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Analyse

Sous l’arbre à palabre… l’espace de dialogue multi-acteurs 

Le rôle de la société civile dans l’élaboration des politiques publiques et la réforme de l’État

Par Elisabeth Dau

En Afrique comme sur bien d’autres continents, et y compris en Europe, le constat de la complexité de l’action publique et de son inadéquation au regard des aspirations des populations s’impose. Il appelle à une redéfinition de ses modes d’élaboration et de mise en œuvre en vue d’un meilleur enracinement par rapport aux besoins et aux attentes de l’ensemble des acteurs (populations, société civile, secteur privé, institutions). Dans cette perspective, l’association des acteurs concernés à l’élaboration comme à la mise en œuvre de l’action publique est un enjeu central de la gouvernance publique, dans lequel la société civile joue un rôle fort en particulier dans les espaces de dialogue multi-acteurs. Ces derniers ouvrent, en effet, une piste intéressante pour reconnecter les sociétés et les institutions et (co-)construire des politiques publiques partagées et acceptées par tous. Á condition toutefois qu’un certain nombre de précautions soit respecté. C’est le pari lancé par les acteurs maliens depuis 2007 autour du Forum malien sur la gouvernance.

Table des matières

Les acteurs ensemble : naissance du Forum multi-acteurs sur la gouvernance au Mali

En janvier 2007 à Bamako, de nombreux acteurs de la gouvernance au Mali se sont réunis à l’occasion d’un colloque international organisé à l’initiative conjointe de l’IRG, du CEPIA1 et de l’ARGA2, sur le thème « Entre tradition et modernité : quelle gouvernance pour l’Afrique ?».

Cette rencontre avait pour vocation d’ouvrir un « espace de réinvention de la gouvernance en Afrique à travers un patient aller-retour entre d’une part ce qui s’invente localement - souvent considéré comme plus porteur de légitimité - et d’autre part les principes dégagés de l’expérience internationale en matière de gouvernance3 ».

Ce colloque fût l’occasion de mettre l’accent sur les effets que peut avoir la déconnexion entre une société et ses institutions sur la gouvernance, quand les politiques publiques ne répondent plus aux besoins et aspirations profondes des populations. C’est avec la volonté d’y remédier et de pousser plus loin cette discussion pour tendre vers une gouvernance plus « enracinée » dans les réalités maliennes que les participants nationaux et internationaux du colloque - provenant des organisations de la société civile, des autorités traditionnelles et religieuses, des institutions nationales maliennes, des partenaires financiers internationaux ou encore des autorités locales élues - ont décidé d’initier un processus de dialogue propre à ce pays et inscrit dans le long terme : le Forum multi-acteurs sur la gouvernance au Mali.

Ce Forum repose sur le constat que « les réponses aux questions cruciales de gouvernance ne proviendront pas de l’application de recettes miracles qu’il suffirait de s’approprier, mais d’un processus d’examen minutieux des pratiques, de mise en commun d’expériences pouvant servir à la construction d’une volonté commune de changement4 » et de « réancrage » de la gouvernance au Mali. 

Il s’agissait d’ouvrir un espace dans lequel se rencontrent, et non s’affrontent, les différents protagonistes de l’action publique au Mali et notamment ceux issus de la société civile. C’est ainsi qu’un peu plus d’un an après le colloque de Bamako, en juin 2008, l’ensemble des acteurs mobilisés suite à cette rencontre a décidé de lancer le Forum multi-acteurs : un « arbre à palabre pour échanger, apprendre et construire ».

Incarnant une volonté politique certaine de participer à un dialogue constructif qui pourrait servir la réforme de l’État et des institutions, le Commissariat au Développement institutionnel du gouvernement du Mali (CDI)5, en charge de penser cette même réforme, accepta de parrainer cette initiative. L’Ambassade de France au Mali, en cohérence avec les principes qui régissent sa politique de coopération en matière de gouvernance, s’engagea à soutenir pour trois ans ce processus. L’appui méthodologique de l’ensemble de ce processus de dialogue fut confié à l’Alliance pour refonder la gouvernance en Afrique (ARGA).

