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Indicateurs et gouvernance mondiale

La mise en place de systèmes d’information et d’indicateurs, en général issus d’organisations privées, ONG, entreprises, organismes financiers jouent un rôle croissant dans les régulations mondiales ; ils contribuent à créer un système mondial où la gouvernance est assurée par une combinaison d’acteurs publics et privés.

By Pierre Calame

1999

Autrefois, la gouvernance semblait un monopole public. Mais, en réalité, on voit fleurir un grand nombre de réseaux d’information et de normes d’origine privée, de la norme ISO à la cotation des valeurs financières, des labels d’agriculture biologique à l’observatoire des prisons, des cours d’arbitrage privées à des observatoires de l’impact des ajustements structurels. C’est un nouvel élément important de la gouvernance mondiale. La note analyse successivement les raisons de cette émergence et la portée possible de ces nouvelles modalités de gouvernance. On est en présence de nouvelles modalités de « voir, juger, agir » à l’échelle mondiale. Ce développement est doublement important : d’abord parce que la crédibilité d’une information est directement liée à la crédibilité de son émetteur et, dans beaucoup de domaines, des organismes privés comme les ONG sont devenus plus crédibles que les pouvoirs publics ; ensuite parce que le développement de la société et de l’information, les relations avec les médias déterminent à la fois les modalités techniques de mise en place de ces systèmes d’information et leur impact sur l’opinion publique.

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De la norme ISO à Greenpeace, de la cotation de Standards and Poors au Centre Français sur l’Information des Entreprises, d’Amnesty International aux labels d’agriculture biologique ou de commerce équitable, de l’obligation d’étiquetage du bœuf aux hormones ou des organismes génétiquement modifiés à l’Observatoire des prisons, des cours d’arbitrage privé aux programmes d’ajustement structurel, on voit apparaître dans les domaines les plus divers de la vie économique, sociale et politique un nouveau type d’acteurs, agissant en général à l’échelle internationale et exerçant parfois une influence décisive. A quelques exceptions près, ils ne sont pas d’origine publique, ils associent les acteurs eux-mêmes à la définition des normes, ils incorporent des principes éthiques, ils utilisent les citoyens comme source d’information, ils opèrent à l’échelle internationale.

On se souvient de la boutade d’un président de la république américain : « il y a plus puissant que le président des Etats Unis, c’est le président de Standards and Poors » . En effet, les organismes privés qui, comme Standard and Poors ou Moodys, ont acquis une crédibilité internationale dans l’évaluation de la sécurité des emprunts jouent un rôle décisif dans la fixation du taux d’intérêt qui sera pratiqué pour les emprunts.

On est à l’évidence en présence d’un nouvel élément important de la gouvernance mondiale. Il faut comprendre les raisons de cette émergence et voir jusqu’à quel point ce mode de fonctionnement peut être théorisé et étendu.

Pourquoi la multiplication, relativement récente, de ces systèmes d’observation et d’évaluation ?

Il me semble que leur floraison même atteste de la multiplicité des raisons de leur succès.

  • 1ère raison, le retard de la mise en place de dispositifs de gouvernance supranationale, retard contrastant avec le développement rapide de nouveaux acteurs qui opèrent au niveau mondial. Un principe élémentaire de gouvernance voudrait que le niveau de contrôle soit identique au niveau de l’action. A entreprise mondiale, autorité de contrôle supranational. Or, compte tenu de la lenteur de mise en place d’autorités publiques mondiales, la société civile répond en mettant en place des systèmes d’information et d’évaluation. On se souvient par exemple de la campagne menée par Greenpeace sur la plate-forme pétrolière de Shell et la recommandation de boycott qui s’en est suivie. Ou, il y a longtemps déjà, la campagne contre Nestlé et ses pratiques de dissuasion de l’allaitement maternel dans le Tiers Monde. Dans les deux cas, il s’agissait d’une entreprise multinationale et c’est par un système d’information et d’action transnational que les campagnes ont pu avoir un impact.

  • L’impact d’une information est directement lié à la crédibilité de son émetteur. Or, on observe depuis quelques années une perte de crédibilité de beaucoup des acteurs politiques et économiques traditionnels. Dans la plupart des pays du Sud, la crédibilité de la parole des pouvoirs publics est relativement faible. Dans les pays développés, on observe une perte de crédibilité des responsables politiques, des entreprises et, ce qui est plus frappant encore, des médias et des experts scientifiques. Les citoyens en effet perçoivent, plus ou moins confusément, que ces différentes paroles ne sont pas libres. De ce fait, l’opinion publique tend à accorder une crédibilité, parfois imméritée, aux organisations non gouvernementales et militantes, supposées disposer d’une indépendance d’information et de jugement supérieure aux autres.

