échelle de gouvernance, une nouvelle vision s’est progressivement imposée au cours des 50 dernières années, celle de la coproduction du bien public. C’est d’ailleurs cette évolution qui a conduit à l’adoption générale, quoique controversée, du terme « gouvernance ».

Dans de nombreux pays, notamment d’inspiration protestante, l’action publique, notamment l’action publique étatique, a toujours été considérée comme subsidiaire aux autres modes et niveaux d’action. On privilégie, c’est le sens même du mot subsidiarité, la responsabilité familiale, l’engagement communautaire, la gestion du local sur l’intervention publique. Celle-ci ne devrait exister que lorsque les autres niveaux d’intervention se révèlent impuissants. C’est la définition des modèles confédéraux, inspirés des modèles germaniques, selon lesquels le niveau confédéral est en théorie une délégation temporaire, à un niveau supérieur, de fonctions, notamment de défense ou de politique étrangère, qu’aucune des entités de niveau inférieur ne peut assurer. Du moins… en théorie, un peu comme l’impôt permanent est né en Occident de contributions temporaires liées à un effort de guerre, impôts que les dirigeants se sont empressés de faire durer.

Du côté des pays d’inspiration plus monarchique ou modelés par le Catholicisme, en cela héritiers de l’empire romain, le bien public procédait au contraire du roi ou de l’église et c’est à partir de ce monopole que se définissaient les espaces de liberté laissés aux communautés ou aux familles. La Révolution française n’a pas changé les fondements philosophiques de cette vision de la gouvernance. Le peuple a remplacé le roi, l’Etat a remplacé l’Eglise mais dans les deux cas on a gardé cette conception de monopole du bien public. Dans cette vision absolutiste, l’implication des acteurs non étatiques dans le bien public est toujours vue comme subordonnée ou suspecte. Il n’est pas étonnant de voir, dans ces pays, une préférence pour l’impôt sur la contribution volontaire et des mouvements associatifs souvent financièrement dépendants de l’Etat des collectivités territoriales. Quant aux fondations, elles sont suspectes de concurrence déloyale (une instance privée qui prétend produire du bien public et qui en plus revendique pour cela des privilèges fiscaux !) ce qui explique largement la différence d’importance des fondations dans les pays d’origine protestante et ceux d’origine catholique. La Chine, on le voit dans le développement rapide actuel des organisations non gouvernementales, est assez proche du modèle français. Le gouvernement chinois encourage le développement du tiers secteur pour prendre en charge des fonctions que l’Etat et le Parti communiste ne peuvent plus ou ne veulent plus assumer, essentiellement des fonctions sociales, mais le développement des associations est très strictement encadré et chacune est mise sous la tutelle d’un ministère, à l’image de ce que sont, en France par exemple, les fondations dites d’intérêt public.

Au fil du temps, ces modèles contrastés, que l’on pourrait appeler l’un confédéral l’autre unitaire, se sont beaucoup plus rapprochés que ne le laissent penser les discours. Aucun problème ne pouvant être géré à un seul niveau de gouvernance les Etats confédéraux et fédéraux ont en général vu l’administration centrale se renforcer, tandis que la plupart des Etats unitaires connaissaient un mouvement plus ou moins fort de décentralisation. Et, dans les deux cas, on s’intéresse de plus en plus à la coproduction du bien public par différents acteurs et l’on a conscience que la coopération entre ces acteurs est indispensable à cette production. Cette pensée sur la coproduction de biens publics vient se substituer à celle dualiste, d’un secteur en charge du bien public et d’un secteur privé à la recherche de son intérêt privé.

Cela vaut en particulier quand l’Etat cherche à se projeter sur la scène internationale. Ainsi, les think tank américains, officiellement privés, ont un rôle important dans la diffusion internationale des doctrines et se sentent souvent engagés par une forme de patriotisme à défendre les intérêts américains. Dans le champ de la coopération internationale, difficilement réductible à l’action traditionnelle des Ministères des Affaires Etrangères dont les interlocuteurs presque obligés sont leurs homologues des autres pays, les fondations, en particulier les grandes fondations américaines, et les réseaux associatifs, les ONG de solidarité internationale en Europe, ont joué un rôle majeur dans la conception et la mise en oeuvre de la politique.

La conscience s’est imposée du caractère fondamentalement mixte de la production du bien public. Plus les sociétés sont sophistiquées plus la qualité du système public, notamment de transport, de santé et d’éducation, est décisive à l’efficacité économique et la cohésion sociale, plus les conditions mêmes d’efficacité économique impliquent la coopération entre acteurs publics et privés, entre mode de gestion public et privé. Il est intéressant de voir à ce titre que le Traité de Lisbonne consacre définitivement, dans l’Union Européenne, la notion de Services d’Intérêt Général (SIG). L’Europe reconnaît que tous les besoins ne peuvent pas être satisfaits par le jeu des échanges marchands mais ne considère pas pour autant qu’il y a un monopole des organisations publiques sur la délivrance des services publics.

Il n’y a aucune raison que la gouvernance mondiale ne s’inscrive pas dans ce mouvement.

La situation historique actuelle met les acteurs non étatiques face à un devoir d’ambition qu’ils ont du mal à assumer

Systèmes de pensée et institutions évoluent plus lentement que les réalités économiques sociales et culturelles. L’implication des acteurs non étatiques, entreprises, églises, associations, fondations dans les régulations mondiales découle aussi de la diachronie entre évolution des idées et des institutions d’un côté, évolution des réalités économiques culturelles, sociales et écologiques de l’autre. Nos systèmes de pensée, en particulier en ce qui concerne la politique et l’économie, restent imprégnés de catégories mentales et de débats forgés au cours des siècles et souvent fort éloignés des défis effectifs des sociétés du 21è siècle. Quant aux institutions, comme on l’a vu, elles restent, du moins sur papier, telles qu’elles ont été conçues entre le 17è et le 19è siècles. Le résultat concret est que l’humanité a à faire face à des interdépendances d’une nature nouvelle, des sociétés entre-elles et avec la biosphère mais traite ces interdépendances avec des cadres mentaux et institutionnels inadaptés à ces nouveaux défis. C’est ce qui met aujourd’hui les acteurs non étatiques devant un défi historique, auquel ils sont malheureusement très peu préparés : plus souples, en principe, que les modèles mentaux et institutionnels des Etats, sauront-ils conduire des mutations suffisamment rapides pour se mettre à la hauteur des défis ? La question historique centrale est de devoir gérer les interdépendances mondiales sans qu’existe pour autant une communauté politique. C’est dans cette brèche béante que peuvent s’engouffrer les conflits, les pillages de matières premières, que quelques pays dotés d’importantes réserves pétrolières peuvent jouer du pouvoir qu’elles leur confèrent, que sont rendus possibles les dumping, les pavillons de complaisance, les paradis fiscaux, les mafias et le terrorisme international, les trafics en tout genre. La priorité des acteurs non étatiques devrait être, dans ces conditions, de contribuer, car c’est le préalable à tout le reste, à l’émergence de la conscience d’une communauté mondiale de destin. Leur rôle est, ensuite, de faire émerger les points majeurs de l’agenda de nos sociétés, au sens étymologique du terme, les choses qu’il faut faire absolument, et de proposer des modes d’action à la hauteur des enjeux. Il ne faut pas se cacher qu’à quelques exceptions près on en est encore loin.

Prenons le cas des entreprises. Elles ne sont juridiquement que des associations d’actionnaires, c’est-à-dire de propriétaires. Les instances dirigeantes n’ont théoriquement à rendre compte qu’à ces propriétaires. L’éthique personnelle des dirigeants, des salariés et des actionnaires, le souci de donner l’entreprise un sens, nécessaire même à son efficacité, les risques réputationnels que court l’entreprise grâce à des réseaux non gouvernementaux vigilants à ses manquements peuvent incontestablement pousser une part d’entre elles à une démarche de responsabilité sociale et environnementale. Mais quand on regarde de près les pratiques, sous la double pression de la concurrence internationale et de la « valeur d’actionnaire » les trois volets mis sur le même pied dans le discours, efficacité économique, responsabilité sociale et responsabilité environnementale ressemblent à la vieille recette du pâté d’alouette : une alouette un cheval, une alouette un cheval. On aura compris que la responsabilité sociale et environnementale joue ici le rôle des alouettes. Ce n’est qu’une des variantes de ce qui se passe plus généralement pour le développement durable. Ce terme est à l’origine un oxymore : en associant deux mots contradictoires, développement et durable, on pense que le problème est logiquement résolu. Dans la pratique entre la nécessité d’assurer la cohésion sociale par une croissance indéfinie et la nécessité de transformer en profondeur le modèle de développement et de fonctionnement des sociétés pour la sauvegarde de la biosphère, c’est le premier terme, et de très loin, qui l’emporte tant au niveau national qu’au niveau international.

