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Les principes de gouvernance ; leur application à la France et plus particulièrement aux relations entre pouvoirs publics et habitants des quartiers populaires

Entretien avec Thierry Paquot publié dans la revue Urbanisme

By Pierre Calame

1995

Pierre Calame explique les sources de la crise de l’Etat en France, les raisons pour lesquelles les gouvernements successifs priment à la réforme, les contresens de la décentralisation. Puis il montre, à partir de la Déclaration de Caracas comment l’application de principes universels de gouvernance modifierait en profondeur les relations entre l’Etat et la société.

L’entretien porte sur les thèmes suivants :

1- les sources de la crise de l’Etat

2- l’impact positif et négatif de la décentralisation

3- les principes généraux de gouvernance

4- l’approche des politiques du logement social

5- les conditions du partenariat entre pouvoirs publics et habitants

Table of content

L’Etat va mal, la globalisation fait éclater les anciennes structures institutionnelles attachées à des territoires nationaux, il faut donc penser une nouvelle gouvernance. Quelle sont selon vous les sources de crise de l’Etat ?

Elles sont diverses. Il est trivial de dire que la mondialisation a changé l’échelle des problèmes ; et que si « démocratie » signifie quelque chose, c’est bien « maîtrise par le peuple de sa destinée » . Et comme ce qui transforme notre monde est plutôt de l’ordre des évolutions scientifiques et techniques ou des processus de production – tout cela échappant radicalement à Paris, et plus encore, au sein de Paris, au parlement ou au gouvernement - , les lieux autour desquels s’est historiquement constituée la démocratie et les sujets autour desquels elle est traditionnellement organisée – la défense, la monnaie, l’économie, etc.. - se trouvent en décalage presque total avec la réalité des évolutions. On constate par exemple la pauvreté de la pensée sur la gouvernance des sciences et des techniques. Et on voit que la plupart des leviers traditionnels par lesquels les Etats agissaient sur le devenir d’une nation s’affaiblissent de jour en jour. Le débat politique reste organisé à l’échelle nationale alors qu’il faudrait l’établir au niveau de l’Europe. Nous faisons donc un premier constat : l’espace considéré comme privilégié pour la gouvernance, sous le double angle du débat politique et de la gestion concrète de la société, se trouve complètement décalé par rapport à la réalité du problème.

Deuxième constat, qu’il ne faut pas sous-estimer : le dysfonctionnement profond de la gestion administrative. Je prends l’exemple de la lutte contre l’exclusion sociale. Tout le monde comprend bien que l’on ne peut pas lutter uniquement avec des dispositifs d’aide, en partie financière, contre un phénomène aussi multiforme. Et il n’y a pas de lutte sans la participation des exclus eux-mêmes, ne serait-ce que parce que les formes modernes d’exclusion ne se réduisent pas à une situation de pauvreté matérielle. Comme le disaient déjà les Allemands il y a quinze an, l’Etat-providence produit des assistés qui boivent de la bière en regardant la télévision et qui développent de plus en plus des idées d’extrême droite. Nous sommes donc très loin d’un prolétariat qui n’aurait qu’à s’organiser pour enfin conquérir son espace de pouvoir et son partage des ressources nationales. Car l’image négative de soi que renvoie l’exclusion est en fait entretenue par les systèmes d’aide.

Nous avons d’ailleurs sorti, en 1987, si j’ai bonne mémoire, un document « Regards africains sur la pauvreté en France » qui préconisait : puisque l’on ne sait plus lutter contre la pauvreté, faisons appel à des coopérants, à des gens qui savent comment faire dans les pays pauvres. Les auteurs avaient analysé, dans l’Yonne, la politique de lutte contre l’exclusion. On voyait très bien les résultats et les contradictions de cette politique : seuls les réseaux d’émigrés, qui eux ne subissaient pas encore à l’époque d’effets de désaffiliation, étaient en mesure de faire circuler une information opératoire sur la manière de bénéficier des dispositifs sociaux !