  • La plupart des actes économiques et sociaux relèvent du contrat : depuis les relations entre entreprises jusqu’aux relations entre producteurs et consommateurs. Contrat et confiance dans le respect par les uns et les autres du contrat, connaissance des termes du contrat constituent des fondements majeurs de la vie économique et sociale. Or, beaucoup des termes de ce contrat reposent sur l’information : les normes ISO, les labels d’agriculture biologique ou de commerce équitable renvoient à une information sur les modes de production que l’entreprise contractante ou le consommateur ne va pas vérifier à chaque fois. Il s’en remet à un organisme certificateur et, pour mériter le label, l’entreprise qui souhaite s’en prévaloir accepte le contrôle de son activité. Contrat et confiance caractérisent aussi l’émission de monnaie,. Les monnaies privées servant à l’échelle locale reposent sur la confiance dans l’organisme d’émission de la monnaie. Ces informations sont d’autant plus décisives que les consommateurs sont plus « responsables » , c’est-à-dire accordent de l’importance non pas seulement à la qualité intrinsèque du produit qu’ils achètent mais aux conditions de sa production même. C’est le principe du commerce équitable ou des fonds de placement éthique qui à leur tour donnent naissance à des activités de définition (donc de construction d’indicateurs) et de contrôle du respect de ces normes éthiques. On peut dire que plus les sociétés évoluent vers des formes contractuelles, plus les organisations de construction et de vérification de ces normes prennent de l’importance.

  • Les codes de conduite relèvent du même principe. D’une certaine manière l’engagement d’une entreprise ou de toute autre institution publique ou privée de respecter des normes de conduite appelle la construction d’indicateurs caractérisant le respect de ces codes de conduite et des organismes indépendants de vérification de ces codes.

  • Beaucoup de systèmes d’observation et d’évaluation sont également liés au respect par les autorités publiques de règles sociales et morales ou de leurs engagements internationaux. Ainsi, le Social Watch s’est créé pour suivre la mise en œuvre par les différents gouvernements des engagements qu’ils ont pris au sommet de Copenhague sur l’exclusion sociale. Les Watchers, pour utiliser le mot anglo-saxon d’où ils sont issus, peuvent proliférer au même titre que les observatoires, pour utiliser le mot français : World Watch institute, observatoire des prisons, etc. Une forme de magistère de l’opinion publique peut alors s’installer. La troisième ligne, très proche, est celle des « international » : Amnesty International, Transparency International, International Alert constituent des systèmes de vigilance et de prévention. Plus les sociétés sont interdépendantes, plus les sanctions, commerciales par les consommateurs ou financières par les investisseurs, prennent de l’importance et plus ces observatoires sont susceptibles de jouer un rôle dans la conduite des Etats.

  • Ce mouvement est aussi facilité par l’extension progressive de la notion de responsabilité. D’une notion purement juridique, la responsabilité à l’égard d’un dommage, on évolue progressivement vers une notion plus politique : la responsabilité d’agir, en fonction de son pouvoir et de ses contraintes, dans une direction donnée. Par exemple, les Etats peuvent être mis en demeure de faire tout leur possible pour réduire la pauvreté ou pour assurer la sécurité alimentaire. Cette notion de responsabilité s’est d’abord appliquée facilement aux politiques macro économiques et c’est sur des indicateurs de ce type que la Banque Mondiale et le FMI se sont souvent basés pour juger de la bonne gouvernance et pour imposer des ajustements structurels. Cette responsabilité ne peut être gérée et érigée en ordre et sanctionnée par la justice. Elle renvoie donc à une autre logique qui est celle de l’appréciation de ce qu’il est possible de faire et de la direction qui est prise. Elle passe par l’élaboration, la mesure et le suivi d’indicateurs relatifs aux priorités budgétaires, à la gestion des ressources naturelles, aux politiques sociales et éducatives, etc.

  • Des formes nouvelles de pouvoir naissent de la société et de l’information : les médias sont souvent qualifiés de quatrième pouvoir, et Internet rendent possibles de nouvelles formes de démocratie mondiale fondées sur l’échange d’informations. Beaucoup des observatoires n’ont d’impact que dans la mesure où ils produisent une information intéressante pour les médias et largement diffusée. C’est par exemple le cas d’Amnesty International. Internet permet la circulation très rapide d’informations qualitatives et quantitatives et il est en mesure de démultiplier dans des proportions in ouies l’impact d’alertes locales. Ainsi, en même temps que se mettent en place des systèmes de surveillance à dominante scientifique et technologique, dérivés des systèmes d’observation et d’espionnage militaire, tels que mesure par satellite ou réseaux d’informations sur les climats, peuvent émerger d’autres systèmes mondiaux d’information beaucoup plus largement centrés sur la citoyenneté. Plus un système est interdépendant, moins il est possible d’affecter à telle ou telle de ses parties une responsabilité unique et plus l’organisation du système d’information est décisif dans la régulation. D’où l’importance de l’émergence d’alternatives citoyennes à des dispositifs technologiques de surveillance qui s’apparentent aux moyens de contrôle d’un régime autoritaire.

Voir, juger, agir à l’échelle mondiale. Tous les indicateurs, même les plus simples, reposent implicitement sur une construction de sens. Prenons le cas de l’Observatoire de la Finance. Les informations sur les flux financiers sont infiniment nombreuses. Les dispositifs que l’Observatoire vise à construire constituent à la fois un système d’observation et un système de représentation et d’évaluation de la réalité. C’est ce qui distingue fondamentalement ces systèmes d’observation – évaluation – réaction de simples banques de données et en fait des éléments de la gouvernance du futur.

 

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