Regardons maintenant le monde des fondations. Il est pour l’essentiel inspiré de la tradition grecque de l’évergétisme, de la tradition protestante de ce que l’on doit à la communauté ou de la tradition bouddhiste du devoir, une fois le succès acquis, de se tourner vers l’essentiel, c’est-à-dire vers le spirituel. Un certain nombre de fondations sont engagées largement à l’international, des très grandes comme la fondation Ford ou la fondation Rockefeller ou des plus petites, comme la nôtre, la fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme, mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt. Le monde des fondations est avant tout un monde d’actions locales et de « niches » de bien public. Ce n’est pas en soi illégitime, l’idée étant de faire retour à la communauté qui a permis la prospérité de tout ou partie des bénéfices de cette prospérité. Mais le souci, souvent superficiel, d’efficacité amène la plupart des fondations à se donner un créneau étroit de marché dans le champ de la philanthropie ce qui ne les prépare guère à s’attaquer aux grands défis du monde contemporain. Néanmoins, les fondations américaines, d’après le rapport 2006 du Foundation Center, ont augmenté de manière significative leurs fonds alloués aux programmes étrangers pour un total de 4.2 milliards de dollars dont 22% vont à des bénéficiaires non américains. Sont-elles pour autant plus innovantes et efficaces que l’action publique ? La générosité privée serait-elle par nature plus noble que la redistribution par l’impôt ? C’est souvent ce que les fondations veulent nous faire reconnaître. Rien n’est moins sûr. Les fondations se présentent souvent elles mêmes comme les acteurs de l’innovation sociale. Les études montrent que c’est rarement le cas car rares sont les fondations qui réfléchissent à leur gouvernance. Quant à la juxtaposition d’actions séparées des fondations elle est bien peu favorable à la construction cohérente du bien public.

Quant aux organisations non gouvernementales, elles sont, comme les fondations, engagées presque exclusivement dans l’action locale ou nationale. Seules émergent sur la scène internationale les grandes organisations qui ont d’entrée de jeu une vocation mondiale dans le champ de la solidarité, des droits de l’homme ou de l’environnement, celles que tout le monde a en tête Oxfam, Greenpeace, Amnesty International, Handicap International, Caritas, etc. Leur vocation est souvent très ciblée et leur mode d’action, quand il s’agit des régulations internationales, est plus celui du lobbying que de la conception d’un nouvel ordre mondial. L’avantage de ce monde non gouvernemental reste néanmoins décisif. Ainsi voit-on apparaître dans le monde des fondations celles qui sont liées à la révolution de l’informatique dont la fondation Bill Gates ou la fondation Hewlett Packard sont des exemples et celles des grands pays émergents, Inde et Chine en particulier, qui souvent sont encore sur le modèle des anciennes grandes fondations mais dont il est possible, sous la pression de l’ampleur des défis de leur propre pays d’origine, qu’elles adoptent une posture originale au plan international.

Les acteurs non étatiques par leur vocation, leur taille, leur flexibilité et leur mode d’organisation et d’action font jeu égal avec les Etats

Certains ont une vocation mondiale

Il ne s’agit pas ici de prétendre que les Etats sont devenus sur la scène internationale des entités sans importance. Leur stratégie de puissance ou de défense, leur capacité à construire des accords internationaux stables, leur rôle dans les régulations par l’adoption de normes internationales, leur capacité d’investissement dans les infrastructures et dans la recherche en font évidemment des acteurs internationaux de premier plan. Pourtant ce serait une erreur d’optique, me semble-t-il, de considérer les acteurs non étatiques comme des acteurs secondaires soit par leur taille, soit par leur influence.

Tout d’abord ce sont des acteurs qui, contrairement aux Etats, se situent d’entrée de jeu à l’échelle internationale. Le premier exemple est celui des entreprises. Les plus grandes d’entre elles ne sont plus seulement multinationales ou internationales, elles sont véritablement transnationales. C’est ce qui rend parfois difficile la notion même de patriotisme économique. On l’a vu lors de la fusion de Mittal et d’Arcelor. Le fait que Monsieur Mittal soit indien permettait-il de conclure que le fleuron de l’industrie française était absorbé par une entreprise indienne ? Le siège social de Mittal, si j’ai bonne mémoire, est en Angleterre. Quant au fleuron français d’Arcelor son siège social était au Luxembourg.

Un signe assez intéressant du caractère résolument transnational des plus grandes entreprises concerne la formation. Nous avons par exemple examiné quelles étaient les institutions qui avaient développé des formations au dialogue interculturel. Ce sont les entreprises qui viennent en premier et non les Etats, dont on aurait pu penser que depuis qu’ils ont des ambassades dans les différents pays du monde ils ont eu tout le loisir de se poser la question des conditions d’un vrai dialogue avec leurs interlocuteurs. Il n’en rien : on forme des diplomates à comprendre les autres sociétés sous l’angle de la nôtre, on ne les forme pas à écouter les autres cultures tandis que dans les entreprises transnationales, dépendantes de leur réussite sur de multiples marchés et de la qualité des relations avec un très grand nombre de systèmes d’administratifs, un malentendu interculturel peu se traduire par des milliards de pertes ! C’est donc la nécessité, plus que la philanthropie, qui les pousse ainsi à se mettre à l’écoute mais c’est révélateur du fait que leur champ d’action est fondamentalement international.

L’entreprise n’est d’ailleurs pas la meilleure catégorie d’analyse pour aborder la réalité de l’économie du 21è siècle. Sa délimitation juridique, sans parler des manipulations juridiques et comptables qui permettent de noyer le poisson, ne nous raconte que très imparfaitement l’internationalisation des agencements institutionnels dans le champ de l’économie. La véritable unité d’analyse c’est la filière de production : l’automobile, l’électronique, l’industrie des logiciels, la chimie, l’agroalimentaire, l’aéronautique, etc.

Il en est de même pour un certain nombre d’acteurs de la philanthropie et de l’engagement associatif au sens large. Certains d’entre eux, comme Greenpeace, Amnesty International, Oxfam, Caritas ou la fondation Bill Gates ont pour raison sociale l’action internationale.

Leur taille est maintenant comparable à celle de nombreux Etats

La deuxième cause de leur importance et de leur influence tient à leur poids quantitatif. Comme on le sait, le chiffre d’affaires ou même la valeur ajoutée consolidée des plus grandes entreprises les classe en terme de milliards d’euros parmi les plus grands Etats de la planète. Sarah Andersen et John Cavanagh de l’Institute dor Policy studies de Washington ont publié en décembre 2000 un chiffre qui a fait le tour du monde : « Cinquante et une des plus grandes économies mondiales sont des entreprises et quarante neuf des Etats. Si certains contestent ce chiffre qui compare des chiffres d’affaires consolidés des entreprises aux PNB des Etats, l’ordre de grandeur n’en reste pas moins vrai. Il en va de même avec les ONGs. Oxfam avec ses 600 personnes au siège est une véritable multinationale de la solidarité. Elle fait jeu égal, haut la main, avec les coopérations publiques. Les anciennes ou nouvelles grandes fondations représentent une « force de frappe » quantitativement supérieure à la plupart des Ministères des Affaires Etrangères ou des agences de l’ONU. Les dix plus grandes fondations américaines distribuent chacune plus de 300 millions de dollars par an, la palme revenant à la Fondation Bill et Melinda Gates qui a distribué 1.4 milliards de dollars en 2005(2). Dans le champ financier, les grands fonds de pension sont en mesure de faire et défaire les marchés financiers et tiennent la dragée haute aussi bien aux Etats qu’aux grandes banques. Le poids international des fonds souverains a été révélé par la crise des subprimes à partir de l’automne 2007. Ce sont les seuls dont le poids soit comparable aux grands fonds de pension. Ils jouaient depuis longtemps au Moyen Orient et en Asie un rôle important dans les équilibres financiers internationaux mais ils transitaient en général par le marché financier américain soit par l’achat de Bons du Trésor américains (cas de la Chine et en partie le Japon) soit en confiant leur gestion à des institutions occidentales (cas du recyclage des pétrodollars du Golfe). Dans le champ de la recherche, le Welcome Trust au Royaume-Uni pèse aussi lourd que la recherche publique, du moins dans différents secteurs. S’il fallait donc hiérarchiser par leur simple poids financier les acteurs de la scène internationale, les acteurs non étatiques pèsent d’un poids aussi lourd que les acteurs étatiques.

