Analyse
Pluralisme politique et autoritarisme dans le monde arabe
Approche anthropologique des systèmes politiques des pays arabes
Par Lahouari Addi
mars 2003Programme Légitimité et enracinement du pouvoir
Mot-clés : État Religion et politique ; Légitimité des pouvoirs ; Démocratie Monde arabe ; AfriqueCe texte est la version en français d’une conférence prononcée le 4 février 2003 au Mershon Center at The Ohio State University, Colombus, Ohio, USA
L’islamisme est-il d’abord un mouvement religieux avec un objectif politique ou un mouvement politique utilisant la religion à des fins de mobilisation et de légitimation? Quelle représentation du pouvoir politique y a-t-il dans les sociétés arabes contemporaines et quelles sont les implications sur la « vie politique »? C’est sous l’angle de l’anthropologie que ce texte publié dans Le Quotidien d’Oran, et qui est la version française d’une conférence prononcée en février 2003 à l’Ohio State University. A partir de son expérience algérienne, L. Addi propose une grille de lecture de la situation politique dans le monde arabe, tenant compte du rôle de l’islam comme langage et comme ressource politique, de la faiblesse du caractère public du pouvoir dans la monde arabe et de la culture politique arabe, entre soumission et révolte.
Table des matières
Les pays arabes semblent réfractaires à la vague de transition démocratique qui a touché l’Amérique latine et l’Europe de l’Est dans les années 1980. Le seul d’entre eux qui a connu une élection libre - l’Algérie - a dû l’annuler et connaît depuis une crise sanglante. Certains spécialistes n’hésitent pas à relier la permanence de l’autoritarisme à l’islam, hostile selon eux au pluralisme politique. Ce point de vue présente la religion comme une essence, comme une entité dogmatique extérieure à la vie sociale des hommes, empêchés, s’agissant de l’islam, de se doter d’une organisation politique démocratique. Accablant l’islam et innocentant les musulmans, victimes malgré eux de leur religion et de leur culture, cette conception puisant dans l’universalisme naïf, néglige le rôle actif qu’ont les hommes dans le vécu religieux producteur de symboles et de représentations. Cette réduction est aggravée par le fait que l’islam soit aujourd’hui plus l’objet de la science politique que de la sociologie ou de l’anthropologie. Bien qu’il y ait des raisons à cela, il faut être conscient des conséquences théoriques d’une telle posture. La science politique a pour objet un champ supposé être autonome, dans le prolongement de la différenciation sociale et de la sécularisation, se focalisant précisément sur les institutions qui forment le corps politique où se reproduit le pouvoir d’Etat. Les sociétés musulmanes présentent-elles ces caractéristiques ? A l’évidence non. Elles sont toutes marquées par les convulsions de la construction étatique et nationale à travers lesquelles le monopole de l’exercice de la violence cherche à s’affirmer, si tant est qu’il puisse s’imposer un jour. Si nous convenons que l’objet des sciences sociales est historique, il faut alors admettre qu’elles sont elles-mêmes traversées par cette historicité. La conséquence théorique de cette posture est que les méthodologies du fait social sont à ajuster selon que l’objet de recherche est une société sécularisée ou non. L’anthropologie, dont le spectre est assez large pour appréhender la « totalité du fait social » (M. Mauss), permet de dégager des éléments d’analyse de la religion comme système culturel (C. Geertz) où s’intègrerait un sous-système politique renvoyant aux pratiques, représentations et symboles, qu’ils soient institutionnalisés ou non.
Du point de vue anthropologique, il n’est pas en effet pertinent de savoir si le Coran permet ou non le pluralisme, sachant qu’il est toujours possible de le légitimer religieusement – ou de le condamner – du fait que le texte sacré offre plusieurs lectures et est susceptible de justifier autant un régime autoritaire que la démocratie. Le pluralisme a existé dans l’histoire musulmane mais nous sommes préoccupés ici par le pluralisme politique apparu dans les démocraties occidentales et qui est intrinsèquement lié à la sécularisation. Les hommes agissent en fonction de leurs représentations culturelles et d’un cadre cognitif pourvoyeur de valeurs qui donnent un sens aux relations et actions sociales. Certes le Coran fournit un système normatif, mais du fait de l’évolution des mentalités et des aspirations, les normes sont ré-interprétées inconsciemment. Aussi, les conceptions politiques – implicites ou explicites – s’articulent à des pratiques politiques, même si celles-ci ne sont pas formalisées dans des institutions. De ce point de vue, la sociologie/anthropologie étudie la pratique (dans le sens de Bourdieu) légitimée par un système de symboles (dans le sens de Geertz), tandis que la théologie est préoccupée par la norme telle qu’elle est dans le texte sacré. Il y a deux approches du fait religieux. La première considère le sacré comme un phénomène transcendant dont l’étude relève de la théologie qui postule de l’immanence de l’ordre divin que les évolutions historiques n’affecteraient pas. C’est dans ce cadre que s’inscrivent les débats à l’intérieur de la chari’a que les fouqaha ont fixée pour l’éternité en fonction d’une essence humaine immuable. La deuxième interprète le sacré en posant le fait religieux comme une pratique exprimant l’historicité et les contradictions de la société, présupposant que ce qui est premier, c’est l’homme social appréhendé à travers sa culture historique et sa psychologie (individuelle et collective) évolutive. N’allant pas jusqu’à affirmer que l’homme crée la norme sacrée, elle postule néanmoins qu’il l’interprète, qu’il l’utilise pour justifier sa propre vision du monde confortant ses intérêts. En un mot, la théologie a pour objet le symbole contenu dans la parole divine, l’anthropologie religieuse l’usage social du symbole.
