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note de lecture

Légitimité et gouvernance mondiale

Le retour des politiques publiques dans l’ère de la mondialisation libérale

Auteur : Jean Coussy

Par Irene Menendez

2008

Table des matières

Jean Coussy

Jean Coussy a obtenu son doctorat en économie à l’université Paris I et le diplôme du CEPE (Centre d’études des programmes économiques). Il a été enseignant en économie politique internationale à l’EHESS, ainsi qu’en économie et démographie à l’IEP de Paris, à l’ENA et à l’université de Paris X. Il a été consultant pour la Banque Mondiale, l’UE, l’UNESCO, l’OCDE, le MAE (CAP) et le ministère de la Coopération. Il est co-directeur de la revue Economies et Sociétés (en charge de la collection: « Relations Economiques Internationales ») et membre du comité de rédaction de Mondes en développement.

La problématique générale de cet article est la transformation des politiques publiques dans un contexte de mondialisation libérale. Le consensus de Washington des années 80 avait pour objectif de favoriser la mondialisation en dépossédant les pouvoirs publics au profit des acteurs économiques privés. Aujourd’hui, de multiples signes témoignent d’un retour en force de ces politiques. Mais peut-on parler d’un véritable retour des interventions d’antan, ou s’agit-il d’une réinvention du public ? Ces dernières décennies, on a assisté à une transformation des interactions entre privé et public, ainsi qu’à un déplacement des lieux et des domaines dits publics. Les politiques économiques publiques ont connu une série d’évolutions qui sont tantôt complémentaires, tantôt contradictoires.

Les politiques publiques au service de la mondialisation libérale

Les politiques publiques ont été reconverties, de l’intérieur et de l’extérieur, pour adapter les économies à la mondialisation libérale.

D’une part, on constate la réduction du poids du secteur public, des déficits publics, des tarifs douaniers, des impôts sur le capital, du pouvoir régalien sur la monnaie et des dépenses publiques de sécurité. Enfin, on se trouve face à l’érosion du pouvoir politique des Etats, la dé-légitimation des conflits politiques et des luttes sociales du modèle taylorien-fordien. La vision néo-libérale des années 70 a fondamentalement remis en cause le ‘libéralisme encastré’ né de l’équilibre entre les sphères externe et interne des trente glorieuses.

En effet, la pénétration du libéralisme dans la sphère interne aurait été imposée, dans les pays en développement (PED), par le Consensus de Washington et les Institutions financières internationales (IFI), mais aussi balayée par la ‘contre-révolution libérale’ – ou la critique systématique des politiques publiques. Cette critique, fondée sur les défaillances de l’Etat, a été marquée par l’émergence de la théorie du public choice – la dénonciation de l’information imparfaite des décideurs publics, les effets latéraux des politiques publiques ou la recherche des rentes. A cette critique s’ajoute une ‘stratégie de réformes libérales’, conçue comme un engrenage où chaque réforme a deux objectifs : respecter la contrainte (ou saisir l’opportunité) imposée par la mondialisation d’une part, de l’autre, créer une nouvelle contrainte réduisant la marge de manœuvre des politiques publiques. Par exemple, la libéralisation des entrées ou sorties des capitaux suppose à la fois le respect des règles de la libéralisation et la réduction de la marge de manœuvre des politiques fiscales. Toute libéralisation en entraîne donc une autre. La combinaison du fondamentalisme libéral et des stratégies d’engrenage libéral aurait conduit certains auteurs à diagnostiquer le ‘retrait de l’Etat’ (Susan Strange, 1996), vers un Etat minimum dont les pouvoirs et les dépenses seraient réduits, entre autres.

Cependant, on remarque aussi la réorientation des interventions publiques à des fins de compétitivité. En effet, dans le cadre d’une concurrence internationale accrue, les politiques se sont vues attribuer d’autres objectifs : l’insertion dans la concurrence internationale (par le biais de politiques de compétitivité des exportations et d’attraction des capitaux) ; la protection de certains secteurs et acteurs menacés par la libéralisation, etc. Les Etats ont ainsi pu conserver des marges de manœuvre que n’ont pas supprimées ni l’hégémonie de la pensée libérale ni les engrenages libéraux.

Les politiques publiques compensant ou limitant des effets de la globalisation

Les politiques publiques internes ont simultanément compensé les effets de la mondialisation libérale. On a ainsi observé une hausse des dépenses publiques dans les économies les plus ouvertes, des politiques d’emploi destinées à compenser les effets de la concurrence des pays pauvres et des actions en faveur des marginalisés et des exclus.

Aux Etats-Unis, celle-ci est le produit d’un nombre de changements majeurs. D’abord, les préoccupations sécuritaires issues du 11 septembre ont réhabilité les politiques publiques traditionnelles des périodes de guerre ; la défense nationale justifie la hausse des dépenses et la transformation de l’excédent budgétaire en déficit. Ces changements ont aussi affecté les politiques d’aide au développement et la réorientation vers des pays stratégiques. Aussi observe-t-on un retour à des politiques extérieures unilatérales – ce qui remet en question l’utopie d’une économie mondiale régulée par des normes libérales et l’apaisement des conflits internationaux : subventions de l’agriculture, éloignement du multilatéralisme (refus de Kyoto, de la CPI). Enfin, les Etats-Unis sont affectés par la mise en accusation de la « corporate governance » ; les révélations de comptabilité inexacte, la sous-estimation de dettes, les conflits d’intérêts entre dirigeants et entreprises ont provoqué l’intervention des autorités de l’Etat et des changements de réglementations. L’impact des crises américaines dépasse les frontières : c’est le prestige de la corporate governance qui est atteint.