Ils disposent d’une souplesse bien supérieure à celle des Etats

Une troisième raison de leur importance et de leur influence tient à leur flexibilité. Je me souviens d’un échange avec le président de la Banque de développement du Chili. Nous comparions nos budgets. Le rapport était en gros de 1 à 10000. Mais si nous comparions nos marges de manoeuvre, nos capacités de redéploiement, la Banque de développement avait en gros une marge annuelle de 1% et notre fondation de 100 %. Rapporté à la capacité d’action des deux institutions, l’écart n’était donc pas de 1 à 10000 mais de 1 à 100 ! Il en va de même pour l’action des Etats à l’échelle internationale. Elle est très contrainte aussi bien dans ses modes d’action que dans ses capacités à se redéployer. Dans ses modes d’action, elle est entravée d’abord par le fait qu’elle ne peut en principe traiter qu’avec des égaux, donc des représentants des autres Etats, ce qui limite singulièrement la nature des actions et des interlocuteurs. Elle est contrainte aussi par l’exercice du contrôle parlementaire, ce qui est bien normal en pays démocratique. Elle l’est, enfin par la comptabilité publique. Dans les institutions internationales, les contraintes tiennent non seulement à la lourdeur des instances de décision mais aussi à la lourdeur de gestion du personnel : le souci d’un équilibre entre Etats l’emporte sur la qualité professionnelle pour le choix des dirigeants.

J’évoque fréquemment à ce sujet la question de la responsabilité des organisations non étatiques. La possibilité pour une fondation, par exemple, d’agir à long terme et de choisir librement ses interlocuteurs, ses modes d’action et ses échelles d’action devrait avoir en contre partie une conscience aigue de ses responsabilités vis-à-vis de l’ensemble de la planète. Or, pour reprendre le beau terme de La Boëtie, nombre de ces institutions se placent en état de servitude volontaire : ayant peur de leurs propres degrés de liberté et de la responsabilité qui en découlerait elles s’empressent de s’inventer des règles artificielles pour les réduire.

Leur organisation est mieux adaptée aux nouvelle réalités mondiales

La quatrième raison de l’importance et de l’influence des acteurs étatiques tient à leur mode d’organisation. Là où les Etats et les institutions internationales sont souvent prisonniers d’un modèle hiérarchique, les organisations non étatiques sont plus promptes à adopter des systèmes organisationnels capables de s’adapter à la diversité des situations, à la complexité des problèmes et aux opportunités offerts par la révolution de l’information.

Je prendrai en premier lieu l’exemple des villes. En 2005 s’est tenu le congrès fondateur de l’association CGLU, Cités et Gouvernements Locaux Unis. Sa création résulte de la fusion des grands réseaux préexistants de villes. L’histoire de CGLU est particulièrement intéressante. CGLU s’est créée au départ avec la volonté que les villes deviennent un acteur entendu sur la scène internationale, revendiquant d’avoir une place dans des instances comme le programme des Nations Unies pour les Etablissements Humains. Mais, à peine CGLU créée, cet objectif a été perçu comme secondaire et CGLU veut être un espace international de travail des villes entre elles. En effet, dans une économie mondiale devenue une économie de villes et de régions partenaires et concurrentes entre elles, les grandes villes sont intégrées dans le jeu international, bien plus que les bureaucraties étatiques. Dès lors, même si ce mouvement n’en est qu’à son début, les réseaux de ville proposent en fait un modèle différent de la régulation internationale parce qu’elles sont un modèle différent de lien entre le local et le mondial. On ne va pas du local au mondial par degrés en passant par des filtres, notamment des filtres étatiques qui revendiquent le monopole des relations avec l’extérieur (c’était encore le cas en France il y a guère plus de 20 ans), mais par des court-circuits entre le local et le mondial.

Autre acteur très significatif sur ce plan, les diasporas, diaspora chinoise partout dans le monde, diaspora latino américaine aux Etats-Unis ou subsahélienne, maghrébine et turque en Europe. Les migrants sont des acteurs du mondial par définition. Ils jouent comme on le sait un rôle économique fondamental par les transferts de fonds, de savoir faire et de modèles d’organisation. Une anecdote le fera bien comprendre : j’étais en Chine il y a 3 ou 4 ans et je m’étonnais de la faible présence des logiciels libres. On m’a répondu avec le sourire : « en Chine, tous les logiciels sont libres ». Et on a complété : nous disposons à travers nos réseaux d’étudiants ou de professionnels installés aux Etats-Unis des avancées technologiques très peu de temps après leur apparition !

Les mafias elles-mêmes, les terroristes ont montré la supériorité de systèmes d’organisation flexibles, combinant à la fois les formes les plus « archaïques » de l’engagement verbal, qui ne laisse pas de trace mais qui ne peut pas être trahi, et des moyens électroniques les plus modernes.

Entreprises et ONG offrent de leur côté des modèles de configuration à géométrie variable, des formes d’alliances qui sont indispensables pour gérer la complexité. Je me souviens à ce sujet d’une conversation avec le professeur Schwab, le fondateur du Forum de Davos. J’interrogeais sur les intuitions qui les avaient conduits, Raymond Barre et lui, à créer le Forum économique mondial. Il m’avait fait observer qu’il y a 100 ans ou encore 50 ans, le dialogue entre une économie nationale et une autre passait par des chambres professionnelles ou par des Etats. Maintenant, pour les raisons évoquées de taille et de concentration de pouvoir économique, ce dialogue se fait directement entre partenaires de même taille mais de nature différente, tels qu’un Ministre des Finances et une grande entreprise.

Autre cas de figure, Oxfam. La très grande organisation non gouvernementale d’origine anglaise a joué un grand rôle dans les débats de l’OMC sur l’agriculture. Elle a apporté sur l’impact et les effets pervers des subventions de l’agriculture nord américaine et européenne, une expertise que ne détenaient pas les Etats eux-mêmes. Cela tient à la capacité des structures de ce type à faire des courts circuits entre les contacts à la base, avec des petits paysans ou des communautés villageoises, et la scène internationale de discussion. Les systèmes hiérarchisés sont incapables de le faire : de médiation à médiation, de censure (volontaire ou inconsciente) en censure, ce qui arrive sur la scène internationale est tellement mâché et remâché que cela n’a aucun goût.

Ils ont une maîtrise bien meilleure d’internet

Prenons maintenant l’exemple de l’utilisation des nouvelles technologies. Le coup d’envoi a été donné à la fin des années 1990 par la campagne, d’ailleurs victorieuse, des « mouvements sociaux », comme on les appelle, contre l’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI). De quoi s’agissait-il en deux mots ? Sous l’égide de l’OCDE, les pays développés mettaient au point, dans la plus grande discrétion de leurs cercles d’experts, les termes d’un accord international qui offrirait des garanties raisonnables aux investisseurs étrangers. Ceux-ci ont besoin de se fonder sur une certaine prévisibilité des retours sur l’investissement et ils souhaitaient la garantie que dans les années qui suivraient l’investissement dans un pays étranger la réglementation nationale, notamment environnementale, n’évoluerait pas de telle manière que l’investissement deviendrait non rentable. L’objectif de la négociation était légitime, du moins dans une certaine mesure, et les méthodes de négociation étaient traditionnelles. Il a suffit si j’ai bonne mémoire, d’un courrier électronique canadien envoyé à une première liste de diffusion, alertant sur le caractère scandaleux, au plan du contenu et au plan de la forme, de ce qui était en train de se passer, et dénonçant le déni de démocratie pour mettre le feu aux poudres et créer un mouvement d’opinion suffisamment fort pour que les Etats de l’OCDE stoppent la négociation. Je ne m’étendrai pas sur l’effet final, plutôt pervers, de cette campagne citoyenne : l’accord international en bonne et due forme a été remplacé par des accords bilatéraux qui profitent plutôt aux régimes autoritaires. Mais, sur le plan de la méthode, on est en présence d’un modèle d’action collectif nouveau et particulièrement efficace.