En fait, la force du texte sacré est qu’il obéit à l’interprétation que font les hommes pour montrer le bien fondé de leurs visions idéologiques et pour invoquer la légitimité de leurs combats. Il ne faut pas, en effet, perdre de vue que l’islam n’existe qu’à travers des hommes et des femmes qui le vivent et qui le pratiquent en lui donnant une signification provenant de leur histoire et de leur culture. Se demander si l’islam accepte le pluralisme politique – c’est de lui qu’il s’agit - est cependant une question anachronique car celui-ci n’est apparu que récemment avec la démocratie. La question pertinente renvoie en fait au pluralisme dans les sociétés musulmanes - historiquement différentes les unes des autres – dans lesquelles il convient d’analyser les formes que revêtent les luttes politiques et surtout la conception du pouvoir aussi bien chez les dirigeants que chez les administrés. Dans cette conférence, j’aborderai la question du pluralisme dans les pays arabes qui, malgré leurs différences, présentent de nombreuses similitudes. J’esquisserai un modèle dynamique articulant
1. l’islam comme langage et comme ressource politique à
2. la faiblesse du caractère public de l’autorité et aux
3. prédispositions des populations à la soumission et à la révolte.
Ce modèle est une schématisation de l’expérience algérienne dont les trois logiques constitutives se retrouvent à des degrés divers dans les autres sociétés arabes, de l’Irak au Maroc.
L’islam comme langage et comme ressource politique
De prime abord, l’islam apparaît comme hégémonique dans les activités sociales ; en réalité, le mot imbrication serait plus judicieux car le politique exerce aussi des effets de domination sur le religieux - et sur l’économique – et il est à se demander si l’islamisme est d’abord un mouvement religieux avec un objectif politique ou un mouvement politique utilisant la religion à des fins de mobilisation. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’a pas une préoccupation se limitant au sacré et il n’est pas un parti tel que le définit la science politique. Il est une réaction politico-religieuse, exprimant des attentes contradictoires qui empruntent tant à la modernité qu’à la tradition dans des sociétés indifférenciées. Le discours religieux est fortement présent dans toute la société avec des prétentions politiques, donnant légitimité à tout un chacun de se prononcer sur ce qui est bien ou mal, sur ce qui est juste ou ce qui ne l’est pas (la commanderie du bien et le pourchas du mal).L’actualité, malheureusement violente, montre que l’islam, sur-politisé, est mobilisé comme ressource aussi bien par des courants conservateurs effrayés par une sécularisation balbutiante que par les couches sociales démunies qui protestent contre leur dénuement y mêlant la condamnation de ce qui est considéré comme dégradation des moeurs. D’où l’impossibilité d’analyser l’islamisme en termes de classes sociales, bien que cette dimension n’y soit pas totalement absente. Dans cette perspective, l’islam est un langage et une ressource politique utilisés par les uns et les autres pour légitimer ou contester un ordre politique, mais l’erreur à éviter est de le prendre pour un acteur politique institutionnel avec sa cohérence et sa rationalité. Cette même erreur, consistant aussi à postuler qu’il a en lui-même la force de déterminer les évolutions politiques, n’est plus permise depuis les travaux de sociologie religieuse qui, après Durkheim et Weber, ont montré la relation dynamique entre religion et société dans la double perspective holiste et individualiste. L’islam n’est donc pas un acteur politique rationnel et cohérent, mais une pratique discursive que des protagonistes de camps opposés utilisent pour défendre des positions politiques relatives à la lutte pour le pouvoir ou à son influence. Dans les circonstances où les règles de la compétition pour le pouvoir ne sont pas institutionnalisées, c’est-à-dire ne font pas référence à une légitimité institutionnelle faisant consensus, les protagonistes – ou certains d’entre eux – se légitiment par la ressource politique disponible : la légitimité historique ou traditionnelle, la force militaire, la légitimité religieuse… Il convient de noter que cette dernière – du fait de l’enseignement généralisé de la langue arabe chez les