English Français Español

Entrevista

La monarchie, moteur de la montée en puissance de la société civile marocaine

Abdelmounaim Dilami

Por Zineb Gaouane, Madeleine Elie

Contenido

Abdelmounaim Dilami

Docteur d’Etat en droit public et en sciences politiques, Abdelmounaïm Dilami est professeur de droit à l’Université Mohammed V de Rabat et également Président directeur général du groupe de presse Eco-Médias, qui édite les quotidiens Assabah et L’Economiste. Il est aussi président de la Fédération marocaine des éditeurs de presse et vice-président de l’Union internationale de la Presse francophone, et enfin observateur international des processus électoraux pour le compte de l’Organisation internationale de la Francophonie.

Q : Quelle est l’influence de la société civile – et en premier lieu de la presse – au Maroc et dans le Maghreb ?

AD : Au Maroc, la notion de société civile prend de l’importance et joue un rôle influent sur la société politique depuis le début des années 1990. Elle est désormais devenue la principale force de changement politique.

Pendant longtemps, le jeu politique n’a laissé place ni à la société civile ni à la notion d’opinion publique. Le débat politique se déroulait seulement au niveau des élites, qu’elles soient dans l’opposition ou au pouvoir.  

Il n’y avait donc pas de place pour une presse indépendante, mais seulement pour une presse d’opinion qui relayait le point de vue de ceux qui menaient le jeu politique, c’est-à-dire la monarchie et les partis.

Il est possible qu’en introduisant la société civile dans le jeu politique, la monarchie ait cherché à briser le carcan d’un dialogue limité à la seule opposition. C’était aussi pour elle le moyen d’engager une réelle démocratisation de l’Etat et de la société marocaine, démocratisation devenue indispensable pour diverses raisons.

Tout d’abord, les choix opérés en faveur du libéralisme économique et du capitalisme ont fait émerger une nouvelle catégorie sociale. En prenant de l’importance économique, la bourgeoisie a réclamé davantage de participation au pouvoir. Comme dans d’autres sociétés, en devenant exigeante, la bourgeoisie provoque une ouverture et une démocratisation dont le reste de la société finit par bénéficier.

Ensuite, au Maroc, la monarchie a toujours veillé à ne pas s’allier de façon durable avec une seule catégorie sociale, et au contraire à varier ses alliances politiques. L’ouverture du dialogue politique à la société civile constituait un moyen de faire émerger d’autres élites et d’autres influences, sources d’un renouvellement des alliances. C’est la raison pour laquelle la monarchie a été aussi active dans le développement de la société civile au Maroc.

Hassan II a d’abord encouragé la création d’associations régionales – des associations culturelles influentes sur la société. Par la suite, le nouveau roi a joué encore davantage la carte des associations et des ONG.

A la différence d’autres systèmes politiques, la monarchie a pour premier souci sa pérennité et non les intérêts de certaines classes sociales. L’alliance avec une classe sociale fonctionne uniquement dans la mesure où elle garantit la pérennité du système monarchique.

Actuellement la monarchie est le moteur de la montée en puissance de la société civile. Un véritable brassage et un renouvellement des élites dirigeantes sont en train de s’opérer. Les possibilités d’alliances s’élargissent. Une presse indépendante de toute alliance politique constitue le moyen privilégié d’encourager ces nouvelles élites sociales et de dialoguer avec elles. La presse indépendante s’est tellement développée au Maroc depuis les années 1990 qu’elle est en passe de remplacer la presse d’opinion (de l’Etat ou de l’opposition).

Q : La situation marocaine est-elle sur ce plan comparable à celle de l’Algérie et de la Tunisie ?

AD : Les schémas sont totalement différents. En Algérie, le système de parti unique ne laisse pas le choix à la catégorie sociale qui a le pouvoir : elle ne peut se permettre de le lâcher sous peine de s’écrouler. C’est l’inverse de la situation de la monarchie marocaine qui joue sur les changements d’alliance avec les catégories sociales.

En Algérie, la catégorie sociale au pouvoir ne le lâchera que sous la force des armes, d’où la guerre civile dont les tensions se prolongent encore aujourd’hui. En Tunisie, la catégorie sociale au pouvoir est différente, mais le processus et le résultat sont identiques.

Q : Et en ce qui concerne la liberté de la presse et de l’expression ?

AD : La situation s’avère aussi complètement différente. Le régime autoritaire tunisien n’autorise aucune liberté de la presse. Celle-ci est totalement aux ordres.

En Algérie, il existe une pluralité, mais pas une indépendance de la presse. Les différents journaux sont alliés aux clans en lutte pour le pouvoir. Dans le contexte politique algérien actuel, il ne peut pas exister de journal indépendant qui ne soit affilié à aucun clan. Ce type de journal serait tout de suite interdit ou mis hors d’état de paraître d’une façon ou d’une autre.

Q : Il n’existe donc pas de coopération entre les organes de presse maghrébins ?

AD : Il n’en existe pas et cela ne présenterait guère d’intérêt dans la mesure où les échanges économiques ne sont pas transmaghrébins. Chaque pays du Maghreb est davantage tourné vers l’Europe que vers les pays voisins.

Ce qui se passe en France et en Espagne a davantage d’impact sur la vie quotidienne des habitants de chaque pays (immigration, circulation de marchandises, etc.) que ce qui se passe chez leurs voisins maghrébins.

Q : Pensez-vous que le Maroc puisse évoluer, au terme du processus de démocratisation, vers une monarchie constitutionnelle de type européen ?

AD : Il est peu probable que d’ici les quarante ou cinquante ans à venir, le Maroc s’oriente vers une monarchie de type espagnol ou britannique.