On peut en dire de même pour les Forums sociaux mondiaux. Là aussi je ne mets pas en discussion leur portée, je m’intéresse seulement aux méthodes. Ces immenses rassemblements ont été réalisés avec une incroyable économie de moyens, selon des méthodes d’auto-organisation collectives tout à fait innovantes, reposant sur l’usage extensif d’internet. Dans les rapports de force qui s’organiseront dans l’avenir le nombre de milliards de dollars est certes important mais pas nécessairement plus que les capacités d’auto-organisation. L’exemple récent du film « Le monde selon Monsanto » est à ce titre intéressant : un petit nombre de personnes défie la firme qui contrôle 90 % de plantes génétiquement modifiées et qui a fait la preuve, par le passé, de sa grande capacité à utiliser ses milliards pour mettre des administrations nationales à sa solde. La firme est potentiellement ébranlée par la conjonction de la maîtrise des outils vidéo, de Google et de modes d’organisation en réseau.

Ils sont en mesure de mener une stratégie d’influence

Une autre caractéristique du mode d’action des acteurs non étatiques est de ne pas viser à prendre le pouvoir mais à l’influencer. C’est le cas déjà évoqué du rôle des grandes organisations non gouvernementales ou internationales dans les négociations commerciales : personne ne conteste que les accords soient des accords d’Etat à Etat mais la capacité d’expertise et de mobilisation des grandes ONG a largement influencé les négociations, en particulier parce qu’elles ont été en mesure de nourrir les arguments des pays les plus pauvres qui, sans cela, auraient souffert vis-à-vis des plus riches, de considérables dissymétries de l’information.

Un autre exemple, à l’autre extrémité du spectre politique, est celui des néo-conservateurs américains. Le mouvement néo-conservateur n’a jamais voulu prendre le pouvoir, il cherche simplement à l’influencer : « en termes stratégiques, on dirait que leur approche est celle de la stratégie indirecte »1. Les néo-conservateurs se sont inspirés des méthodes trotskistes pour imposer leur credo qui est de diffuser, à l’échelle de la planète, par la force si nécessaire, le modèle de la démocratie américaine. Pour y parvenir, les moyens employés sont tout ceux de la communication moderne, les médias traditionnels, le développement de la réflexion des think tanks, internet. Les instituts privés, comme the American Entreprise Institute, the Heritage Foundation, the Hudson Institute, plus récemment le Project for the new American Century ont joué et jouent un rôle considérable pour influencer le cours des événements politiques. Comme le note Arnaud Blin : « la taille modeste du mouvement est précisément ce qui constitue sa force. Le néo-conservatisme, en tant qu’organisation intellectuelle ou si l’on préfère idéologique, est extrêmement cohérent, incroyablement bien organisé, d’une efficacité redoutable et d’une susceptibilité extrême ».

En définitive, si l’on s’intéresse moins au caractère formel de la gouvernance - qui signe les traités, qui fixe les normes - qu’à la réalité des régulations dont traités et normes ne sont souvent que l’aboutissement, les acteurs non étatiques, par le large spectre de leurs modes d’organisation et d’action, pèsent un poids décisif. J’ai mentionné en particulier les néo-conservateurs en raison de la position particulière qu’occupent encore les Etats-Unis dans les régulations mondiales. En tant que première puissance économique et, surtout, que producteurs des références culturelles de l’époque, il n’est pas possible de traiter les Etats-Unis sur le même plan que les autres pays : leur politique intérieure et leurs débats d’idées sont un élément majeur de la gouvernance mondiale et de son évolution.

Les acteurs non étatiques jouent un rôle moteur dans la gouvernance mondiale dans de nombreux domaines

Il est relativement peu de domaines où les acteurs non étatiques ne jouent pas de rôle important dans les régulations mondiales.

La sécurité et défense

En principe, la défense et la sécurité devraient au moins leur échapper. N’était ce pas par excellence le domaine réservé des Etats ? Mais c’est bien un réseau non étatique, Al Qaïda qui a depuis septembre 2001, malgré le caractère très limité de ces « sanctuaires » territoriaux, posé les termes de la nouvelle politique de sécurité mondiale. Depuis les attentats de Londres de 2005, la question du rôle des diasporas musulmanes en Europe a pris une nouvelle dimension. Al Qaïda maîtrise parfaitement les méthodes du combat asymétrique. Quand on voit l’énormité de l’effort de guerre américain en Irak et en Afghanistan et qu’on le rapproche du déficit public structurel des Etats-Unis, avec les conséquences géo-stratégiques qui commencent à se révéler au grand jour, on peut avoir le sentiment qu’avec des moyens extrêmement limités Al Qaïda parvient à faire vis-à-vis des Etats-Unis ce que Reagan était parvenu à faire en face de l’Union Soviétique avec la guerre des étoiles : révéler le caractère insoutenable de la ponction des dépenses militaires sur l’économie russe.

Les interventions internationales dans le champ de la sécurité ne concernent pas que le terrorisme. Ce sont des initiatives non gouvernementales qui ont permis d’aboutir au bannissement assez général des mines anti-personnelles. Un autre exemple encore est offert par la communauté de Sant’Egidio. Organisation catholique née en 1968 à Rome, elle a joué un rôle significatif dans le processus de négociation qui a abouti en 1992 à la signature de l’accord de paix au Mozambique ou dans les médiations pour le Kosovo et en Afrique Centrale. Début 2008 encore, elle a joué un rôle significatif dans l’accord de cessez le feu entre le gouvernement Ougandais et la Lord Resistance Army qui entretenait la guerre civile depuis 20 ans en s’appuyant sur son sanctuaire du Sud Soudan. Michel Rocard, à propos du « soft power » que représente l’Europe, a raison de souligner que dans le monde actuel très peu de conflits peuvent se régler seulement par les armes (4).

Ces quelques exemples montrent que, pour le pire et pour le meilleur, pour la guerre et pour la paix, les acteurs non étatiques sont aussi et parfois mieux outillés que les Etats pour faciliter les médiations, enflammer ou apaiser les esprits, construire les conditions d’une violence organique ou au contraire une paix durable.

La coopération internationale

Le rôle des acteurs non étatiques est particulièrement visible dans le domaine de la coopération internationale. Cela tient au fait que le mal développement résulte entre autres choses de l’inadaptation, de la faiblesse, de l’inefficacité ou encore de la corruption des structures étatiques. A mains égards, la coopération internationale étatique suppose le problème résolu puisqu’elle s’appuie sur des structures étatiques dont souvent la qualité est en partie le produit du processus de développement lui-même. Ce sont les associations non gouvernementales dédiées à la solidarité internationale qui ont promu des thèmes comme la place de la société civile, la décentralisation ou encore la moralisation progressive du comportement des entreprises dans les pays dominés.

L’économie

Dans le champ économique, pour les raisons déjà évoquées liées à la taille et à la puissance des grandes entreprises transnationales, l’essentiel des évolutions est le fait des entreprises. Dans une économie internationale ouverte elles sont les seuls acteurs capables de maîtriser les médiations qui vont de la recherche à des produits vendables. L’élaboration de normes nationales ou régionales, aux Etats-Unis et en Europe, constitue certes un élément essentiel des régulations mais il faut regarder de plus près comment sont élaborées ces normes. Les degrés de liberté dont disposent ou croient disposer les grands Etats à l’égard des branches économiques supposées assurer la prospérité du pays ou du continent sont souvent très limités. L’exemple des manipulations génétiques, mis crûment en lumière par le récent livre « le monde selon Monsanto » (5) montre l’interpénétration entre l’entreprise et ses intérêts d’un côté, la Foods and Drugs Administration (FDA) et ses devoirs de l’autre.

Si l’on admet que les règles qui s’appliquent aux entreprises sont une dimension essentielle des régulations internationales, les Etats jouent-ils un rôle moteur dans la « moralisation » de la vie économique ? On peut en douter. Trop souvent les Etats sont concurrents entre eux pour attirer les investissements et très sensibles au chantage à l’emploi. Il ne suffit pas de dire qu’ils disposent des moyens juridiques d’agir pour en conclure qu’ils sont des acteurs puissants.