jeunes générations – est abondante et d’un accès facile. Ceci est un des éléments explicatifs de l’instabilité des régimes arabes tous menacés par la violence. Il convient cependant de rappeler que les luttes n’ont pas pour enjeux des querelles religieuses, des réformes ou des schismes, mais que ce sont des luttes pour le pouvoir ou pour peser sur l’Etat afin qu’il promulgue telle ou telle réglementation régissant la sphère publique. Ce qui est réellement en jeu en effet, ce n’est ni la religion, ni l’islamisation par « le haut » ou par « le bas » , et encore moins le « djihad » qui n’appartient plus a la psychologie collective contemporaine, même si certains groupuscules, très minoritaires, y font référence. Le discours religieux est mobilisé pour la prise du pouvoir ou son influence, invoquant, à cet effet, la shari’a, la choura, les salafs, etc., autant de concepts réifiés, dont la charge symbolique véhicule des aspirations contradictoires, tantôt utopiques, tantôt démocratiques. Dans les sociétés musulmanes, la compétition pour le pouvoir demeurera violente et anarchique tant qu’un type de légitimité – religieuse, électorale… - n’est pas acceptée par la grande majorité. Il n’y a donc pas seulement une lutte pour le pouvoir, il y a aussi une compétition entre différentes légitimités (historique, religieuse, militaire, électorale…) qui produit un autoritarisme sous des formes traditionnelle, nationaliste, islamiste. Ce n’est pas succomber au développementalisme que d’affirmer que les pays arabes vivent aujourd’hui les contradictions violentes de la construction de l’Etat. Les conditions sociologiques et culturelles de la stabilité – relative – des systèmes politiques médiévaux musulmans n’existant plus, les pays arabes seront confrontés à la violence politique aussi longtemps qu’un mode de légitimité n’est pas accepté par l’écrasante majorité de la population. Il convient de rappeler que la modernité en Occident a pacifié, pour la première fois dans l’histoire, la compétition pour le pouvoir sur la base de la légitimité électorale avec le principe de l’alternance. Dans le long terme, il n’y a aucune raison pour que la légitimité électorale ne soit pas à la base du système politique des pays arabes, même si, comme l’a dit J.M. Keynes, dans le long terme nous serons tous morts. Dans les sociétés non sécularisées, les attentes politiques sont formulées dans un langage religieux à travers les catégories du bien et du mal et du « nous » et « eux » . Cette hypothèse a été vérifiée durant le combat anti-colonial pour l’indépendance mené par les élites nationalistes qui ont trouvé dans l’islam une puissante idéologie mobilisatrice. L’objectif n’était pourtant pas d’islamiser le colonisateur, mais plutôt de l’expulser pour affirmer l’indépendance, malgré la propagande coloniale accusant les nationalistes de prôner le djihad et d’être des obscurantistes et des intolérants. La même dynamique se reproduit aujourd’hui avec l’Etat national accusé par les islamistes de tourner le dos aux attentes des populations. Ainsi, il faut être attentif à la nature de l’aspiration, au-delà du langage qui la véhicule. La résurgence de l’islamisme dans les années 1980 semble être une re-naissance du populisme mis à mal par les pratiques de corruption des agents de l’administration. Ayant déserté les sphères de l’Etat, le populisme, né du combat anti-colonial, a trouvé refuge dans les mosquées où il a puisé des forces nouvelles. J’ai développé cette thèse dans mon livre L’Algérie et la démocratie et j’y renvoie le lecteur. Ces considérations imposent d’être prudents dans l’analyse politique des sociétés musulmanes, car celle-ci serait tronquée si elle ne retenait que le langage des acteurs, c’est-à-dire si elle prenait leur conscience pour la réalité de leur être social. L’erreur (méthodologique) que commet le discours « sciences po » - comme dirait Bourdieu – est de reproduire à son tour la réification de ces concepts dont sont eux-mêmes victimes les acteurs qui les utilisent. Me détachant de ce discours, je vais tenter cette analyse à travers les représentations et les attitudes des acteurs envers le pouvoir politique privatisé par les élites dirigeantes du monde arabe, sans que cette privatisation ne soit perçue comme telle par des administrés en même temps soumis et rebelles.