La société civile : partie prenante à l’élaboration des politiques publiques

L’initiative du Forum répond à une série d’enjeux dans le domaine de la gouvernance au Mali qui ont été identifiés en commun par la diversité d’acteurs mobilisés depuis 2007.

La société civile en interaction : l’élaboration de politiques publiques inclusives

Au cœur de ces enjeux, était soulignée la difficulté des différents acteurs de l’espace public au Mali à se rassembler pour élaborer des politiques publiques inclusives. Ce constat justifiait que se consolide et se construise un espace de dialogue dédié à la gouvernance publique au Mali.

En Afrique, comme sur beaucoup d’autres continents, les modes de régulation des sociétés sont en mutation. Pour être acceptés plus largement par les populations, pour assurer la prise en compte de ces dernières dans leur diversité, tenir compte des différentes configurations territoriales et garantir une coexistence sociale pacifique, les processus de régulation des sociétés ne peuvent plus s’exercer de façon verticale, unilatérale et depuis un seul échelon décisionnel. L’enjeu réside notamment dans la capacité à intégrer la multiplicité des acteurs qui concourent à la réalisation d’objectifs collectifs dans les modalités d’exercice de l’action publique.

Cette capacité à prendre en compte et intégrer les acteurs s’inscrit au delà d’un processus simplement participatif ou consultatif. Il s’agit de rétablir un lien entre une société et ses institutions et pour ce faire, les espaces de dialogue multi-acteurs peuvent constituer des enceintes dans lesquelles se rétablissent des relations entre les acteurs sociaux, les acteurs privés économiques et ceux des institutions, des pouvoirs publics.

Tel est le postulat du Forum multi-acteurs au Mali : sortir des cloisonnements entre acteurs et plus largement, entre échelles de gouvernance, territoires et thématiques.

Au Mali, l’action de la « société civile » est souvent pensée en opposition à celle de l’État et du secteur privé lucratif. Á l’inverse, dans un contexte de forte centralisation de l’action publique, la présence d’une société civile souvent façonnée et portée par les partenaires internationaux, est considérée par l’État comme une immixtion illégitime dans son champ d’intervention. Cette tension débouche sur un jeu artificiel de discours convenus et une compétition improductive entre des acteurs qui privilégient la défense de leurs intérêts particuliers plutôt qu’une attitude partenariale dédiée à la mise en cohérence des politiques publiques avec les aspirations et réalités de la société malienne. Un des enjeux du Forum malien consistait donc à réunir ces parties prenantes de la gouvernance publique malienne dans un espace consacré à l’échange, à l’apprentissage et à l’élaboration collective à partir d’une pluralité de regards, d’expériences, d’imaginaires, d’intérêts et de revendications.

Le Forum multi-acteurs est ainsi constitué de quarante membres permanents qui se réunissent lors de séances thématiques, d’ateliers de validation des cahiers de propositions, d’ateliers régionaux et de phases intermédiaires de préparation ou de finalisation des documents du Forum. Ces membres ont été identifiés par les partenaires et acteurs fondateurs du projet sur la base de leur expérience et de leur engagement, et participent en leur nom propre. Ces quarante personnalités proviennent d’associations de femmes, de jeunes, du monde de la recherche et de l’université, des syndicats, des médias, du secteur privé lucratif, mais aussi des administrations de l’État et de la présidence de la République, des institutions de contrôle indépendantes, des élus locaux et aussi des partenaires techniques et financiers internationaux.

C’est donc à côté de bien d’autres acteurs, que des personnes en provenance des organisations de la société civile au Mali participent au Forum, sans toutefois prétendre à une quelconque représentativité. En effet, les membres permanents reflètent seulement une certaine diversité de la société civile malienne, du secteur privé, des structures institutionnelles et des partenaires internationaux. C’est avant tout leur capacité à se mettre en dialogue ensemble et à dépasser leurs divergences qui les réunit. La participation à part entière à ce processus de personnes issues de la communauté des bailleurs de fonds était également déterminante tant la question de la gouvernance au Mali est liée à celle de la gouvernance de l’aide.

La non-représentativité des membres permanents a également contribué au caractère non formel du Forum et favorisé un dialogue libre et libéré. Les membres permanents contribuent en effet aux discussions en leur nom propre et n’engagent pas directement leurs structures de provenance, ce qui place ce dialogue en dehors des discours convenus et des cadres officiels de discussion entre les représentants de la société civile, les pouvoirs publics et les bailleurs de fonds.