Sur le plan juridique, le Maroc est une monarchie constitutionnelle, fondée sur un régime parlementaire. L’exécutif est bicéphale, avec un chef de l’Etat et un Premier ministre qui doit disposer d’une majorité au Parlement pour gouverner. Enfin, le gouvernement est responsable devant le Parlement et le roi dispose officiellement de peu de pouvoir.

La pratique est autre. Dans les faits, l’autorité monarchique possède un pouvoir très étendu. Parce qu’elle dispose du choix des alliances, elle ne dépend pas, ou peu, de sa propre majorité. Si celle-ci n’acquiesce pas aux desiderata du monarque, celui-ci peut changer d’alliances et dissoudre l’assemblée. Il convient néanmoins de nuancer cette affirmation. Si un Premier ministre est appuyé par une majorité ferme de l’électorat, prête à le soutenir en cas de dissolution, il peut refuser d’obéir aux demandes royales.

Q : L’instauration de la proportionnelle auxs élections de 2002, en favorisant l’éclatement de la scène politique marocaine, sert-elle la monarchie ?

AD : La monarchie n’est pas à l’origine du choix du scrutin proportionnel. Il s’agit d’une demande de l’opposition (de gauche). L’USFP (Union socialiste des forces populaires) craignait en effet que le scrutin majoritaire bénéficie aux islamistes, alors que le scrutin proportionnel était censé favoriser les partis traditionnels, même s’il conduisait aussi au morcellement.

La monarchie n’était pas très favorable à la proportionnelle qui favorise les forces existantes, dans la mesure où elle oblige à constituer une liste et donc à obtenir des parrainages. La monarchie soutenait plutôt une logique d’appui à l’émergence de nouvelles forces et de nouveaux acteurs afin de limiter l’influence des partis traditionnels.

Q : Que pensez-vous de la transparence des élections, de la représentativité et la légitimité des élus auprès des électeurs ?

AD : Techniquement, les élections se sont déroulées de façon parfaitement correcte. Chaque électeur a été libre du choix de son vote et aucune fraude des résultats n’a été organisée. Les motivations du choix des électeurs constituent un autre problème. Certains électeurs sont si pauvres qu’ils votent surtout pour toucher 200 ou 300 Dhs. Le problème de fond ne se situe pas dans la mécanique électorale, mais dans la pauvreté.

Q : Percevez-vous le PJD islamiste (Parti de la justice et du développement) comme un parti modéré ?

AD : Il n’existe pas d’islamistes modérés. Idéologiquement, ils sont fascistes dans la mesure où ils considèrent qu’ils peuvent décider du mode de vie de chacun. La modération constitue une tactique du PJD, qui procède par étapes. Il montre d’abords patte de velours, puis il cherchera à modifier les législations pour changer les sociétés et imposer à tous un mode de vie déterminé. D’autres partis sont plus violents et plus directs. En réalité, ils sont complémentaires : pendant que l’un fait peur, l’autre montre un visage plus souriant, avec en fait le même objectif.

Q : Comment expliquer leur succès ?

AD : Ce succès est tout relatif. Aujourd’hui il n’existe plus d’idéologie qui fasse rêver, qui réponde au besoin d’absolu ; un rôle longtemps joué par le communisme. L’islamisme – la lecture politique de l’islam – joue ce rôle pour certains. Dans les pays musulmans, c’est une idéologie accessible : tout le monde a entendu parler de l’âge d’or de l’Islam. Tout le monde peut parler facilement de la religion. Il manque surtout une alternative idéologique. Il s’agit moins d’une question politique que culturelle et idéologique.

Q : Est-ce que vous imaginez que le pays puisse un jour être dirigé par un Premier ministre « péjidiste » ?

AD : C’est totalement exclu. La monarchie constitue le système central au Maroc. Elle change ses alliances pour assurer sa pérennité.

Or, les islamistes jouent sur le même créneau de légitimité que la monarchie. Ils la concurrencent sur le terrain de la légitimité religieuse. La monarchie ne peut pas l’accepter. A terme, ce serait mortel pour son régime. La monarchie ne peut pas s’allier aux islamistes. Elle les tolère, car ils constituent une force importante, mais elle cherchera toujours à les contenir.

Q : Les pressions internationales exercées à travers la conditionnalité de l’aide au développement influencent-elles l’évolution politique du Maroc et du Maghreb ?

AD : Ces pressions jouent un rôle, mais il semble plutôt bénéfique. La bonne gouvernance consiste d’abord en une bonne gestion. Indépendamment du schéma politique, il est important de respecter certaines règles de bonne gestion publique.

Aujourd’hui, l’influence des bailleurs de fonds ne constitue plus l’objet de débats – ce qui ne veut pas dire que cette influence n’existe plus. Le réajustement structurel mis en Ĺ“uvre dans les années 1980  a donné des résultats positifs : privatisation, vérité des prix, etc.

Le Maroc s’est aligné sur les schémas de fonctionnement promus par les institutions internationales et a privatisé tout ce qui était privatisable. Désormais la question ne fait plus l’objet de polémique.

Q : Peut-on parler de normes internationales imposées ?

AD : Le Fonds monétaire et la Banque mondiale n’imposent pas les réformes. Elles en font une condition des prêts qu’elles accordent aux Etats qui en font la demande. C’est différent. Lorsqu’une société emprunte à une banque, celle-ci vérifie la capacité de remboursement de la société avant d’accorder le crédit et donne des conseils, voire pose des conditions, si nécessaire. De la même manière, quand on fait appel à leurs fonds, les institutions financières internationales comme le FMI ou la Banque mondiale imposent les réformes qui leur semblent nécessaires.

 

Ver también