La faiblesse du caractère public du pouvoir
L’autoritarisme des régimes arabes a été décrit dans de nombreux ouvrages et articles, mais peu se sont arrêtés sur les explications fondamentales relatives aux conditions historiques et aux représentations culturelles qui exercent leur influence sur les rapports entre gouvernants et gouvernés. Car aucun régime politique ne tient par la seule force physique. Pour se reproduire, il a besoin de relais dans la société, que ce soit des groupes d’intérêts sous forme de réseaux clientélistes jusqu’au bas de la hiérarchie sociale ou que ce soit des prédispositions à ne pas s’intéresser aux affaires publiques. La force des régimes arabes autoritaires ne provient pas d’une idéologie spécifique mais plutôt de ces prédispositions de la majorité de la population à ne pas se sentir concernés par les choix politiques faits par les dirigeants, à l’exception de la politique étrangère où l’image et l’honneur de la collectivité nationale sont en jeu. Figé dans l’autoritarisme sous ses formes républicaine et monarchique, le monde arabe semble condamné à la fatalité du pouvoir personnel et sa conséquence directe, la corruption généralisée.La Syrie vient même d’inaugurer la « république monarchique » avec l’intronisation de Bachar el Assad qui a succédé à son père Hafez el Assad, grande figure du nationalisme arabe pourtant farouchement opposé aux monarchies accusées de comploter contre leurs peuples. L’Irak de Saddam Hussein, l’Egypte de Hosni Moubarak et la Libye de Kadafi sont tentés, selon des observateurs avertis, de rééditer ce précédent. Cette tendance ne fait que confirmer le caractère patrimonial des régimes arabes résolument fermés à l’alternance électorale et à la circulation des élites. Il me semble que la raison fondamentale de cette situation, qui existe depuis plusieurs décennies après les indépendances, est que les représentations culturelles ne sont pas nées à la notion de souveraineté qui présuppose que la société est source du pouvoir et des lois. La souveraineté appartient encore à l’ordre naturel ou divin ; elle est toujours un garant méta-social, dans le sens que donne Alain Touraine à cette notion, c’est-à-dire une catégorie extérieure aux hommes et à la société. D’où la popularité du slogan Al Ihkamya li Allah (la souveraineté appartient à Dieu) pour contester les pouvoirs en place. Dans l’imaginaire politique, les lois n’ont pas à être édictées par les hommes ; elles doivent être trouvées là où elles sont : dans l’ordre naturel ou divin. C’est-à-dire que celui-ci a ses propres lois qui s’appliquent aux hommes pour garantir la justice sociale et assurer leur bonheur, pour peu que les dirigeants connaissent la parole divine et fassent preuve de sagesse. Le débat sur le droit musulman a pour enjeu la légitimité de l’Etat à abroger des dispositions contenues dans la shari’a. Ce qui choque l’homme de la rue, c’est l’idée même d’un législateur humain se substituant à Dieu pour remplacer les lois divines par des lois humaines. Les régimes arabes ne cherchent pas à lutter contre cet ordre symbolique puisqu’ils en profitent, ce qui explique pourquoi même les pays dits progressistes ont codifié le statut personnel selon la shari’a, sous réserves de quelques modifications mineures. L’homme de la rue ne se sent pas dépositaire d’un pouvoir qu’il délèguerait à des représentants élus et mandatés pour créer des règles de droit, ce qui signifie que l’Etat n’est pas souverain dans le sens que donne J. Bodin à cette notion. Entendue comme la faculté de promulguer et d’abroger les lois, la notion de souveraineté est à la base de la construction politique moderne qui a culminé dans le sujet de droit kantien en passant par le contrat hobbesien. S’y référer, s’agissant des pays arabes, pourrait attirer la critique d’occidentalocentrisme. Mais cette critique, provenant de l’orientalisme et du culturalisme, néglige la dimension universelle de la notion de souveraineté. Les hommes ont toujours et partout promulgué et abrogé des lois au nom d’un symbole (Dieu, le Roi, la Nation, la République, le Suffrage universel…). J. Bodin n’a pas inventé la souveraineté, il a seulement aidé à faire prendre conscience que les hommes sont souverains. Si l’Etat n’est pas souverain, le contrôle populaire à travers les élections serait superflu. A l’inverse, naître à la conscience de la souveraineté rendrait l’autoritarisme illégitime car les dirigeants seraient perçus comme des usurpateurs d’un bien public, d’une prérogative appartenant au public : la souveraineté. C’est précisément de cette méconnaissance que découle la faiblesse du caractère public de l’autorité qui permet la privatisation de l’Etat. La privatisation de l’Etat n’est possible en effet que parce que la conscience du caractère public de l’autorité n’est pas enracinée dans la majorité de la population. Les