Dans les faits, la campagne citoyenne contre Nestlé, dont la promotion de l’allaitement artificiel dans les pays pauvres avait de graves conséquences sanitaires, a conduit la firme il y a une vingtaine d’années à une révision profonde de sa stratégie. Plus récemment, la campagne sur le non respect des droits de l’homme par les sous-traitants des entreprises de production d’équipements de sport, en particulier Nike, a conduit à faire admettre qu’une grande entreprise ne pouvait se dédouaner de ses responsabilités à l’égard du traitement des salariés chez ses sous-traitants même si, officiellement, aucun autre lien que commercial ne la liait à eux. C’est donc à travers une action non gouvernementale que la notion de responsabilité des acteurs dominants sur l’ensemble de la filière a commencé à avoir droit de cité.

De même, la campagne contre Total en Birmanie, l’accusant d’avoir accepté le recours au travail forcé, a modifié le comportement de l’entreprise et l’a amenée à dédommager assez généreusement les communautés concernées. C’est sous l’action des organisations non gouvernementales que tout ou tard on en viendra à définir un droit international appliqué aux très grandes entreprises.

L’essentiel des nouveaux labels visant à faire évoluer les filières de production vers des pratiques plus durables sont des labels d’origine privée. C’est le cas du label sur l’exploitation durable des forêts, ce sera le cas demain pour le label de pêche durable. Même le label « agriculture biologique » n’est pas un label étatique. On est sous le régime de la convention volontaire.

C’est aussi les actions non gouvernementales qui ont permis de poser il y a une vingtaine d’années, dans le prolongement des banques éthiques, la question de la responsabilité des actionnaires, donnant naissance à des mouvements actifs d’intervention dans les assemblées générales des actionnaires. C’est à travers ces mouvements citoyens que les consommateurs ont pris conscience de leur rôle majeur dans les régulations internationales.

Pour une très grande entreprise à l’âge d’internet, le plus grand risque n’est pas d’être sanctionnée par un Etat mais de perdre sa réputation à l’issue d’une campagne auprès des consommateurs. L’histoire de la plate-forme de Shell, il y a une quinzaine d’années, n’est pas sans rappeler sur ce point la campagne citoyenne contre l’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI). Shell avait fait couler en mer du Nord une plate-forme pétrolière hors d’usage. Une campagne citoyenne s’est engagée contre l’entreprise. Les données sur lesquelles s’appuyait cette campagne citoyenne étaient erronées mais la campagne a contribué très significativement à faire évoluer la stratégie de l’entreprise.

Une analyse plus fine suggère que l’efficacité de ces initiatives citoyennes est d’autant plus forte qu’elle trouve des alliés au sein des entreprises, salariés et cadres, qui souffrent de schizophrénie du fait de la contradiction entre ce qu’ils sont amenés à faire au plan professionnel et les valeurs auxquelles ils sont attachés.

Le commerce

Dans le domaine du commerce, j’ai déjà évoqué l’importance des grandes ONG de solidarité internationale dans les négociations sur l’agriculture. Un autre grand champ de débat est ouvert : celui de la propriété intellectuelle. Ce sont les ONG internationales qui ont posé les premières le problème des droits de propriété sur la biodiversité sauvage. Elles ont voulu mettre fin ou modération aux pillages des gênes dans les pays pauvres, sans contrepartie pour les sociétés locales qui risquaient de devoir un jour verser des redevances pour l’usage de produits provenant de leur propre sol !

Ce sont aussi les organisations non gouvernementales qui ont appuyé les grands pays du sud pour faire reconnaître l’importance des médicaments génériques et montrer l’immoralité radicale de milliers de morts du sida pour n’avoir pas eu accès à des traitements adaptés en raison des règles de propriété intellectuelle. Ce sont aussi des initiatives strictement non gouvernementales qui, sur internet, ont développé les échanges de personne à personne, notamment pour le téléchargement de la musique, ce qui oblige à s’interroger aujourd’hui sur le modèle économique qui fonde les industries culturelles, notamment musicales.

Dans le domaine de la biodiversité domestique, ce sont des organisations non gouvernementales, comme le Réseau européen des semences paysannes (6), qui remettent en cause le monopole des grandes entreprises de sélection de semences. C’est enfin, bien entendu, dans le domaine de l’informatique, des initiatives non gouvernementales qui, dans la ligne de Linux, ont promu le modèle des logiciels libres avec une force telle que Microsoft, ou du moins son fondateur Bill Gates, ont pris conscience que la rente de situation sur Windows ne durerait pas éternellement.

La société de l’information

Parlons, justement, de la révolution d’internet. Internet est né au départ de préoccupations du Pentagone, donc de l’Etat américain, mais le protocole d’échange qui a permis le développement d’internet a été porté de façon privée par le World Web Consortium et c’est encore, au grand dam de certains Etats, une société privée qui délivre les noms de domaine. On voit par cet exemple des protocoles d’échange, comme on l’a évoqué à propos de l’agriculture biologique, que dans une société mondialisée la production de la norme, acte essentiel de la gouvernance est loin d’être un monopole public.

La santé

Dans le domaine de la santé, j’ai déjà évoqué la question, évidemment essentielle des médicaments génériques. Mais il suffit de consulter le site de la Bill and Melinda Gates Foundation (7) pour voir que depuis sa création la fondation a investi plus de 9 milliards de dollars dans la santé dont près de 2,5 milliards de dollars pour lutter contre le sida. Les financements suivent de multiples canaux privés et publics. J’ai eu l’occasion de faire il y a une dizaine d’années l’audit de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) et je puis témoigner combien les dons privés à ces institutions internationales disposent d’un effet de levier pour orienter les programmes. C’est à dire que le pouvoir d’initiative se situe maintenant, dans ce domaine aussi, du côté des acteurs non étatiques.

A côté de ces actions, spectaculaires par les milliards de dollars mobilisés, il est d’autres actions non gouvernementales beaucoup plus modestes mais singulièrement efficaces car elles agissent sur les mentalités. Je pense par exemple à la question de l’alimentation, vue sous l’angle des politiques de santé. Si ces préoccupations sont maintenant assez largement portées par la puissance publique, elles ont été, du moins en Europe, largement initiées par des organisations non gouvernementales. Le mouvement « Slow food » (8) et le réseau Alimenterra (9) jouent par exemple un rôle significatif pour promouvoir des politiques d’alimentation saine, là où les Etats entrent plutôt en action sur des plates-formes techniques sophistiquées et des soins curatifs. En particulier Alimentera joue un grand rôle pour promouvoir de nouvelles pratiques dans la restauration collective publique, notamment écoles et hôpitaux.

L’environnement

Le domaine de l’environnement est un des domaines d’élection de l’intervention des organisations non gouvernementales. C’est, avec les droits de l’homme, l’un de ceux où la mise en place de structures d’observation indépendantes a permis de créer de véritables systèmes de régulation. C’est en effet aussi le domaine où les Etats étaient le moins en mesure de prendre des initiatives, la plupart d’entre eux ayant partie liée avec des lobbies économiques.

Un certain nombre d’actions non gouvernementales ont débouché sur des accords internationaux : sur l’élimination progressive des chloro-fluoro-carbones (protocole de Montréal 1987) ; sur la préservation de la biodiversité (Convention de Rio 1993 et protocole de Carthagène). Dans le domaine même du changement climatique, le Giecc (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur le Changement Climatique) a été officiellement créé par l’Organisation Météorologique Mondiale et par les Nations Unies, mais l’initiative de départ a été non gouvernementale, avec la forte implication de physiciens comme Gérard Megie. C’est dans un second temps que le relais a été pris par les instances internationales.

Un autre cas de figure fort intéressant est celui du Wuppertal Institute. C’est un institut de recherche appliquée de nature privée, même s’il travaille en partenariat avec un certain nombre de Länder allemands. Il a lancé les premières analyses approfondies de filières de production. Les exemples sont trop nombreux pour les citer tous. Mentionnons encore le World Watch Institute, créé par Lester Brown, qui a exercé un magistère moral et intellectuel fort pour faire prendre conscience des déséquilibres majeurs en train de s’instaurer entre les activités humaines et la biosphère, reprenant le flambeau du club de Rome et du rapport Meadows, publié en 1972, sur les limites de la croissance.