Et qu’a-t-on fait depuis vingt ans ? On a continué à créer des dispositifs sectoriels, que l’on additionne les uns aux autres. Les lois se superposent aux lois. Et quand on suggère que la solution serait de développer une politique de pactes locaux de cohésion sociale – car c’est à l’échelle d’un territoire que les exclus vonbt pouvoir recréer des conditions d’affiliation, s’impliquer, et que l’on peut trouver des entreprises, des collectivités locales concernées par ces pactes - , on se heurte – et on l’a expérimenté depuis 1996 – à l’incompréhension de l’appareil d’Etat, qui ne voit même pas de quoi il s’agit. Ce ne sont pas les individus qui vont mal, mais l’institution même, qui est conçu_e sur une logique cartésienne de découpage des problèmes.

La décentralisation n’a-t-elle pas changé ce schéma ?

Sur certains poins, oui, sur d’autres, elle l’a aggravé. Pour des raisons conceptuelles cette fois.

La crise de l’Etat a un caractère polycausal. Première cause : l’échelle n’est plus la bonne. Deuxième cause : le mode de traitement des problèmes n’est plus le bon. Troisième cause, qu’il ne faut pas perdre de vue : l’incapacité de l’Etat à se réformer, ce que j’appelle « le syndrome du politique comme pompier pyromane » . Autrement dit, le changement d’un Etat requiert une stratégie sur vingt ans, qui n’a rien strictement à voir avec une modification d’organigramme, mais qui s’apparente à la transformation radicale d’une grande entreprise – pensez simplement aux effectifs des ministères de l’Education nationale ou de l’Equipement. Et ces stratégies de changement demandent un leadership extrêmement fort, et des processus par lesquels on se crée des alliés, des partenariats, où l’on appuie sur la recherche de sens, des fonctionnaires eux-mêmes etc.. Les Etats démocratiques sont strictement incapables de le faire, l’Etat français en premier lieu. J’ai eu des discussions avec des ministres de droite et de gauche à ce sujet, qui me répondaient : mais mon pauvre ami, nous n’avons qu’un an ou deux devant nous, alors nous promulguons des lois. La loi n’est donc plus faite pour être appliquée, elle est une déclamation qui devient le révélateur de l’impuissance du politique à changer les choses. Agir, pour un ministre, c’est faire une loi, mais celle-ci est la définition même de l’inaction. Tant qu’il n’y aura pas sur l’enjeu majeur de la réforme, de la gouvernance et et de l’Etat, un accord entre les partis de gouvernement, il ne se passera rien, parce que la durée n’existe pas dans l’alternance démocratique. Le long terme est fait d’une succession de courts termes, ce qui renvoie à la déclamation. Cette impuissance à engager les transformations en profondeur de la gouvernance, faute d’une vision claire, faute de concepts adaptés, faute de leadership fort, faute de durée, il faut bien se rendre compte qu’il s’agit là d’un des drames mondiaux.

Sans parler de l’ignorance des responsables politiques quant à deux choses malheureusement essentielles. Premièrement, savoir comment leur propre administration fonctionne. Ils l’ignorent – c’est une réalité que l’on apprend très vite en travaillant sur le terrain. Car le pouvoir est toujours plus bas qu’on ne le croit : il se compose d’une infinité de petits ruisseaux, comme l’assistant qui va instruire un permis de construire, avec son mode de raisonnement, de concertation, etc..

Deuxièmement, les responsables politiques ne pensent jamais en terme de stratégie de changement. Il faut se rendre compte à quel point cette fameuse phrase de Claude Allègre, « il faut dégraisser le mammouth » , est totalement stupide en la matière. C’(est dénier d’avance aux gens qui sont sous vos ordres instantanément en ennemis. On ne modifie pas une grande organisation à coups de pieds aux fesses, ce n’est pas vrai !