Dans les Pays en Développement (PED), la réhabilitation des politiques publiques se fait pour des raisons diverses. Le renouveau a été défini par les IFI et la révision explicite de leurs recommandations. Le World Bank Report de 1997 reconnaissait le rôle central de l’Etat dans le développement, ce qui supposait un éloignement de la thèse de l’Etat minimal. La ‘good governance’ était en effet fondée sur le respect du droit, la propriété ou l’impartialité des décisions de justice et leur effectivité. Mais le renouveau des politiques publiques s’effectue aussi à travers le rôle central de la stratégie de lutte contre la pauvreté, que l’auteur identifie comme facteur déterminant du retour au public. Il est admis qu’il existe des défaillances du marché que l’Etat doit corriger. Ceci passe par la mise en place de politiques de redistribution des revenus et d’autres politiques visant à satisfaire les besoins dits essentiels.

L’ouverture à la mondialisation a même connu des freins. Partout, les obstacles à l’immigration ont modifié la signification de la mondialisation. Dans les pays émergents, notamment en Asie, les politiques publiques ont toujours eu un rôle éminent. Mais le retour en force des politiques publiques s’effectue ici par la contestation du rôle des IFI dans la mondialisation libérale. Ce sont les critiques venues de l’échec des IFI (les pressions pour la libéralisation des capitaux ayant contribué en grande partie à la crise de 1997) en Asie qui ont remis en cause le mépris des politiques publiques. Enfin, dans les pays industrialisés, il n’y a pas eu de renversement spectaculaire car ces pays n’ont pas subi de libéralisation brutale. Lorsqu’il y a eu libéralisation, celle-ci a été accompagnée de politiques publiques de protection ou de compensation. De façon générale, cette capacité de réaction des ‘perdants’ montre que l’action politique dispose encore d’un espace de liberté.

Les politiques publiques à la recherche de nouvelles légitimités

La remise en cause du consensus de Washington a libéré et fait connaître les essais de re-légitimation des politiques publiques et, plus généralement, du politique dans la mondialisation. Les tentatives de réhabilitation ont conduit les analystes et décideurs à chercher des formes de politiques publiques compatibles avec la mondialisation, et ceci sous des vocables multiples (bien public, domaine public, espace public, intérêt public, acteurs publics etc…).

Cette re-légitimation passe par la réhabilitation du cadre national (ou quelque fois même, des Etats) d’une part. Ainsi, on observe une certaine légitimation des services publics dans des pays qui leur étaient traditionnellement hostiles (comme le Royaume Uni). Les conséquences négatives des privatisations sont dénoncées en matière de santé, d’éducation et de transports publics.

Elle passe par des mesures qui cherchent à accompagner la mondialisation du marché par une internationalisation du public d’autre part. L’émergence des biens publics mondiaux en témoigne, et notamment la prise en compte des impératifs du développement durable. Objet d’une influence intellectuelle croissante, la thématique du développement durable (DD) a fait admettre les défaillances du marché et généré une opposition légitime à la domination des normes libérales dans les organisations internationales. Elle a permis un certain renouveau théorique pour penser l’action publique à l’échelle mondiale. Politiquement, et par les clivages qu’elle crée, la thématique du DD a permis la relance de l’idée de conflit politique, et la nécessité de respecter les intérêts collectifs. Enfin, le débat sur la gouvernance mondiale lui-même et les incertitudes qu’il suscite atteste de l’actualité de cette mondialisation des politiques publiques. Si la mise en place d’instances publiques mondiales est nécessaire face aux dangers actuels, celles-ci ne sont pas les seules alternatives au déficit de gouvernance. En effet, selon des auteurs libéraux, la gouvernance peut être fondée sur des régulations privées et sectorielles.

L’imbrication de plus en plus fine du public et du privé

Pourtant, si ces débats témoignent de la réhabilitation des politiques publiques à l’ère de la mondialisation libérale, ils révèlent aussi une différence qualitative : le retour du public, lorsqu’il se produit, n’implique pas l’élimination du privé. Loin de cela, le retour des politiques publiques relève d’une imbrication de plus en plus fine du public et du privé, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, la mondialisation se poursuit. Les firmes multinationales poursuivent leur expansion, les engrenages libéraux continuent (la mobilité des capitaux étant, par exemple, l’argument derrière l’allègement de la fiscalité). En outre, ces libéralisations sont peu réversibles. On assiste ainsi à la mise en place d’un tissu complexe de relations entre public et privé : dans la sous-traitance au privé de fonctions traditionnellement régaliennes, telles la sécurité des personnes et des biens (dont témoigne la multiplication des mercenaires dans les conflits externes). Les acteurs privés se voient investis du rôle d’exécuter les décisions publiques censées remplir un objectif d’intérêt général. L’enchevêtrement public-privé est aussi apparent dans la définition des biens publics mondiaux, qui peut développer des marchés privés. C’est le cas notamment des externalités qui sont directement réglées par des acteurs privés. Enfin, la mise en place d’une régulation n’implique pas que celle-ci soit publique – ce dont témoignent le nombre croissant d’auto-régulations privées, même dans des cadres définis par le public. A l’inverse, nombre d’interventions publiques sont souvent des régulations ex-post de situations créées par le privé.

 

Références documentaires

Jean Coussy, “Les politiques publiques dans la mondialisation libérale : un retour ? ”, In Economie Politique, Janvier 2003, n. 17.

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