ficha de lectura
Les relations ambiguës entre les médias, la société civile et l’Etat au Maghreb
Une fiche de lecture sur les jeux d’alliance et le rôle attendu des médias dans le processus démocratique en Algérie, au Maroc et en Tunisie
Autor : Lisa Garon
Por Egor Gavrilov
Programa Análisis y evaluación de la gobernanza
Cuaderno Regards croisés sur la démocratisation et la gouvernance au Maghreb
Palabras clave : Estado ; Movimiento socialContenido
Cette fiche de lecture a été rédigée à partir de l’ouvrage suivant : “Dangerous Alliances. Civil Society, the Media and Democratic Transition in North Africa”, Lisa Garon, Zed Books, London & New York, 2003.
Dans des sociétés démocratiques, les médias jouent un rôle de médiation dans les débats entre la société civile et l’Etat.
L’objectif de cette fiche est de présenter la complexité des relations entre les médias, la société civile et l’Etat dans trois pays du Maghreb : l’Algérie, le Maroc et la Tunisie.
Nous étudions dans un premier temps, à la lumière des transformations de ces vingt dernières années, comment les Etats ont passé des accords plus ou moins tacites et complexes avec la société civile naissante. Puis nous montrons le rôle clé des médias comme intermédiaire dans cette ébauche de dialogue. Enfin, nous étudions la question spécifique du traitement de l’Islam dans les médias. Cet exemple illustre en effet bien les équilibres complexes des jeux politiques dans les trois pays étudiés.
« Les alliances dangereuses » entre la société civile et l’Etat
Tunisie, le prétexte de la démocratisation
Malgré le caractère autoritaire de son régime, le président Bourguiba a engagé le pays dans la voie de la modernisation économique et sociale. Avant d’être réprimé, un des rares contre-pouvoirs s’est organisé autour de la centrale syndicale UGTT (Union Générale des Travailleurs Tunisiens). .
A l’issue d’une habile manipulation de la société civile naissante, le Ministre du tout-puissant ministère de l’Intérieur, Ben Ali, s’empare du pouvoir en 1987. Il propose aux acteurs de la société civile un Pacte National qui légitime son pouvoir sans lui donner d’obligation en retour. Il s’agit de la première « alliance dangereuse » de la société civile avec le pouvoir. Dans les années qui suivent, Ben Ali renforce son pouvoir personnel et écrase toute velléité de montée en puissance de la société civile, en s’appuyant sur un contrôle policier très serré Il le justifie par la menace de l’islamisme fondamentaliste qui devrait être éliminé du champ politique au nom de la démocratisation. Il crée ainsi une deuxième alliance dangereuse avec une partie de la société civile, notamment les démocrates, contre les forces islamistes. Ainsi, certaines forces de gauche ont-elles justifié l’utilisation de la torture ou de procès montés de toutes pièces contre les leaders de l’Al-Nahdha. Cela a encouragé le recours systématique à l’arbitraire pour consolider le pouvoir et éliminer les leaders indociles.
En Tunisie, la démocratisation comme le développement de la société civile semblent bloqués par un jeu de fausses alliances autoritaires. Ainsi en 1989 l’opposition n’a pas été autorisée à participer aux élections parlementaires. Elle y est autorisée dix ans plus tard, à condition de faire allégeance au pouvoir.
Algérie ; éviter le pire
En Algérie, la période de croissance impétueuse de la société civile a été très courte (de 1987 à 1992). Après les longues années de la soumission coloniale, suivies d’un régime quasi-totalitaire de parti unique, le déverrouillage du système politique par le président Chadli Benjadid plonge l’Algérie dans un chaos difficilement qualifiable de démocratique.
Libérée du contrôle étatique, la société civile algérienne s’organise autour de forces très divergentes.
La première est constituée par le FIS (Front Islamique du Salut) qui met en place des structures de substitution à l’action sociale de l’Etat, notamment pour les services sociaux, quasi-abandonnés par celui-ci. Le programme d’Islam politique du FIS accorde une place importante aux thèses fondamentalistes. Une autre force sociale indépendante – les fermiers – s’organise à l’occasion de la libéralisation de l’agriculture.