Enfin, dernière cause : les concepts. Prenons celui de la « subsidiarité active » . Des organisations – dont la DATAR, exemplaire en la matière, mais il y en a beaucoup d’autres – ont à une époque passé leur temps à chercher à penser le « territoire pertinent » . Celui-ci est évidemment évanescent et n’a aucune chance de coïncider avec des frontières administratives et politiques. Pour une bonne et simple raison : le territoire pertinent – que ce soit le marché de l’emploi, le bassin d’habitat, le réseau de chalandise, que sais-je – est par essence fluide, car toute évolution du système technique le fait évoluer. Et les frontières administratives et politiques n’ont de sens que par leur stabilité. Cette course entre le fluide et l’inerte n’a donc pas de sens. Il n’empêche que des générations de hauts fonctionnaires ont produit des pensées doctes sur ce sujet idiot. Cela était lié au fait que, depuis la Révolution française, on a imaginé et fondé en doctrine qu’il n’y avait démocrtie que s’il y avait responsabilité, et qu’il n’y avait responsabilité que si on savait qui était responsable. Au nom de ce raisonnement, on a voulu un responsable identifiable, saisissable, dans une espèce de réification du pouvoir. Les gens ont besoin de savoir qui est le roi, à qui ils s’adressent. Mais il n’y a plus aucun problème de société qui puisse se traiter à un seul niveau. De plus, affecter à une seule échelle territoriale le monopole des compétences sur un sujet est une méthode vouée d’avance à l’échec, parce que les faits résistent. C’(est pour cette raison que j’ai démissionné de la Direction de l’urbanisme en 1983, car j’étais en désaccord radical avec Gaston Deferre. Son idée d’affecter à chacun une compétence et une seule fait que, paradoxalement, tout le monde se même aujourd’hui de tout. Car quel niveau politique peut dire : « l’emploi, je m’en désintéresse »  ? Et comme l’articulation entre les compétences a été renvoyée conceptuellement dans l’impensé, il ne reste plus comme modèles que la juxtaposition et la concurrence. C’est là un exemple type où seul un travail sur les concepts, sur une nouvelle vision de la gouvernance permettrait d’avancer. Pour nous, le combat sur les idées est devenu foncdamental.

Une des données de base de nos sociétés en mouvement c’est que les systèmes mentaux évoluent lentement, les systèmes institutionnels plus lentement encore. D’où mon slogan : « On passe son temps à essayer de gérer les affaires de demain avec les idées d’hier et les institutions d’avant hier » . Cela ne peut pas marcher !

Deuxième point : la gouvernance est le problème universel par excellence. Depuis que l’on a dépassé l’étape de chasseur-cueilleur, comment gère-t-on une société en harmonie avec son environnement, avec un minimum de cohésion sociale, avec une violence légitime qui limite la violence de tous contre tous, etc..? Et bien, il faut pour cela reconstruire un système de concepts, un système institutionnel, une idéologie. C’est ce qui nous a amené à dire : la question de la gouvernance, ce n’est pas seulement celle de la réforme de l’Etat, même si elle en est une illustration particulièrement évidente mais une illustration parmi d’autres. Il s’agit plus largement de remettre sur la table, de mettre en débat le mode de gestion des sociétés au XXIe siècle, et de réfléchir à la manière dont on peut éventuellement s’inspirer des connaissances accumulées au fil des millénaires, qu’il faut réinterpréter en fonction des nouvelles situations. Cette révolution de la gouvernance, c’est la priorité absolue de l’humanité d’aujourd’hui. Beaucoup plus que la pauvreté, qui n’en est d’ailleurs que l’une des conséquences.