Ces quelques exemples montrent que dans de nombreux domaines les acteurs non étatiques ont été à l’origine des régulations mondiales, ont joué un rôle souvent central dans leur élaboration et sont partie prenante de leur mise en oeuvre.

Pour mieux comprendre et développer le rôle des acteurs non étatiques il faut l’analyser à la lumière des principes généraux de gouvernance

On entend souvent poser la question de la légitimité des interventions non gouvernementales dans le champ de la gouvernance, en se référant implicitement à la thèse selon laquelle les régulations seraient par essence de nature publique. J’ai dit précédemment qu’une telle problématique était simpliste. Un certain nombre de questions n’en sont pas moins incontournables. Elles concernent d’ailleurs essentiellement le champ économique : au nom de quoi les grandes entreprises regroupées au sein du World Business Council and Sustainable Development (WBCSD) peuvent-elles se proclamer détentrices du bien commun mondial au motif qu’elles sont grandes et internationales ? au nom de quoi les entreprises peuvent-elles décider des évolutions technologiques favorables à l’humanité, au motif qu’elles ont les moyens techniques de les développer et financiers de bombarder l’opinion de messages payés à coups de millions de dollars pour convaincre que ces innovations sont bonnes, comme ce fut le cas pour les plantes génétiquement modifiées ?

Pour éviter les deux écueils du dogmatisme et de la naïveté, il faut repartir des principes généraux de gouvernance et examiner la manière dont ces principes s’appliquent à l’action des acteurs non étatiques et aux coopérations entre eux et avec les acteurs publics.

Une légitimité fondée sur les objectifs, les valeurs et les méthodes

La théorie classique de la gouvernance confond légitimité et légalité. Sur la scène internationale cela tient à la combinaison de deux facteurs : l’idéologie de la démocratie et le principe de souveraineté.

Qu’est-ce que la légitimité ? Le sentiment des peuples que la société est gérée selon des règles admises et comprises par tous, que l’autorité est assumée par des dirigeants compétents et dévoués au bien public, que les contraintes imposées aux individus au nom du bien commun sont justement dimensionnées, c’est-à-dire qu’elles visent au bien commun et satisfont au principe de moindre contrainte. Chacun est prêt à céder une partie de sa liberté s’il est clair que l’enjeu en vaut la peine.

Dans les régimes démocratiques, on considère que les gouvernants sont légitimes par définition parce qu’ils ont été élus par le peuple. Dès lors la légalité, notion juridique, se confond avec la légitimité, notion subjective. Or, l’expérience prouve que dans les faits les dirigeants politiques ne jouissent pas d’un très haut crédit moral et intellectuel auprès des populations qui les ont élus. Toutes les enquêtes d’opinion le montrent. Au lieu de poser comme principe philosophique que le libre choix des gouvernants devrait conduire à choisir les meilleurs, il faut s’intéresser à la réalité sociologique et même financière : des gouvernants souvent élus à une courte majorité ; l’importance du spectacle ; le rôle de l’argent dans les élections ; la difficulté qu’éprouve la démocratie à susciter un véritable débat politique sur les questions de fond ; l’horizon borné des législatures qui rend impopulaire le traitement des enjeux à long terme, etc..

Sur la scène internationale, le principe de souveraineté interdit de mettre son nez dans les affaires du voisin. Les dirigeants de fait deviennent rapidement des dirigeants de droit, a fortiori quand on espère bien s’en faire des alliés ou quand on les a aidés à prendre le pouvoir. La Charte des Nations-Unies part de la belle idée de Peuples de la terre et aboutit finalement à un « syndicat des gouvernants », pour reprendre une expression percutante de Georges Berthoin. Les démocraties sont toujours partagées entre le désir de constituer un club des « dirigeants fréquentables », c’est-à-dire issus d’élections libres, et la nécessité concrète de traiter avec les dirigeants de fait.

C’est pourquoi aux yeux de la population elle-même, les organisations non gouvernementales sont, selon les enquêtes d’opinion, jugées plus crédibles que les dirigeants politiques y compris dans les pays démocratiques : plus sincères, plus désintéressées, plus compétentes trois critères de légitimité. Et qui, d’ailleurs serait légitime pour représenter les non-sujets de droit, ceux qui ne votent pas, les générations futures, les animaux, la biosphère ?

Quand la fondation Rockefeller a engagé, dans les années quarante, les travaux sur le blé au Mexique, puis quand elle a créé en 1960, avec la fondation Ford, the International Rice Research Institute aux Philippines, initiatives qui allaient conduire à la révolution verte, quand la fondation Bill et Melinda Gates se mobilise sur le sida ou quand notre fondation organise le dialogue entre société chinoise et société européenne, elles ne disposent de mandat que d’elles mêmes. C’est la démarche et son résultat qui fondent la légitimité et non un quelconque titre de propriété sur le bien public.

Une autre dimension s’impose : celle des valeurs.

La communauté internationale est confrontée sur ce point à une impasse historique. Le socle éthique plus ou moins admis par tous, avec beaucoup de nuances hors de l’Occident, est la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Au fil des années, la notion de droits politiques – égalité devant la loi, liberté d’opinion, liberté d’expression, liberté d’association – s’est étendue à des droits économiques, sociaux, environnementaux, culturels. Mais l’affirmation de droits sans cesse plus larges est une aporie : pour que des droits positifs, comme les droits économiques et sociaux, soient respectés il faut que leurs conditions soient réunies et que des tiers aient la responsabilité de réunir ces conditions. Plus largement, l’affirmation unilatérale des droits donne une définition déséquilibrée de la citoyenneté qui a toujours reposé sur un équilibre des droits et des responsabilités. D’où l’importance du travail non gouvernemental pour promouvoir l’idée de troisième pilier de la vie internationale, à côté de la Charte de l’ONU et de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, une Charte des Responsabilités humaines (www.charte-responsabilités-humaines.net), fondement de l’éthique du 21ème siècle. Il ne peut y avoir de régulation internationale légitime, c’est-à-dire acceptée par tous, que s’il y a un tel socle éthique commun. De ce point de vue, Etats et acteurs non étatiques se trouvent, si je puis m’exprimer ainsi, « logés à la même enseigne ». C’est en référence à une éthique partagée que peut se construire la légitimité de leurs actes. La liberté d’entreprendre accordée aux entreprises a nécessairement comme contrepartie éthique et juridique leurs responsabilités sociale et environnementale : responsabilité de la structure juridique en tant que telle et responsabilité personnelle de leurs dirigeants. De même les autres acteurs non étatiques, comme les ONGs, peuvent à bon droit, être interpellés sur le mode d’exercice de leur propre responsabilité, là où trop souvent ils préfèrent parler de la responsabilité des autres, entreprises ou gouvernants. Ainsi se trouve par exemple posée la question de la dette écologique : comment les Etats, en tant que représentants de leurs peuples respectifs, peuvent-ils être tenus pour responsables des dommages passés causés à l’environnement ? Il n’y aura pas de légitimité de la gouvernance mondiale sans référence à de tels principes de responsabilité et d’équité.

Les éléments d’une démocratie et d’une citoyenneté mondiales

Il est impossible de parler de démocratie et de citoyenneté en s’en tenant à l’échelle nationale. La démocratie et la citoyenneté doivent s’exercer à l’échelle des interdépendances réelles. Or notre oïkos, notre espace domestique, est aujourd’hui la planète. La question de la démocratie renvoie donc nécessairement à la question de la démocratie planétaire, de la citoyenneté planétaire. Or, sur ce plan, les acteurs étatiques n’ont guère de leçons à donner aux acteurs non étatiques. Ils ne doivent leur élection qu ‘aux électeurs d’une petite circonscription de la planète : leur propre Etat. La démocratie est en miettes. Elle est en crise par ses objets, ses échelles et ses méthodes.

Ses objets parce qu’échappent au débat citoyen les choix principaux dont dépend l’avenir, en particulier les orientations scientifiques et technologiques dont la plupart ne se joue pas à l’échelle nationale. Ses échelles parce que même dans l’Union européenne, la scène politique majeure reste strictement nationale. Ses méthodes parce que la démocratie représentative, héritée des siècles passés, ne correspond plus à l’état de la société et à la complexité des sujets à débattre.