individus ne semblent pas conscients que les forces et les ressources dont dispose l’Etat ont pour origine la collectivité, que ce soit le surplus créé par le travail local ou les matières premières contenues dans le sous-sol. Nous touchons là la problématique de « no taxation without representation » (pas d’impôts sans élections) qui souligne que les citoyens, dont les impôts alimentent le budget de l’Etat, ont le droit de choisir les représentants qui décident de l’affectation de ce budget. Mais cette problématique a moins de pertinence dans une économie se reproduisant sur la base d’une rente externe (les hydrocarbures) ou de l’aide internationale. C’est de cette conscience qu’est née, entre autres, la modernité politique sur laquelle repose l’Etat de droit. C’est dans ce sens que la culture, et tout ce qu’elle suppose comme imaginaire symbolique, est un élément structurant des rapports politiques. Il convient de préciser que cette conscience – apparue d’abord en Occident – est le produit historique d’une évolution culturelle parallèle à la construction de l’Etat. (Cette remarque vise d’une part à se prévaloir du culturalisme qui considère la modernité politique comme une spécificité occidentale prenant sa source dans l’héritage gréco-romain, et du travers fonctionnaliste qui présuppose que l’activité politique se reproduit selon un modèle cohérent qui entre en crise dès lors qu’un de ses éléments y est faible ou absent). C’est de cette conscience que naît le pluralisme car si le pouvoir est perçu comme étant public, des voix s’élèveront du public pour le critiquer sur la base de l’usage qu’il fait de l’autorité et des ressources publiques dont il dispose. Prenons l’exemple de l’armée. Elle est une organisation qui réunit le potentiel de défense alimenté en hommes et en ressources matérielles et financières provenant de la société pour un but précis : la sécurité du pays en cas d’agression par des forces étrangères. N’étant pas une milice privée, elle a vocation à remplir des missions de sécurité publique sous les ordres d’une autorité légitime dans le cadre de prérogatives constitutionnelles qui en interdiraient l’usage privé. Or dans les pays arabes, l’armée comme les autres institutions de l’Etat, défendent les intérêts politiques du régime, ce qui porte atteinte à son caractère public. Dans la société arabe comme ailleurs, la pluralité existe sous forme de différences sociales, économiques, idéologiques, … mais ce sont des changements historiques qui font naître le pluralisme comme représentation et comme pratique institutionnelle qui rend politiquement compatibles les divergences qui traversent le corps social. Le pluralisme institutionnel est la traduction d’un rapport de forces, imposé comme mode de fonctionnement du champ politique, avec ses techniques électorales et d’alternance. Le rapport de forces renvoie aux ressources politiques que peuvent mobiliser les acteurs dans la lutte qui les oppose, parmi lesquelles l’économie, la religion et la culture politique ; celle-ci étant importante pour la formation et la reproduction d’une sphère publique à laquelle obéirait la logique du pouvoir. Déchirées par deux logiques différentes, les sociétés arabes sont entre deux périodes historiques : l’une, traditionnelle, où le leader est le représentant de l’unité de la communauté politique, et l’autre, contemporaine, où pointe, certes timidement, l’aspiration à la participation aux affaires de l’Etat. Ce qui aujourd’hui domine, ce sont les tendances lourdes du passé, dont profitent les régimes en place, exploitant en outre les techniques modernes de la répression (moyens de propagande, services secrets professionnels, armées puissamment équipées…) et aidés par l’Occident plus soucieux de stabilité régionale que de changements incertains. Mais les techniques de répression et l’appui occidental ne sont efficaces que si domine la conception traditionnelle du politique chez la majorité de la population. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a aucune opposition dans ces pays ; cela signifie seulement que l’opposition n’est pas suffisamment enracinée dans la population pour créer un rapport de forces défavorable au régime. Ce qu’il faut alors questionner, à ce niveau, est la conception du pouvoir dans les sociétés arabes aujourd’hui et, au-delà, la perception du politique. Rêvant d’une communauté unie non traversée par des divergences politiques, et représentée par un leader puissant et juste, l’homme de la rue est réfractaire au pluralisme dont il pense qu’il affaiblirait la collectivité. La période pré-politique – au sens de H. Arendt – dans laquelle se débattent avec violence les sociétés arabes indique qu’elles sont encore séduites par l’utopie de l’unicité, hier nationaliste, aujourd’hui islamiste. L’unicité produit deux effets : 1. la soumission à l’Etat, pour peu