Vous avez notamment trait, dans nombre de déclarations, du logement et de l’urbain. Pouvez-vous donner un bref historique de vos actions ? Et qu’en est-il réellement de la participation des habitants ? Dans vos publications, les notions d’échange, d’écoute et de parole sont toujours présentes, alors que, dans la réalité des débats publics, ces trois préceptes ne sont guère appliqués…

Nous avons beaucoup réfléchi aux rapports pouvoirs publics-habitants, que nous mettons sur le même plan que la réforme de l’Etat ou de la gouvernance mondiale. Car dans notre réflexion et nos engagements, nous pensons que les défis de la gouvernance sont les mêmes à tous les niveaux et aque, d’une certaine manière, inventer les nouvelles modalités de la société civile ou mondiale en formation – même si ce terme ne veut pas dire grand chose – participe à la gouvernance mondiale. Avec mon épouse, nous avons publié en 1969 un livre sur les travailleurs étrangers en France. A cette époque, la politique publique d’immigration appliquée aux Maghrébins et aux Africains était encore celle que l’on avait définie en 1930 pour accueillir les Polonais dans les mines. Le décalage entre la réalité des problèmes à traiter et l’inertie des systèmes administratifs et politiques a alors produit une situation explosive. Et s’il était nécessaire d’éradiquer les bidonvilles, on faisait en même temps disparaître des espaces d’autonomie, on créait vraiment des situations atomiques, et ce que l’on décrit maintenant comme des drames était totalement prévisible. Ce qui m’a toujours bouleversé dans la vie, c’est le caractère absolument prévisible des catastrophes. Les grandes tendances sont évidentes parce qu’elles sont lourdes, qu’il s’agisse des rapports humanité-biosphère ou des phénomènes démographiques. Toutes ces catastrophes annoncées résultent d’une mauvaise gouvernance.

Comment peut-on penser qu’un art de vivre, qu’une certaine conception de relations sociales équilibrées soit réductible à une offre des logements sociaux dans des barres ? Nous avons très vite pris conscience de ce problème ainsi que du fait que le dialogue était inexistant. Il y avait certes de la gentillesse, du paternalisme, de la générosité, de l’argent dépensé, etc.. mais cela à l’intérieur d’un système fondamentalement autoritaire et ignorant de la différence.

La différence est une question passionnante. Elle correspond à ce que j’appelle, en termes de gouvernance, « l’inversion de l’unité et de la diversité » . C’est l’une des caractéristiques du phénomènes bureaucratique, que j’ai également identifiée dans la coopération européenne : les gens se perçoivent comme tous uniques, avec des problèmes qui leur sont propres – à différentes facettes : éducation, culture, emploi, famille, santé, etc. - , et l’administration inverse complètement le problème en affirmant : il y a des catégories homogènes d’handicapés économiques, d’handicapés culturels, etc. - un processus dans lequel les gens éclatent, par lequel ils sont transformés en une somme de problèmes. Par contre, une fois découpée en autant de rondelles ils sont regroupés dans des catégories homogènes. Cette « inversion de l’unité et de la diversité » reflète l’incapacité des pouvoirs publics à traiter les gens pour ce qu’ils sont. Et l’on verra effectivement dans les différents travaux portant sur les conditions d’un véritable partenariat, que le gros effort est de transformer les appareils publics afin qu’il soient capables de remettre ces questions à l’endroit.

Quand j’ai été amené à diriger la fondation, ces questions du renouvellement des rapports pouvoirs publics-société nous sont très vite apparues comme une priorité. Nous nous sommes également rendu compte que - selon l’expression chinoise « une crise est à la fois un danger et une opportunité »  - c’est là où les choses dysfonctionnement le plus que le problème est le plus évident à cerner et les axes du progrès les plus faciles à identifier. Alors nous nous sommes dit : cette question des relations pouvoirs publics-habitants dans les quartiers pauvres est véritablement emblématique d’un problème beaucoup plus large. C’est ce qui explique la priorité que nous lui avons accordée. En ne faisant pas du partenariat un dogme ; en accordant en particulier une grande attention à ce que j’ai appelé « la participation par injonction » , c’est-à-dire l’obligation de participer – problème que j’avait déjà rencontré en tant qu’administrateur, lors de la mise en débat des documents d’urbanisme. J’ai constaté que dans les débats publics, on utilise un langage administratif que seuls les gens qui sont culturellement en rapport avec l’administration peuvent comprendre. Et on se permet ensuite d’affirmer : nous offrons à tous la possibilité de participer et personne ne vient !

