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note de lecture

Feux de brousse

L’aventure de la démocratie dans les campagnes africaines

Auteur : SYFIA

Par Pierre-Yves Guihéneuf

Table des matières

SYFIA

SYFIA (Système francophone d’information agricole) est une agence de presse spécialisée dans les questions agricoles et rurales, créée en 1988 et qui diffuse ses articles dans lus d’une centaine de journaux africains et européens. Une trentaine de journalistes ont réalisé entre 1989 et 1995, dans une dizaine de pays d’Afrique noire francophone, les articles et les reportages qui ont servi à constituer ce livre..

Comment les ruraux Africains ont-ils digéré la démocratie, ce concept occidental livré « clés en main » et présenté par les hommes politiques locaux comme le sésame qui devait leur ouvrir les portes du paradis et mettre fin à tous leurs maux comme d’un coup de baguette magique ?

Pour les ruraux, il faut interpréter et confronter aux traditions ce concept qu’est la démocratie. Elle n’a pas d’ancêtres, il faudra bien lui en trouver pour qu’elle puisse s’épanouir ! Pas d’ancêtres, c’est le moins qu’on puisse dire pour une pratique aussi peu enracinée dans l’histoire et la culture africaines. Elle a été, de plus, importée par des Etats en crise dans un contexte difficile.

Retrait de l’Etat, règlements de comptes et réveil des conflits

Pendant les premières années qui ont suivi les indépendances, les agriculteurs ont fait l’objet de toutes les attentions. La modernisation, assurée à grand renfort de transfert de techniques, de machines et d’engrais, avait pour mission d’intégrer les « braves paysans » (ou les masses paysannes arriérées, selon les sources) à la nation mais également de tirer profit d’une conjoncture internationale favorable au commerce de produits de base. Les « Offices » , ces organismes publics chargés d’encadrer la production et la commercialisation de produits comme le cacao, le coton ou le café, ont d’ailleurs longtemps mené grand train sur le dos des producteurs.

Mais au cours des années soixante-dix, c’est la fin de l’Etat-providence. Les paysans sénégalais sont les premiers à subir les mesures d’ajustement structurel imposées par le Fonds monétaire international à un pays frappé par la crise de l’endettement. La chute des cours des produits de base précipitera le retrait de l’Etat dans la plupart des pays africains, laissant aux organisations rurales ou aux villages la charge du maintien de services jusqu’alors assurés par les pouvoirs publics. Sous couvert de « responsabiliser les paysans » et de favoriser les organisations collectives, les gouvernements leur imposent de prendre à leur compte ce qu’ils n’ont plus les moyens d’assumer eux-mêmes. Difficile est la mutation et grande la méfiance.

La plupart des paysans subissent en silence. Quelques mouvements de révolte éclatent bien, à l’instar de celui des producteurs de coton sénégalais en 1989, mais ils restent sporadiques.

Au début des années 1990, les citadins, et particulièrement les jeunes, contestent les régimes en place et réclament l’instauration de la démocratie et des libertés individuelles, soutenus par la communauté internationale. Les Etats forts perdent progressivement leurs pouvoirs et les villageois suivent alors le mouvement en occupant des espaces laissés vacants par les autorités. Mais leurs initiatives sont guidées par la revanche plus que par un véritable projet et elles prennent vite la forme de défoulements collectifs. Les ruraux s’en prennent aux classes au pouvoir et à leurs avantages, bravant les interdits : chasses à l’homme, braconnage, coupes de bois dans les réserves forestières, récupération de terres abusivement confisquées par quelques privilégiés…

L’économie de plantation est mise à mal. La satisfaction des besoins les plus urgents hypothèque les capacités de production à moyen terme.

Dans certains pays, comme au Togo et au Nigeria, l’irruption de la démocratie se traduit par l’anarchie et la violence. Le déclin des autorités publiques entraîne celui des autorités coutumières et les rivalités ethniques sont à l’origine de massacres qui laisseront des traces durables au sein de la population des campagnes.