Tout l’enjeu pour les acteurs participant à cet espace de dialogue consiste donc, à travers les débats des séances thématiques du Forum, à prendre en compte les contraintes, les intérêts et prétentions de chacun - y compris divergents et concurrents – et à les dépasser en contribuant à la construction d’un diagnostic commun de la situation de gouvernance au Mali et à la formulation de positions et propositions partagées de politiques publiques.

Le rôle de la structure de coordination du Forum qu’est le Secrétariat permanent6 est en ce sens fondamental. Lui même multi-acteurs, le Secrétariat permanent illustre de par sa composition la diversité des partenaires engagés dans ce processus. Garant de la méthodologie multi-acteurs, interculturelle et interdisciplinaire du Forum, il veille dans la préparation, l’organisation et l’exploitation des travaux du Forum à ce que tous ces points de vue et intérêts soient pris en compte de façon constructive.

La société civile en action : la mobilisation sociale

La composition élargie des membres permanents est également à mettre en lien avec un autre défi soulevé au moment de la mise en place du Forum malien, relatif à la nécessité de renforcer la base de mobilisation sociale au Mali autour des programmes de développement. Ce constat suggérait que la société civile soit davantage mobilisée dans l’accompagnement des réformes et donc joue un rôle dans l’élaboration des politiques publiques.

C’est cette considération qui a amené le Forum multi-acteurs à identifier les membres permanents, de façon intuitu personae, en fonction de leur expérience, de leur engagement, mais aussi et surtout, de leur capacité à être acteurs de changement dans leurs sphères d’appartenance et plus largement dans la société. L’expertise quant aux préoccupations et réalités quotidiennes de la société malienne, ainsi que la base sociale sur laquelle peuvent s’appuyer les organisations de la société civile, en font des acteurs pivots de ces espaces de dialogue. Le rôle de plaidoyer de ces organisations conduit les membres permanents qui en sont issus à insister sur la portée concrète et politique des travaux du Forum.

Toujours dans le souci de renforcer cette capacité de mobilisation sociale, le Forum multi-acteurs s’est voulu un espace ouvert, capable de générer un large débat public au delà du premier cercle des membres permanents et au delà de la capitale administrative et politique du Mali. Les séances de débat du Forum se délocalisent donc jusque dans les régions de ce pays, en conviant les populations à des ateliers de préparation ou de restitution des séances thématiques du Forum multi-acteurs.

Les moyens de communication permettant la diffusion et l’échange d’information par la production de documentation écrite, les supports numériques ou encore les radios locales, sont également des voies privilégiées pour ouvrir plus largement ce dialogue sur la gouvernance. Le Secrétariat permanent du Forum coordonne, veille et entretient cette large mobilisation.

La Charte éthique sur la base de laquelle les membres se sont accordés reprend les principes qui encadrent ce dialogue dans un esprit de respect mutuel, de tolérance, d’ouverture, d’assiduité et d’implication. S’agissant de ce dernier point, les membres permanents sont en effet impliqués personnellement dans ce processus de long terme et jouent un rôle actif dans la préparation des travaux du Forum, à travers la participation aux séances de débat, lors de la rédaction des cahiers de propositions et documents de capitalisation et au moment du portage politique – dans leurs structures et au delà - des éléments de diagnostic et de proposition élaborés en commun.

L’espace de dialogue multi-acteurs : résultats, défis et perspectives 

Le Forum multi-acteurs est considéré comme un prototype, un espace de dialogue qui s’inscrit dans un processus d’apprentissage collectif permanent. La capitalisation et l’évaluation sont placées au cœur du Forum multi-acteurs et donnent lieu à des consultations annuelles des membres permanents et invités extérieurs du Forum pour améliorer ce processus et tirer au fur et à mesure les leçons de ce dialogue de long terme sur la gouvernance au Mali.