D’où la distance qui existe entre un véritable partenariat – qui implique co-construction des savoirs, co-construction des règles, co-construction du projet – et cette injonction à participer à des projets définis en réalité unilatéralement par les pouvoirs publics. D’ailleurs, on voit aisément que le discours sur la participation ne s’adresse qu’aux pauvres. Les classes moyennes, vous et moi, voulons des services efficaces, c’est tout. Une femme qui travaille, par exemple, ne demande pas à participer à la gestion de la crèche. Si elle est un peu bobo, elle peut créer une crèche familiale et participer à son fonctionnement, mais c’est là autre chose, il s’agit d’une démarche auto-gestionnaire. Les pauvres eux doivent participer à la production des services qui leurs sont destinés, sur l’injonction des appareils publics.

Nous avons alors commencé à comprendre qu’un véritable partenariat, qui était pour nous la condition sine qua non et de la pertinence des actions, de leur sens social et de leur faisabilité, suppose des profonds changements culturels. Et il se trouve qu’un événement tout à fait essentiel s’est produit, en 1991. Teolinda Bolivar, une architecte et sociologue vénézuélienne qui a dédié sa vie à cette question – ce qui est tout à fait exceptionnel – a réussi à organiser une première conférence internationale sur la réhabilitation des barrios. Il s’agissait d’établir des des relations entre les pouvoirs publics et la ville informelle. Quant à nous, nous avons monté avec elle un petit séminaire international fermé, d’une quinzaine de personnes – des responsables politiques et administratifs – sur le thème : échangeons sur les difficultés que nous rencontrons. Cela signifiait : reconnaissons que nous sommes loin de tout savoir, que ce n’est pas seulement une question de bonne volonté, qu’il ne suffit pas de décréter que des fonctionnaires ayant la fibre sociale vont impulser un travail avec les habitants.

Lors de ce séminaire de trois ou quatre jours, nous avons procédé à un long tour de table où chacun a raconté les difficultés rencontrées. Et nous avons compris une chose : ce que racontait un Delarue dans le cadre de la politique de la ville en France et ce que racontait un Philippin, un Indonésien, un Vénézuélien ou un Africain se ressemblait étrangement. Nous avons poursuivi ainsi, et l’idée de la déclaration de Caracas est venue de Jean-Pierre Elong M’Bassi, bien connu de la revue Urbanisme. Du coup, nous avons consacré la dernière soirée et le dernier jour à pointer ce que nous avions découvert en commun. C’était là une chose qui me paraît essentielle dans la gouvernance : les problèmes sont partout les mêmes, mais leurs solutions sont toujours spécifiques. Il y a donc au coeur de la gouvernance quelque chose du rapport entre unité et diversité. Et, à l’échelon international, la différence des contextes rend plus évidente, plus apparente, la communauté profonde des problèmes et des principes.

Cette réunion a suscité deux filiations très importantes : ce courant a abouti, d’une part, à la charte partenariale et à l’Alliance internationale d’habitants et, d’autre part, à la réflexion sur ce que l’on a appelé en gouvernance « la subsidiarité active » . C’est-à-dire un principe de coopération entre les échelles de gouvernance qui, par le travail commun, fait apparaître des principes d’unité. Ceux-ci deviennent finalement les obligations de l’action, les « obligations de résultat » . Dans la déclaration de Caracas, nous constatons donc que, pour que de nouvelles formes d’actions politiques et publique fonctionnent mieux dans les quartiers, il faut respecter six principes. Ceux-ci sont simples à é » noncer mais impliquent des transformations culturelles ou institutionnelles considérables.