Du bon usage de la liberté

A cette époque, dans la plupart des campagnes africaines, la démocratie signifie pour le paysan la fin des contraintes. Elle est appelée à la rescousse pour justifier telle ou telle revendication. « Avec la démocratie, on a désormais le droit de s’offrir la femme de son choix » , déclare ce jeune paysan qui convoite celle de son voisin. Une interprétation abusive pour les chefs coutumiers, qui craignent qu’entre liberté et libertinage, il n’y ait qu’un pas.

« Nous sommes en démocratie, on est libre de payer ou de ne pas payer nos impôts. D’ailleurs, que fait-on avec notre argent ?  » interroge ce contribuable excédé par la gabegie dont fait preuve son gouvernement. Dans plusieurs pays, l’Etat est impuissant à faire payer les citoyens, ce qui alimente d’autant la crise financière. L’insécurité croît dans les campagnes avec le retrait des services de police, ce qui suscite une certaine nostalgie des régimes autoritaires. Ces problèmes d’incivisme des populations sont d’autant plus aigus là où les citoyens n’ont jamais été associés à la chose publique. Pour eux, l’Etat n’a que des devoirs alors qu’eux ont des droits : parfait renversement de l’ordre antérieur.

La démocratie et la revendication d’égalité entre les citoyens bouleverse aussi l’ordre social et les hiérarchies instituées par la coutume. Les notables et les chefferies traditionnelles, souvent proches des dirigeants qui les utilisaient pour asseoir leur pouvoir sur les villageois, sont contestés au même titre que l’Etat. Leur corruption est dénoncée, tout comme les collusions dont ils font preuve envers les puissants. Les abus de pouvoir sont mis à jour.

Ces revendications sont vécues comme une aspiration à la liberté et à l’égalité, notamment chez les jeunes, mais elles ne manquent pas de susciter également des réactions de méfiance dans les villages, en particulier chez les ruraux âgés qui craignent, au-delà de la remise en cause des élites, un abandon des règles et des principe de cohésion sociale. Certains chefs, considérés comme légitimes, parviennent cependant à conserver leur autorité et le respect de leurs concitoyens grâce à leur force morale.

Retour des traditions

Dans certains pays, la fin des dictatures communistes signifie le retour en force des ordres anciens et notamment des traditions et des rites, des interdits et des fétiches.

C’est le cas par exemple au Bénin, ou la réhabilitation du culte vaudou, longtemps interdit, a été autorisé de nouveau. La crainte de la sorcellerie fait peser sur certains des menaces qui entravent leur liberté de parole et d’action. C’est le cas également à Madagascar où des tabous (interdiction de travailler certains jours, de manger tel ou tel aliment…) se multiplient au point de réduire la productivité du travail, d’hypothéquer toute innovation et d’entraver le développement économique de certaines régions.

Le retour aux traditions et aux anciennes religions est considéré comme une manifestation de la liberté et un acquis de la démocratie. C’est aussi une aubaine pour ceux qui profitent d’elles pour asseoir leur pouvoir parmi la population.

Dérives du multipartisme et libération de la parole

Et les hommes politiques ? « Les députés doivent venir nous expliquer ce qu’est la démocratie, mais depuis qu’ils sont élus, ils ne sont plus revenus nous voir » constate, amer, un jeune enseignant. Comment ne pas avoir les idées confuses quand les dirigeants de nombreux pays interprètent eux-mêmes la notion de démocratie à leur façon pour satisfaire leurs ambitions de pouvoir et continuent d’entretenir l’abîme qui les sépare des citoyens ?