que l’ordre symbolique soit respecté ; et 2. la privatisation de ce dernier sur la base de la force et de la violence qui découragent tout contre-pouvoir dans des sociétés où les corps intermédiaires sont faibles pour des raisons sociologiques. L’absence de pluralisme est donc à rechercher dans cet imaginaire politique, présentant la communauté comme un groupe naturel puisant son unité dans le biologique fondant la fraternité de sang entre ses membres.Cette conception ne favorise pas l’émergence d’une sphère publique où la pluralité culturelle, sociale, économique, idéologique… reconnue est acceptée par tous. L’utopie arabe, sous sa forme traditionnelle, nationaliste ou islamiste, consiste à naturaliser le social et à refouler les divergences politiques en refusant la création d’institutions représentatives qui réguleraient ces divergences. La société arabe donne aujourd’hui l’image d’une juxtaposition d’espaces privés sans articulation entre eux, où la règle juridique est un moyen de défense et non une modalité d’arbitrage équitable. L’appareil judiciaire, suspecté de partialité, subit la pression des détenteurs de l’autorité et de ceux qui ont les moyens de corrompre les juges. L’espace public est le théâtre de la loi du plus fort dans une situation de rareté des biens, ce qui donne aux rapports sociaux une conflictualité extrême. Dans ce contexte, toutes les ressources sont privatisées, y compris celle dont la vocation est d’être publique : l’Etat.L’homme de la rue ne se pose pas des questions sur l’origine de l’autorité et sur les fins qu’elle poursuit, questions susceptibles de modifier les rapports de force pour peu qu’existe une élite qui les formule. Surtout qu’elles ne sont pas que théoriques, et qu’elles ont des justifications sociologiques dans la mesure où les communautés locales et leurs systèmes d’autosubsistance, ayant été déstructurés, l’individu dépend de plus en plus de l’Etat dont la politique a des effets directs sur sa vie quotidienne et sur l’avenir de ses enfants. C’est sur cette prémisse sociologique que A. de Tocquevelle fonde la participation des administrés menacés d’êtres écrasés par le totalitarisme de l’administration.La population n’est en effet associée ni à l’élaboration des politiques économiques et sociales, ni aux choix budgétaires qui donnent priorité à tels secteurs au détriment de tels autres. La puissance publique – l’Etat – se comporte comme une force extérieure indépendante de la société et dont les actes sont vécus comme une fatalité par les sujets écrasés par la machine administrative. L’ère des indépendances n’a pas réconcilié l’Etat à la population comme l’avait promis le nationalisme radical des années 1950 et 1960. Elle n’a pas désacralisé l’Etat et n’a pas mis fin à ses tendances arbitraires et brutales ; elle n’en a pas fait une institution désenchantée régulée par un contrat entre les sujets et le pouvoir central. C’est là que réside l’échec du nationalisme arabe radical qui a fini par s’accommoder à l’ordre néo-colonial dont profitent les Etats qu’il a fondés, Etats sollicitant aujourd’hui l’appui occidental pour réprimer les oppositions accusées d’être islamistes. Pour les administrés, l’Etat est un phénomène hostile vécu comme un mal nécessaire, et avec qui il faut composer puisque désormais son administration est tentaculaire. Face au sentiment d’impuissance qu’il inspire, l’individu utilise la débrouillardise consistant à recourir au « piston » (el ktef) fourni par un cousin ou une connaissance ; ou encore à la corruption pour obtenir le papier nécessaire. Apparaît alors un personnage nouveau, dont la particularité est d’être introduit auprès de telle ou telle administration (justice, préfecture, mairie, hôpital, douanes…) pour rendre des « services » moyennant une somme d’argent sur laquelle il prélève sa commission. L’existence de telles pratiques conforte l’idée que l’Etat n’est pas une puissance publique puisque la fonction administrative est utilisée par le personnel comme une position stratégique dans le circuit de la prédation. La pratique généralisée de la corruption n’est possible que parce que la conscience du caractère public de l’Etat est faible, et ce en relation avec la soumission de la population s’accommodant de l’autoritarisme du régime. Ce serait une erreur de croire que cette soumission est obtenue par la seule efficacité des appareils de répression ou qu’elle serait l’expression d’une apathie ou d’une servitude volontaire. En réalité, elle fait partie de la culture politique qui considère que la gestion de l’Etat relève des prérogatives des dirigeants détenant à vie le pouvoir sans rendre compte de son exercice aux administrés. Elle n’exclut pas les révoltes sporadiques quand des catégories de la population estiment qu’elles sont lésées par le mécanisme de distribution du marché ou de l’administration.