La démocratie, à l’échelle planétaire, se trouve sérieusement amoindrie par le fait qu’ après la Seconde Guerre Mondiale, le choix a été – sans doute n’était-il pas possible d’en faire un autre à l’époque – de faire des Nations Unies une assemblée d’Etats, mis tous sur le même plan. Un Etat, une voix ? Cette sacralisation de l’Etat reflète si peu l’hétérogénéité incroyable des Etats du monde, du Bouthan à la Chine, à l’Inde et aux USA qu’il ne peut s’agir que d’une caricature de la démocratie.

C’est pourquoi opposer d’un côté les régulations étatiques, qui seraient démocratiques parce que décidées par les Etats, aux régulations portées par les acteurs non étatiques, qui ne seraient pas démocratiques, tient de l’exercice de style. Par contre, la nature différente des sources de légitimité des Etats d’un côté et des organisations non gouvernementales de l’autre interdit d’imaginer une sorte de cogestion où il y aurait, en face des Etats, des « représentants des acteurs non étatiques ».

Le rôle des acteurs non étatiques et de leurs réseaux est décisif dans la construction du débat public et dans le processus de construction des consensus. Les organisations non gouvernementales, ne représentent qu’elles mêmes et leurs adhérents, comme les entreprises ne représentent que leurs actionnaires et, j’allais ajouter, les Etats ne représentent que leurs électeurs. Mais il ne faut pas oublier que quand un système est complexe, la démocratie change fondamentalement de nature. Le temps fort n’est pas, n’est plus le moment de la décision. Le temps fort est celui où l’on définit le processus par lequel les différentes parties prenantes confronteront leurs points de vue. La recherche d’une solution satisfaisante l’emporte sur le choix entre des solutions alternatives. Or, dans ce processus de recherche d’une solution satisfaisante, les organisations non gouvernementales, plus généralement les acteurs non étatiques, ont un rôle décisif à jouer pour énoncer les enjeux, explorer les alternatives, apporter leur expertise, incarner les intérêts et les valeurs de leurs membres.

Il est intéressant de noter que les grands acteurs non étatiques, très grandes entreprises ou ONG, s’organisent spontanément par région du monde et non par Etat. On ne peut mettre sur le même plan la Chine et le Burkina Faso. J’ai acquis depuis longtemps la conviction qu’il n’y aura de véritable gouvernance mondiale que dans la mesure où se construiront des entités régionales, disons une vingtaine pour le monde, qui négocieront entre elles. A mains égards, l’organisation spontanée des acteurs non étatiques préfigure ce découpage régional.

La capacité à concevoir des arrangements institutionnels plus adaptés

Certains des modes d’action nécessaires à une gouvernance mondiale comme le recours légal à la force et la fiscalité resteront le monopole de la puissance publique. Pour le reste, il faut comparer l’efficacité et la pertinence des systèmes de régulation et les agencements institutionnels publics et privés. Elles peuvent se mesurer à un certain nombre de critères : la capacité à organiser un ensemble de moyens pour atteindre les objectifs poursuivis, et, pour cela, la capacité à dépasser la sectorisation des institutions tant nationales qu’internationales ; la construction, en amont, des conditions sociales favorables à la création et à l’acceptation des régulations ; la capacité à associer différents types de moyens tels que la contrainte juridique et administrative d’un côté et les forces du marché de l’autre ; la capacité à associer dans le processus de régulation à la fois ceux dont les comportements doivent être modifiés et ceux qui ont une capacité d’influence sur ces comportements ; la mise en place d’outils effectifs d’évaluation des politiques ; la différenciation des méthodes en adéquation avec la nature même des régulations qu’il faut mettre en place. Je donnerai brièvement des illustrations de chacun de ces points.

Une approche plus globale de la gouvernance

Les systèmes publics, qu’ils soient nationaux ou internationaux, fonctionnent en général sur la base de la segmentation des compétences. Ainsi, au fil des années, les objectifs que s’est assignée la communauté internationale se sont multipliés, induisant une multiplication des structures, chacune dédiée à un seul des objectifs. Mais les défis réels du monde ne se plient pas aisément à cette segmentation. Cela pose, au niveau national, le problème toujours épineux de la coordination interministérielle et, au niveau international, le problème de l’incompatibilité des normes et celui de la coopération entre les agences. Dans une phase de globalisation économique rapide c’est en matière de commerce international que se révèlent les contradictions majeures. D’un côté les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) posent le principe de non discrimination et ont pour objectif quasi unique la libéralisation des échanges et la défense des règles de propriété intellectuelle, risquant à tout moment de conduire à un « dumping social et environnemental » des pays placés ainsi en concurrence. L’OMC pousse aussi à l’intégration dans la sphère marchande de biens et services qui relèvent d’autres logiques, comme par exemple l’échange de connaissances. UNESCO et OMC défendent logiquement des positions différentes, l’une en faveur de la gratuité de l’échange de connaissances, l’autre en faveur de la propriété intellectuelle. De même la protection de l’environnement, défendue par le PNUE, ou la protection des droits de l’homme au travail, défendue par l’OIT, viennent en contradiction avec les règles du commerce qui voient ce souci des droits de l’homme et de l’environnement comme autant d’obstacles non tarifaires. Ce sont alors les organisations non gouvernementales, souvent d’ailleurs elles-mêmes soutenues par tel ou tel gouvernement, qui sont en mesure de proposer une gestion globale des filières de production. Les cas de la « filière banane » ou de la « filière forêt » sont intéressants à cet égard.

La coordination entre institutions de même niveau ne peut venir que « d’en haut », d’une institution capable de les convoquer ensemble, ou « d’en bas », d’un tiers acteur qui n’a d’autorité ni sur l’une ni sur l’autre. Dans le cas du système international, l’autorité d’en haut n’existant pas, ce sont souvent les acteurs non étatiques qui jouent le rôle de « tiers acteurs ».

La contribution à l’émergence d’une communauté mondiale

Je prends l’exemple de la Chine et de l’Europe. Ce sont des partenaires commerciaux essentiels et deux des acteurs mondiaux majeurs de l’avenir. Ils se retrouvent donc pour négocier dans un grand nombre d’espaces différents : les enceintes multilatérales, les relations bilatérales, les forums d’entreprises, etc. Mais, en amont de tout cela, la manière dont les deux sociétés se perçoivent mutuellement est déterminante pour leurs relations à long terme. Les processus par lesquels elles apprennent à se connaître et éventuellement à désarmer les malentendus sont décisifs. Ils sont, à bien des égards, en dehors du champ de perception des institutions publiques. C’est ainsi que notre fondation a mis en place un Forum Chine-Europe (www.china-europa-forum.net) où les différents milieux socioprofessionnels apprennent à se parler sur une base d’égal à égal et à travailler ensemble sur leurs défis communs.

Un autre exemple peut être donné, celui des universités populaires : l’UPAFA - université paysanne africaine - ou encore l’UPU -Université populaire urbaine créée par l’Alliance internationale des Habitants (www.en-habitants.org). L’enjeu est ici de fournir aux acteurs sociaux et économiques les plus éloignés des lieux de pouvoir et de savoir les éléments d’expertise et les liens mutuels leur permettant de se situer dans le monde contemporain, de participer activement et de manière compétente aux négociations, de passer de relations de concurrence à des relations de coopération.

Un autre exemple intéressant est celui des pêcheurs. Pêcheurs du Nord et du Sud et sont objectivement en concurrence. La négociation entre Etats aboutit souvent soit à brader les intérêts d’un des groupes, comme c’est le cas dans la vente par les Etats africains de droits de pêche aux Européens, pour procurer les devises nécessaires au paiement des fonctionnaires au détriment des pêcheurs artisanaux, soit à défendre bec et ongles les intérêts de leurs propres pêcheurs. Le Forum mondial des pêcheurs et travailleurs de la mer (www.wfphfisheries.org) crée un espace nouveau où les pêcheurs des différents pays du monde peuvent apprendre à se connaître et à rechercher les modalités de promotion de leurs intérêts communs et d’une gestion durable des pêches en lieu et place de la concurrence entre eux.

La combinaison de différents modes de régulation

J’ai déjà évoqué à plusieurs reprises la diversité des sources de la norme. Faut-il rappeler que la norme ISO, devenue une référence y compris dans le cahier des charges des marchés publics, est une norme « privée » élaborée entre entreprises ? Les régulations traditionnelles combinaient règles de droit (ce qui est permis et ce qui est autorisé), fiscalité et financement (ce qui est taxé, ce qui est payé) et secteur public (ce qui est pris en charge par la collectivité, ce qui ne l’est pas). Les régulations, aujourd’hui, sont nécessairement plus subtiles, associent la carotte et le bâton, accordent de l’importance aux mécanismes du marché, combinent engagement volontaire et contraintes.