Le vote des paysans est pourtant un enjeu de taille qui motive les déplacements des candidats dans les campagnes. Pour certains ruraux, cela équivaut rapidement à une mise aux enchères de leurs voix. La plupart d’entre eux gardent la tête froide et ne sont pas dupes des promesses. Dans des villages du Bénin en 1995, des comités sont chargés de collecter les cadeaux des candidats des divers partis en campagne, de les rassembler dans une caisse commune et de les utiliser pour des projets de développement collectifs.

Mais cette capacité d’organisation ne se manifeste pas partout. La pénétration des partis dans les campagnes crée des divisions au sein même des populations paysannes. Certains systèmes d’entraide n’y survivent pas et des organisations collectives volent en éclat..

Malgré cela, un vent de liberté souffle sur les relations entre l’Etat et les paysans. Au Cameroun, l’un de ces derniers se rappelle qu’autrefois, lors des débats publics, l’identité de ceux qui prenaient la parole était systématiquement relevée. Et ceux qui manifestaient quelque impertinence étaient ensuite enlevés dans la nuit pour ne plus réapparaître… Aujourd’hui, dit-il « toutes les vérités sont dites » .

Pas toutes cependant, puisque certaines revendications égalitaires, par exemple à l’égard des femmes, ont encore du mal à être entendues, notamment de leurs maris ou de leurs fils. Mais la franchise et liberté de ton gagnent peu à peu les campagnes. Même les femmes et les jeunes commencent à parler. Au Mali, une organisation de villageoises en conflit avec les hommes à propos de la maîtrise d’un projet de développement qu’elles menaient avec une ONG, ont à la fois porté l’affaire devant les tribunaux et décidé une « grève du sexe ».

Au Sénégal, les femmes ont conquis des espaces de parole importants, même si les organisations villageoises sont encore majoritairement dirigées par des hommes. Au Mali, elles se présentent désormais aux scrutins locaux et sont parfois élues, une situation jugée impensable il y a quelques années encore.

En Côte d’Ivoire, ce sont les jeunes qui soulignent avec satisfaction leur conquête du droit à la parole dans les villages. En Mauritanie, les anciens esclaves affranchis n’avaient pas le droit de devenir propriétaires d’un lopin de terre. Le fait de s’organiser en coopératives leur a permis de le faire.

L’ouverture démocratique, en dépit de ses errements et de ses détournements, offre ainsi de nouvelles chances aux personnes enfermées dans un statut social considéré comme inférieur, voire dans des castes.

Emergence des organisations collectives

Peu à peu, les voix individuelles se structurent en de timides voix collectives. Et les ruraux demandent que leurs revendications pèsent du même poids que celles des citadins.

Les planteurs de coton du Mali, en 1991, marquent un tournant dans l’histoire des organisations rurales africaines en menant de façon pacifique un conflit avec le gouvernement, portant sur les prix du coton et des intrants. Le mouvement connaît un succès éphémère avant de s’essouffler, mais il donne un signal fort aux organisations agricoles. En Guinée, les producteurs de pomme de terre s’opposent à leur tour au gouvernement et en Côte d’Ivoire, un mouvement paysan de grande ampleur est suscité par un parti d’opposition. La naissance des organisations paysannes, avec qui les Etats doivent désormais compter, aura sans doute été, avec la libération de la parole des « sans voix » , l’un des points les plus positifs de l’aventure démocratique africaine.

Quant aux rapports sociaux et aux relations des citoyens du monde rural avec l’Etat, ils ont été profondément ébranlés par l’irruption du concept de démocratie. Comment cette effervescence débouchera-t-elle sur de nouvelles pratiques sociales et un nouvel exercice du pouvoir ? C’est évidemment aux Africains de le dire, et particulièrement aux ruraux qui font l’objet de ce livre. Pour les paysans, l’enjeu est considérable et ils ne s’y trompent pas. Sauront-ils profiter collectivement de l’espace de liberté qui accompagne cette aventure démocratique pour prendre la parole et devenir des citoyens à part entière ?

 

Références documentaires

SYFIA. Feux de brousse. Ed. Syros, 1995, 125 p.

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