Soumission durable et révoltes sporadiques
La culture politique dans le monde arabe semble marquée par l’habitus collectif de soumission et de révolte. Caractéristiques des sociétés arabes, ces deux catégories structurent la relation entre l’Etat et les administrés, ambivalente dans la mesure où ce dernier est considéré comme d’une part, un corps extérieur auquel, d’autre part, les membres de la communauté nationale s’identifient en cas de menace étrangère. La légitimité des régimes arabes nationalistes dits radicaux provient en grande partie de leur discours anti-israëlien. Objectivement, l’existence d’Israël dans la région a favorisé la domination de castes militaires et a caché les contradictions entre les régimes et les populations flattées d’avoir des dirigeants qui rehaussent l’honneur national blessé par l’Occident. La popularité de Nasser dans les années 1950 a été bâtie sur son intransigeance verbale à l’égard d’Israël, comme les menaces américaines contre l’Irak redorent le blason de Saddam Hussein. L’expression hibat ed dawla (crainte de l’Etat) est significative de cette ambivalence car elle suppose l’idée de crainte mais suggère aussi celle de respect. Le respect peut être obtenu par la crainte, mais l’expression fait aussi partie de la culture anti-pouvoir dont le nihilisme ne permet pas de se projeter dans une opposition susceptible d’offrir une alternative. Il y a un ressentiment à l’égard de l’Etat, mais ce ressentiment disparaît dès lors qu’une menace étrangère se précise. La principale contradiction à laquelle l’Etat fait face est qu’il ne peut pas distribuer des gratifications honorifiques à ceux qui lui font allégeance sans porter atteinte à la dignité de tous les autres. Le choix est entre honorer les uns ou reconnaître la dignité de tous. (J’utilise ici l’opposition entre honneur et dignité faite par Charles Taylor dans Multiculturalism and The Politics of Recognition, Princeton University Press, 1992). La première solution signifierait que l’élite dirigeante cherche des compromis pour se perpétuer, tandis que la seconde signifierait qu’elle aurait en vue le projet de modernité politique. L’Etat a deux fonctions d’où il puiserait sa légitimité aux yeux des administrés : protéger la collectivité des menaces extérieures et distribuer équitablement biens et services. Les populations lui sont fidèles tant qu’il remplit la première, et elles se révoltent sporadiquement quand il faillit à la deuxième. Soumission et révolte renvoient à deux attitudes différentes face à l’Etat, soutenu et rejeté en même temps par des populations simultanément loyales et frondeuses. Les castes militaires qui ont pris le pouvoir dans les années 1950 et 1960 (Egypte, Irak, Syrie, Algérie…) se sont inscrites dans ces deux tendances en désignant l’impérialisme occidental comme une menace à l’indépendance nationale, et en choisissant le socialisme comme modalité de distribution étatique des biens et services. L’anti-impérialisme et le socialisme ont été acceptés comme langage parce qu’ils correspondaient à des représentations de la culture locale. D’où le profond malentendu entretenu par le contenu idéologique de ces notions originaires de la critique philosophique du capitalisme et de la propriété privée formalisée par Marx et Lénine. De ce point de vue, le socialisme arabe n’a jamais été un projet post-capitaliste ; d’où la reconversion facile à l’économie de marché (el infitah) prônée désormais par ceux qui, hier, chantaient les vertus du secteur public. Les dirigeants insistent sur la première mission par des discours proclamant leur intention de défendre la nation, « menacée de l’intérieur par ceux qui exploitent les difficultés internes en critiquant l’Etat confronté à des dysfonctionnements de croissance. » Pour s’approprier l’Etat, les dirigeants ont besoin de s’identifier à la nation dont ils se posent comme les seuls défenseurs. La monarchie marocaine s’identifie à la nation, ce qui donne au Palais la légitimité de déléguer son autorité au gouvernement pour gérer les affaires de l’Etat. Ce même schéma se retrouve en Algérie, où la hiérarchie militaire incarne la légitimité et choisit le Président après un plébiscite tenant lieu d’élection. Et ainsi de suite, avec des variantes différentes, dans les autres pays arabes, où l’opposition est soupçonnée de critiquer la nation et non la politique économique et sociale du régime, d’où les violations quotidiennes des droits de l’homme à l’encontre de personnes inculpées et jugées devant des tribunaux pour « trahison, atteinte à l’unité nationale et collaboration avec des puissances étrangères » . C’est sous ce motif d’inculpation que l’universitaire égyptien Sa’d Eddine Ibrahim a été condamné à sept années de prison sans susciter de mouvement de protestation ni en Egype ni ailleurs dans le monde arabe . Nous sommes en présence d’un schéma politique où l’élite dirigeante, s’identifiant à la communauté, représente son unité. La privatisation du pouvoir procède de ce que nul n’a le droit de parler au nom de la communauté en dehors du leader. Toute autre alternative mettrait en danger l’existence