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Entrevista

La conditionnalité de l’aide : un impact marginal sur la démocratisation au Maghreb

Un entretien avec Béatrice Hibou

Béatrice Hibou

Por Lisa Drössler, Madeleine Elie

Contenido

Béatrice Hibou

Béatrice Hibou est chercheur au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI) de Sciences Po. Elle est diplômée de l’Institut d’Etudes Politiques (IEP) et docteure en économie politique de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris. Elle a été membre du comité de rédaction de Critique internationale de 1998 à 2003 et de Politique africaine. Elle est membre fondateur du Fond d’Analyse des sociétés politiques (FASOPO) depuis 2003. Elle a publié en 2007 un ouvrage intitulé La force de l’obéissance. Economie politique de la répression en Tunisie.

L’approche des bailleurs de fonds

Q-Pouvez-vous dater le recours aux notions de conditionnalité de l’aide au développement et de bonne gouvernance ?

Je daterai leur apparition au milieu des années 1980. Les difficultés rencontrées en Afrique aboutissent à la diffusion du concept de gouvernance, de façon non formalisée à cette époque. En 1981, la Banque mondiale au Sénégal  passe ainsi du slogan « Putting price right », à celui de « Putting politics right ». Les bailleurs de fonds prennent conscience que l’approche économique ne suffit pas et que d’autres types de freins bloquent le développement.

Le concept de gouvernance prend son essor après la chute du mur de Berlin. Il se développe dans les années 1990 avec la croissance de recherches sur la société civile et le développement d’approches néo-institutionnalistes. Les effets de mode ont aussi joué un rôle. Les travaux sur la corruption se multiplient ainsi à l’époque où Peter Eigen, ancien directeur de la Banque mondiale, fonde l’association Transparency International.

Q-La conditionnalité de l’aide au développement naît-elle au même moment que la notion de bonne gouvernance ?

Les bailleurs de fonds mettaient déjà en place, de fait, une conditionnalité de l’aide pendant la guerre froide en boycottant les pays en développement membres du bloc communiste. Mais cette notion s’est véritablement formalisée avec les programmes d’ajustement pendant les années 1980.

Q-Ce concept a-t-il évolué au sein des organisations internationales ?

L’évolution consiste surtout en une approche plus complexe pour mieux comprendre les difficultés rencontrées. Des anthropologues entrent ainsi par exemple à la Banque mondiale pour renouveler l’analyse des pays en développement. Cet effort reste néanmoins peu perceptible dans les produits finaux.

Q-Le 11 septembre 2001 a-t-il marqué une rupture ?

Le 11 septembre a créé une rupture partielle. L’impact de ces attentats sur la coopération avec les pays du Maghreb a été exagéré. Le processus de Barcelone engagé par l’Union européenne avec les pays du Maghreb constituait déjà en 1995 une opération sécuritaire destinée à favoriser le contrôle de l’immigration et de l’islamisme. A l’époque, la pacification des relations avec les islamistes concernait surtout la guerre civile algérienne. Les évènements de 2001 renforcent seulement cette tendance sécuritaire, surtout dans le discours. Concrètement, il n’existe pas vraiment d’avant et d’après 2001 dans la coopération internationale avec les pays du Maghreb.

En revanche, la notion de gouvernance semble prendre moins d’importance dans le discours des bailleurs de fonds. La rhétorique sur la réduction de la pauvreté et le développement des infrastructures, qui a prédominé dans les années 1960 et 1970, quand McNamara dirigeait la Banque mondiale, revient sur le devant de la scène.

Q-Le concept de bonne gouvernance recouvre-t-il le même sens pour tous les bailleurs de fonds, ou bien est-il spécifique ?

La même matrice intellectuelle dépolitise les problèmes. Les institutions de Bretton Woods ne sont ainsi pas censées traiter des problèmes politiques. Les Nations Unies sont une institution politique. Néanmoins la diversité des intérêts en jeu les empêche de prendre une position politique claire.

L’Union européenne ne propose aucune vision originale des conditionnalités économiques. Elle marque sa différence dans le domaine politique où elle se distingue clairement de la Banque mondiale, l’autre grand acteur international au Maghreb, qui n’intervient pas sur les élections ou la démocratisation.

La Banque mondiale et l’Union européenne n’ont pas la même vision de la gouvernance. La Banque mondiale a une approche purement économique. Elle vise à établir une économie de marché. En revanche, l’Union européenne met l’accent sur les élections, les associations, le journalisme, la justice, etc.

Q-La bonne gouvernance est-elle synonyme de démocratie ?

La bonne gouvernance n’a strictement rien à voir avec la démocratie. Un pays qui satisfait les critères de la bonne gouvernance n’en devient pas plus démocratique pour autant.

La Banque mondiale et l’Union européenne conçoivent différemment les liens entre gouvernance et démocratie. La Banque mondiale cherche ainsi à améliorer les modes de gouvernement (limitation de la corruption, du clientélisme, etc.) dans une perspective économique, en considérant de façon assez idéologique que la libéralisation économique conduit à la libéralisation politique et donc à la démocratisation. En revanche, l’Union européenne parle ouvertement dans ses programmes MEDA de démocratie. Ces derniers concernent les droits de l’homme, la presse, la justice, la société civile, etc. Ils ne s’attachent pas directement aux élections, mais à la promotion de contrepouvoirs démocratiques.

La conditionnalité de l’aide au Maghreb

Q-Est-il préférable d’analyser le Maghreb sous un angle régional ou bien sous celui des spécificités nationales ?