Dans cette démarche, les organisations non gouvernementales jouent un rôle important de proposition ne se bornant plus à des fonctions de plaidoyer et de protestation. Comme on l’a vu à plusieurs reprises, le rôle joué par les consommateurs est décisif. Récemment encore, le Président Sarkozy a introduit l’idée d’une taxation fondée sur le « contenu carbone » des marchandises importées. Dans un premier temps cela a suscité une levée de boucliers mais il est évident qu’à terme les travaux de think tanks non gouvernementaux comme le Wüpperthal Institute sur le MIPS (material input per unit of service) fonderont de nouveaux modes de gestion du commerce international, en accord avec la nécessité de lutter contre le changement climatique. De même, reprenant des idées d’origine non gouvernementale, le Secrétaire d’Etat anglais à l’environnement a commencé à esquisser l’idée d’une « monnaie carbone », c’est à dire l’idée de quotas carbone que les individus eux mêmes pourraient négocier librement sur le marché.

La capacité à mettre autour de la table les différentes parties prenantes

Les Etats n’ont pas attendu l’intervention des acteurs non étatiques pour apprendre à pratiquer la concertation entre parties prenantes. Par contre, sur la scène internationale, il n’existe aucune capacité de convocation équivalente. Les initiatives sont presque toujours mixtes. Elles associent, comme ce fut le cas pour la mise au point des labels d’exploitation durable des forêts, des Etats « progressistes », en l’occurrence le Canada et des organisations non gouvernementales.

Un système efficace d’évaluation

Une chose est d’énoncer les règles, une autre de les faire respecter. Les Etats africains sont ceux qui ont ratifié le plus grand nombre de conventions internationales et pour cause, si l’on peut dire : signer une convention ne coûte rien si de toutes façons on n’a pas les moyens d’en faire respecter la mise en oeuvre ! Plus largement, pour tout ce qui concerne les droits économiques et sociaux ou la protection de l’environnement, les Etats disposent rarement des moyens de surveillance et de contrôle. Ils sont aussi, même si on laisse de côté les cas de corruption flagrante, placés dans une position ambiguë, entre protection d’un côté et désir de maintenir et développer l’activité économique de l’autre. Enfin, sur la scène internationale, le sacro-saint principe de souveraineté met les Etats dans une situation difficile lorsqu’il s’agit de contester les évaluations officielles d’autres Etats. Seuls les réseaux citoyens, Amnesty International, Reporters sans frontières, l’Observatoire international des prisons, Greenpeace, sont en mesure de construire une évaluation décentralisée et indépendante, adossée à des correspondants bénévoles très nombreux.

La conception de régimes de gouvernance adaptés aux différents types de biens et services

Evoquant l’évolution de la pensée sur la gouvernance, j’ai déjà souligné la nécessité d’analyser le bien public comme le résultat d’une coproduction associant les différentes parties prenantes. Mais il faudrait aussi ajouter que la nature de cette coproduction varie avec le type de biens et services produits : des infrastructures lourdes, la santé, internet, l’éducation, la protection des océans, le développement de filières de production durable correspondent à des modes de coopération différents. C’est ce que Bertrand de la Chapelle appelle, à juste titre, les différents régimes de gouvernance. Dans les années à venir, tout l’enjeu est d’apprendre à construire, à l ‘échelle mondiale, des régulations multi-acteurs adaptées à chaque problème.

L’exemple du Sommet Mondial de la Société de l’Information (SMSI) est intéressant à cet égard. Comme on l’a déjà noté le développement d’internet a été principalement le fait d’acteurs non étatiques. Bien des Etats aimeraient reprendre la main. Certains trouvent inacceptable que les noms de domaine continuent à être attribués par un organisme privé alors qu’internet s’est imposé en quelques années comme un bien public mondial essentiel. D’autres, en particulier les régimes autoritaires, voient dans internet un facteur de subversion et sont décidés à en contrôler les accès et les contenus. Quant aux entreprises, elles aimeraient faire rentrer internet dans la sphère marchande tandis que de nombreux acteurs non étatiques restent fidèles à l’esprit libertaire et mutualiste qui a présidé à la naissance du réseau. Un espace nouveau se crée pour négocier entre ces trois parties prenantes. Il a déjà obligé, à l’occasion du SMSI, à résoudre dans la pratique des questions épineuses et théoriquement insolubles de représentativité des acteurs non étatiques.

Dans la construction de ces différents régimes de gouvernance les acteurs non étatiques jouent un rôle essentiel, comme on l’a déjà vu à propos des habitants, des paysans ou des pêcheurs pour que les secteurs de la population les plus directement concernés par la négociation mais souvent laissés de côté dans les négociations officielles, puissent avoir voix au chapitre. Quelles que soient les ambiguïtés du discours sur « la participation de la population » il est indéniable que les organisations non étatiques ont joué un grand rôle pour que la société s’organise, en particulier les femmes et les paysans, pour avoir voix au chapitre.

La possibilité de mieux articuler les échelles de gouvernance, du local au global

Aucun problème du monde contemporain ne peut se traiter à une seule échelle. Les problèmes énergétiques vont des comportements individuels aux négociations internationales. La question de la santé va des pratiques alimentaires à la lutte internationale contre le sida ou les grandes maladies infectieuses. L’éducation relève tout autant du comportement des familles à l’égard des jeunes enfants que de l’organisation internationale de l’enseignement supérieur. Les acteurs non étatiques, comme j’ai déjà eu l’occasion de le montrer à propos de l’expertise, jouissent sur ce plan d’un avantage comparatif considérable : celui de provoquer des « court circuits » entre le local et le global. Les systèmes publics sont entravés par une ancienne conception de la gouvernance qui consiste à associer à chaque problème le « bon niveau » de gouvernance pour le gérer : ce qui relève des communautés de base, des Etats, des niveaux transnationaux, comme l’Union européenne, jusqu’au niveau mondial. Ce découpage en rondelles de la gouvernance est devenu contre performant. Le principe de subsidiarité active, définit les règles d’articulation entre niveaux de gouvernance. Il les fonde sur une échange intense d’expériences et sur la construction d’obligations de résultats reflétant les leçons tirées de cet échange. Ce principe deviendra, au fil des décennies, une référence majeure de la gouvernance publique. Mais force est de constater que l’on n’en est pas encore là et que seuls les acteurs non étatiques ont une indépendance suffisante pour dépasser le découpage en rondelles des compétences. Prenons l’exemple de la santé. L’OMS n’est pas en mesure d’organiser un véritable échange d’expériences entre acteurs de base car l’organisation internationale rentrerait instantanément en conflit avec la compétence des Etats. Les acteurs non étatiques n’ont pas ce genre de contraintes. A l’heure actuelle ils utilisent de manière très insuffisante cet avantage comparatif. C’est une des grandes perspectives d’évolution des prochaines années.

 

En conclusion, il y a indéniablement quelques domaines limités où les Etats disposent d’un monopole de la régulation mais les acteurs non étatiques font le plus souvent jeu égal avec eux pour concevoir et mettre en oeuvre une gouvernance mondiale inspirée des principes généraux de gouvernance. Malgré d’indéniables progrès les acteurs non étatiques n’ont pas entre pris la mesure de leurs responsabilités.

 

 

 

 

Notes

(1) Rapport annuel du Foundation Center, année 2005

(2) Thomas G. Weiss, Tatiana Carayannis and Richard Jolly « The ‘Third’ United Nations to be published in Global governance 15, n°1, 2009

(3) Communication d’Arnaud Blin – 29/02/08, d’où je tire ici l’essentiel de l’information.

(4) Michel Rocard, « la gouvernance mondiale peut-elle trouver dans l’Union européenne une source d’inspiration » , L’Europe, c’est pas du chinois, ECLM 2007

(5) « Le monde selon Monsanto », Marie Monique Robin, Editions La découverte, 2008

(6) www.semencespaysannes.org

(7) www.gatesfoundation.org

(8) www.slowfood.com

(9) www.alimenterra.org

 

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