Premier principe : un quartier pauvre, informel, décrit comme « à problème » , est avant tout un lieu où des dynamiques sont à l’oeuvre. Et les pouvoirs publics ne sont pas face à un manque mais face à de l’existant, même si ce qui existe n’est pas indentifiable par les codes officiels. Je donne un exemple très simple, qui se manifeste même dans la politique de la ville française : on a tendance à mesurer la vitalité d’un quartier au nombre d’associations qu’il abrite. Mais que fait-on des groupes rassemblés autour de la mosquée ? Des trafiquants de drogue ? Des femmes qui ne penseront jamais à se mettre en association ? Du petit commerce ? Etc.. Il faut donc changer notre regard sur les quartiers, reconnaître que nos codes d’identification de ses activités n’a rien à voir avec sa dynamique réelle. D’où le premier principe : connaître et reconnaître les dynamiques à l’oeuvre.

Deuxième principe : pour qu’il y ait action dans la durée, il faut pouvoir investir dans le temps. D’où un besoin de stabilisation des statuts des occupants des quartiers pauvres. La plupart du temps, dans les pays du tiers monde, cela se traduit par la reconnaissance des titres de propriété, notamment pour les femmes, la régularisation de statuts fonciers, etc..

Troisième principe : à partir du moment où un quartier présente une grande diversité d’intérêts et de gens, il ne faut pas le considérer comme un quartier fait de « pauvres » dont les intérêts seraient communs. Et la si on prétend atteindre à une représentation pseudo-unitaire du quartier, çà ne fonctionnera pas.

Quatrième principe : les problèmes des habitants sont totalement interconnectés, on ne peut pas les découper en rondelles. La condition pertinente à l’action est que l’administration se réforme pour pouvoir dialoguer avec les gens sur l’ensemble des problèmes. Il ne s’agit pas seulement de créer des antennes de mairie polyvalentes. Être capable de traiter à la fois de la santé, de l’emploi, de l’assainissement de l’habitat, etc.. implique une transformation radicale qui se heurte par exemple à des modes d’organisation très ancrés chez nous comme celui des maires adjoints pour traiter de l’ensemble des problèmes.

Même un système pseudo-moderne comme le budget participatif, qui est une belle invention en matière de démocratie, ne fait que renforcer le cloisonnement. Quels modes de délégation et de polyvalence doivent donc inventer les pouvoirs publics ? J’ai été confronté à ce problème puisque j’ai animé l’évaluation de la réalisation des quartiers d’habitat social. C’était à se taper la tête contre les murs. Chacun ne parlait que de ce qui le concernait. Parfois même, on n’arrivait pas à imaginer de bonne foi que les gens parlaient du même quartier que les administrations et les organismes HLM quand ils racontaient « leur » histoire de la réhabilitation. Nous sommes là au niveau fondamental du malentendu,n car d’un côté se trouvent des habitants qui veulent parler de leur vie, et de l’autre des fonctionnaires ou gestionnaires qui parlent l’un d’assainissement, l’autre de santé, un autre encore de réhabilitation, etc..

Cinquième principe : les opérations ne s’avèrent pertinentes que si les rythmes administratifs et politiques sont cohérents avec les rythmes sociaux. Or les rythmes sociaux ont à la fois des cycles très courts et très longs : l’urgence d’un côté, l’insertion d’une lignée familiale dans la ville de l’autre. De un mois à vingt ans. Et quel est le temps administratif ? Un an et cinq ans. Ces rythmes sont donc en totale disjonction. C’est d’ailleurs caricatural en ce qui concerne les jeunes : quand les autorités reviennent avec un projet prêt, ce ne sont évidemment plus les mêmes jeunes qu’ils ont en face d’eux !

Sixième principe : si on veut combiner les moyens, il faut que ceux-ci soient combinables. On doit notamment trouver des réponses financières, des mixtes d’action publique et privée, de contributions en nature et en monnaie, etc.., ce qui suppose une ingénierie financière radicalement différente de la part des pouvoirs publics.

Ces six principes sont extrêmement simples. Toutefois, ils ne s’appliqueraient pas de la même manière en Indonésie, en région parisienne ou en Afrique, il faudrait à chaque fois inventer des réponses différentes. Et chacune des réponses exigerait probablement des transformations structurelles très profondes.

 

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