L’approche régionale est pertinente pour étudier les relations des pays avec les organisations internationales, en effet celles-ci définissent des politiques communes pour tout le Maghreb. En revanche, l’analyse des situations nationales ne peut s’effectuer que pays par pays. Selon leur histoire propre, chacun réagit différemment aux politiques globales de la communauté internationale.

Les régimes des trois pays ne présentent aucun point commun ; les parallélismes utilisés pour les rapprocher sont artificiels. Leur façon d’être autoritaire est très différente. En Algérie, l’armée joue un rôle fondamental. Le Maroc est un régime monarchique avec un dédoublement du pouvoir entre le Makhzen et l’administration bureaucratique, dont les rôles s’entrecroisent ; malgré le caractère autoritaire du régime, la société bouge véritablement. En revanche, en Tunisie, le régime désamorce toute vie politique et monopolise l’espace public.

La notion simpliste d’autoritarisme ne s’avère pas pertinente. Même la façon de contrôler les populations diffère dans les trois pays maghrébins.

Q-Quel est l’impact réel des politiques de conditionnalité de l’aide dans les pays du Maghreb ? La mise en oeuvre des conditions de l’aide au développement ne serait-elle qu’une façade ?

La situation varie beaucoup selon les pays. En Tunisie, les réformes économiques demandées par les bailleurs sont mises en Ĺ“uvre. Elles correspondent à l’intérêt national, elles accompagnent une évolution en cours, et départagent des parties en conflit. En revanche, les réformes du fonctionnement du régime, demandées dans le cadre de la conditionnalité, se traduisent par des faux-semblants. Les exemples de la décentralisation et de la privatisation le montrent bien. Les bailleurs de fonds n’ont ainsi jamais obtenu les informations qu’ils demandaient sur la décentralisation. Et l’Etat privatise seulement une partie des entreprises demandées dans un secteur, de façon à garder des entreprises publiques pour contrôler le fonctionnement des autres, etc. In fine, la conditionnalité n’aboutit pas à une réelle modification du fonctionnement économique.

Pourtant, la Tunisie réussit le tour de force de paraître un pays exemplaire en matière d’ouverture économique, alors que cette ouverture est un leurre, car la Tunisie reste un pays très protectionniste. Les conditionnalités de la Banque mondiale comme de l’Union européenne manquent de prise sur la réalité.

On peut prendre un autre exemple. La coopération européenne a créé dans le cadre du fonds « MEDA Démocratie », une ligne budgétaire destinée à financer des associations par l’intermédiaire de l’Etat. Or, le régime tunisien n’accorde évidemment ces fonds qu’aux associations qu’il contrôle. Les critiques du Parlement européen et des opinions publiques ont poussé l’Union européenne à mettre en place un système qui contourne l’Etat et attribue les financements directement aux as-sociations. L’Etat use alors d’autres méthodes comme des interventions auprès des banques pour bloquer les fonds afin d’empêcher ce financement direct des associations. L’Union européenne ne dispose pas de moyens pour contourner ce nouvel obstacle.

On voit bien les limites d’une intervention étrangère dans ce type de régimes. Les relations, économiques et diplomatiques de la communauté internationale avec ces pays sont prédominantes. Or les relations internationales ne bien sûr pas mues par le respect des droits de l’homme. Il suffit au régime tunisien d’employer des méthodes de répression discrètes pour que la communauté internationale perde toute prise sur lui. 

De plus, les bailleurs de fonds ne sont pas totalement désintéressés. Ils doivent prouver que les dépenses qu’ils ont effectuées ont eu un impact positif.

Q-L’idée de « cercle vertueux », où des techniques démocratiques enclencheraient une dynamique de démocratisation offre-t-elle, à terme, de nouvelles perspectives aux régimes maghrébins ?

L’Union européenne a adopté cette approche : utiliser la force de l’exemple, comme l’Europe l’a fait avec l’Espagne et le Portugal, puis à l’Est. La seule véritable politique étrangère européenne dans ce domaine consiste dans l’élargissement : l’Europe absorbe les pays qui se démocratisent.

Tous ces programmes paraissent cosmétiques. Ils semblent destinés aux opinions publiques européennes, ou orientés par la politique de contrôle de l’immigration, qui est centrale. La politique européenne de soutien à la démocratisation risque d’avoir peu d’influence sur les pays du Maghreb. C’était déjà le cas en Europe de l’Est.  L’exemple de la Pologne montre bien que l’intégration ne suffit pas.

Mais tout dépend des contextes nationaux. Dans le système très fermé de la Tunisie, l’impact de l’aide internationale ne peut être que marginal. En revanche, dans un système plus ouvert comme au Maroc, où la société civile est en effervescence, les efforts des bailleurs peuvent peut-être accompagner l’évolution interne de la société. Dans tous les cas, les changements reposent forcément sur une dynamique interne ; les facteurs extérieurs restent marginaux.

Q-Une évolution démocratique dépend-elle de la volonté politique des groupes au pouvoir ?

Les rapports de force politiques internes sont complexes et les groupes au pouvoir en dépendent. Les bailleurs de fonds parlent ainsi souvent du « manque de volonté politique » pour mener les réformes. Mais les choix des gouvernants sont dictés par l’état du rapport de forces dans la société à un moment donné. Pour rendre compte des évolutions politiques de ces pays, il faudrait parler davantage du jeu politique interne que de la volonté des dirigeants.

 

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