de la nation ; d’où la promotion d’élites dociles et de partis d’opposition – démocratisation oblige – loyaux à qui il est demandé de renoncer à conquérir le pouvoir et de se contenter de faire de la figuration afin de renforcer l’image du régime. En l’absence de débats libres pour clarifier les enjeux et élever le niveau de culture politique, l’attachement des populations à la collectivité nationale est transformé en soumission au régime. En 1963, en Algérie, la dissidence armée du FFS en Kabylie a pris fin avec le début du conflit avec le Maroc. Les dissidents ont proclamé la fin des opérations militaires contre le régime pour rejoindre la frontière Ouest du pays menacé. Mais pour unitaire qu’il soit, ce schéma ne prévoit aucune institution servant de canal légal à la protestation des différentes catégories de la population. Sans institutions la véhiculant (les partis légaux ne sont pas représentatifs et les élections sont truquées), la contestation prend dès lors la forme violente du coup d’Etat militaire et des émeutes. L’émeute n’est pas contradictoire avec l’habitus de la soumission car elle est alimentée par le désir des populations de trouver un « Prince juste » auquel elles seraient fidèles, entendant par là un régime politique qui traiterait équitablement les administrés dans le respect de l’ordre symbolique. (Mounia Bennani a perçu cette contradiction lors d’une enquête menée auprès de jeunes marocains, reproduite dans un livre au titre significatif , Soumis et rebelles. Les jeunes au Maroc, Editions du CNRS, Paris, 1994)La révolte est une protestation désespérée dénonçant l’incapacité de l’administration locale à garantir le contrat tacite entre l’Etat et la population : celui-ci distribue, celle-là se tait. Elle intervient le plus souvent quand les équilibres de la répartition des biens rares sont rompus. Ne visant pas à créer un nouvel ordre, elle cherche uniquement à rétablir les mécanismes de l’ancien ou à attirer l’attention du pouvoir central. Par le passé, les révoltes avaient pour théâtre les campagnes (le bled siba du Maghreb) ; aujourd’hui, elles éclatent dans les villes populeuses et frondeuses, hostiles aux plans d’ajustement structurel du FMI incitant à la suppression des subventions aux biens de consommation courante (pain, huile, sucre, café…). La révolte populaire (appelée communément « la rue » par les technocrates) constitue un moyen de pression qu’exercent les gouvernements sur le FMI effarouché par les changements de régime. Mais y compris dans les villes, la population ne remet pas en cause le fondement du pouvoir qui, obtenu par la force et préservé par la violence, dérive vers la corruption à laquelle participent, à des niveaux différents, de nombreuses couches sociales. Admettant le caractère patrimonial du pouvoir, la population souhaite uniquement que l’Etat distribue biens et services en traitant les administrés sur un même pied d’égalité, faute de quoi « la rue » manifeste son hostilité à sa manière : l’apathie, les rumeurs, la raillerie, l’émeute…En avril 2001, des émeutes qui durent à ce jour, ont éclaté en Kabylie exigeant la satisfaction de revendications politiques contenues dans la plate-forme dite d’El-Kseur, dont l’objectif est la rupture avec le régime. Si le mouvement avait été suivi par la capitale ou par l’Oranie, l’Algérie aurait probablement connu une transition démocratique pacifique similaire à celle des anciennes dictatures communistes de l’Europe de l’Est. Mais les populations du reste du pays n’ont pas suivi, craignant à tort ou à raison que le caractère national et officiel de la langue arabe ne soit remis en cause car l’une des revendications de la plate-forme d’El-Kseur est la reconnaissance de la langue berbère. En conclusion, pour mettre en place un champ politique pluraliste où le conflit politique serait institutionnalisé afin de garantir le caractère public de l’autorité, les sociétés arabes doivent dépasser la dialectique de la soumission et de la révolte alimentée par l’utopie unitaire qui les maintient dans une situation pré-politique ou pré-étatique. Les pays arabes avaient semblé avoir amorcé une dynamique de modernisation qui avait culminé avec l’épopée nassérienne et l’industrialisme de Boumédiène. A l’époque, le nationalisme s’était constitué comme une idéologie de mobilisation avec pour objectif les indépendances nationales et la création d’Etats modernes au service des populations. Exprimé à l’origine par des élites civiles cultivées (Sa’d Zaghloul, Messali Hadj, Michel Aflak, Habib Bourguiba…), le nationalisme arabe a été accaparé dans les années 1950 et 1960 par des oligarchies militaires qui se sont inscrites dans le prolongement des représentations culturelles ; c’est pourquoi elles ont indirectement suscité une opposition islamiste candidate à leur succession. Le nationalisme arabe radical a produit indirectement l’islamisme en échouant dans la construction de l’État de droit. Il faut espérer que cet échec libérera des énergies nouvelles pour admettre le pluralisme, condition nécessaire pour la démocratie
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