Depuis 2008, le Forum multi-acteurs a réalisé six séances thématiques qui ont fait l’objet de cahiers de propositions. Elles ont abordé tour à tour les questions liées aux services publics de base, à la justice et aux droits des citoyens, au processus électoral, à la gouvernance de l’aide, à l’éducation et la citoyenneté et tout dernièrement au rôle des organisations de la société civile au Mali.

Chaque cahier de propositions qui en ressort, répertorie les éléments de propositions de court, moyen et long terme à destination des acteurs identifiés comme pertinents et selon les échelles de gouvernance concernées. Tous ces éléments ont été publiés sur le site internet7 et font l’objet de restitutions à travers les ateliers régionaux.

Au delà de ces réalisations, l’existence de cet espace de dialogue est un résultat en soi en ce qu’il parvient à réunir des acteurs qui jusque là ne se connaissaient pas et ne se parlaient pas alors qu’ils contribuent tous à l’action publique au Mali. Certains ont salué l’intérêt d’un tel espace dans un contexte où l’espace public est selon eux trop souvent occupé par les techniciens et les politiques.

Le caractère non formel du Forum malien où chacun est placé au même niveau contribue pour beaucoup à la liberté de ton de ces échanges encadrés par une Charte éthique qui veille à ce que les principes élaborés en communs soient respectés.

Le diagnostic partagé de la situation de gouvernance qui est dressé au fil des séances thématiques est un diagnostic multi-facettes, enrichi par la diversité des acteurs et la méthodologie interculturelle et interdisciplinaire fondée sur l’échange d’expériences.

Partir des cas concrets et des expériences alimente un processus « remontant » d’information des acteurs, des difficultés et innovations qu’ils vivent au quotidien. C’est cette mise en commun d’informations, de voix, de revendications, d’attentes, etc. qui permet de poser un diagnostic et d’identifier des leviers d’action ou des propositions de politiques publiques alternatives.

Au fil des séances thématiques et des ateliers régionaux, c’est une véritable capacité de mobilisation sociale, une capacité d’évaluation des politiques publiques et d’analyse de la gouvernance au Mali qui ressort de ce dialogue multi-acteurs. Plus que des indicateurs quantitatifs et figés de gouvernance, ce sont des espaces de dialogue comme celui du Forum multi-acteurs qui deviennent à la fois processus et outil d’analyse de la gouvernance.

La mobilisation dans le temps est quant à elle un travail de longue haleine, alors que les acteurs souhaitent souvent des résultats à court terme, là où s’engagent des changements plus profonds et de plus long terme. L’impact sur les politiques publiques et la contribution de tous ces acteurs mobilisés sur l’action publique sont donc plus difficiles à mesurer, car les changements de pratiques et de mentalités se font progressivement et parfois de façon non consciente et silencieuse.

Notes

1 : CEPIA : Centre d’Expertises politiques et institutionnelles en Afrique

2 : ARGA : Alliance pour refonder la gouvernance en Afrique ; www.afrique-gouvernance.net/

3 : Actes du colloque international de Bamako - www.institut-gouvernance.org/article458.html

4 : Présentation du Forum multi-acteurs sur la gouvernance au Mali : www.forum-gouvernance-mali.org/index.php?option=com_content&view=article&id=2&Itemid=8

5 : Hérité de la fusion entre le Commissariat à la réforme administrative et la Mission de Décentralisation et des Réformes institutionnelles (MDRI), le Commissariat au Développement institutionnel (CDI) est rattaché au Ministère du Travail, de la Fonction publique et de la Réforme de l’État (MTFPRE), avec comme mandat spécifique la conception, l’impulsion générale et le suivi-évaluation des réformes institutionnelles au Mali. Depuis 2003, il a la charge de concevoir et mettre en œuvre le Programme de Développement institutionnel (PDI) du Gouvernement du Mali. (www.cdi-mali.gov.ml/)

6 : Le Secrétariat permanent est chargé, au nom des partenaires et en collaboration avec les membres permanents, d’assurer la coordination de l’ensemble des activités du Forum multi-acteurs. Il est composé d’un représentant du CDI, de deux représentants de l’ARGA/Mali, d’une volontaire de l’ambassade de France auprès de l’ARGA et de l’assistant technique chef de projet de la coopération française auprès du CDI.

7 : www.forum-gouvernance-mali.org/

 

Voir Aussi