Enfin, plusieurs courants se retrouvent autour d’une revendication démocratique. Un front de résistance démocratique contre la montée de l’islamisme se créé ainsi. Il regroupe le Front des Forces Socialistes (FFS), le Parti du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD) et enfin le Front de Libération Nationale (FLN). Les élections de 1991 donnent au FIS la majorité des sièges au Parlement. En réaction, sous prétexte de sauver la République, les militaires prennent le pouvoir par un coup d’Etat. L’annulation des résultats des élections et l’interdiction du FIS sont saluées par tout le camp laïc et démocrate. Une alliance dangereuse se forme alors entre des forces politiques impuissantes et mal ancrées dans la société et la dictature militaire. Le gel de la transition démocratique est le prix payé pour écarter les forces fondamentalistes du champ politique. Du moins c’est ainsi que la nouvelle dictature le légitime.
Maroc, l’alliance tacite
La tradition de relations politiques entre la société civile et la monarchie est assez ancienne au Maroc. Elle s’est formée autour d’une cohabitation forcée entre le roi et le parti nationaliste d’Istiqlal. Les autorités respectent le pluralisme politique. La victoire parlementaire en 1997 de la coalition des forces de l’opposition Koutla a pourtant paradoxalement renforcé le pouvoir du monarque. Les partis d’opposition victorieux ont formé un gouvernement mais ont été contraints d’accepter les règles du jeu proposées par le monarque. La société civile marocaine reste pourtant divisée sur la question de la limitation éventuelle du pouvoir du monarque.
La médiation médiatique
Survivance en Tunisie
En Tunisie, deux obstacles majeurs empêchent le développement de médias indépendants : la législation en vigueur et le manque de ressources financières. Le code de la presse mis en place en 1975 interdit tout financement étranger de la presse ainsi que tout monopole de propriété. Ce code interdit également la publication de toute information susceptible de « troubler l’ordre public » ainsi que les critiques faites aux autorités « même légitimées par des faits réels ».
La presse dépend financièrement de l’Etat dans la mesure où 85 % de la publicité s’avère d’origine publique. Cette « législation favorise la multiplication d’éditions éphémères à faible circulation ». Les quatre journaux nationaux dépendent entièrement de l’Etat, pour la distribution par exemple. La faible qualité de leur contenu ne permet pas d’espérer une augmentation des ventes par abonnement. L’activité des journalistes travaillant sur place pour des médias étrangers est également soumise à un contrôle strict. Tout effort pour rencontrer les figures dissidentes peut ainsi entraîner une expulsion du pays. Dans un tel contexte politique, la presse ne témoigne d’aucune velléité de confrontation avec le pouvoir. On peut presque parler de presse fictive.
Le dialogue corrompu en Algérie
Sous le régime militaire, la presse a subi des pressions comparables à celles de la Tunisie. On observe pourtant une professionnalisation considérable des journalistes depuis les émeutes de 1988. La croissance des ventes de journaux permet aux plus importants d’espérer devenir autonomes sur le plan financier. Les journalistes algériens ont prouvé qu’ils constituent une véritable force de résistance de la liberté d’expression contre les tendances autoritaires du pouvoir. Le nombre de journalistes assassinés par le régime militaire en témoigne. L’absence de multipartisme limite néanmoins la portée politique du combat courageux de la presse en faveur de la démocratisation.
Outre l’intimidation, le pouvoir utilise l’arsenal juridique pour justifier la censure comme une mesure anti-terroriste. La loi de 1990 établit ainsi le monopole étatique de la presse. De plus, l’ANEP (l’Agence Nationale d’Edition et de Publication) contrôle 70 % de la publicité et tout le processus d’impression et de distribution. Ceci témoigne de l’emprise des militaires sur les médias. Ce contrôle de l’information reste cependant relatif, l’Etat ne pouvant empêcher le développement de réseaux internationaux de défense de la liberté d’expression et des droits de l’homme (comme Reporters sans Frontières ou Amnisty International).
Un pluralisme encadré au Maroc
Au Maroc, les médias s’alignent sur les positions des partis politiques auxquels ils sont liés. Les médias « pro–pouvoir » rendent surtout compte de l’action des institutions étatiques, alors que la presse de l’opposition accorde davantage de place aux situations d’urgence et aux atteintes aux droits de l’homme. La presse de l’opposition publie une analyse assez critique des événements internationaux, alors que les médias pro-pouvoir n’offrent qu’une couverture prudente et modeste de l’international. Quel que soit son bord, la presse semble néanmoins disposer d’un faible impact sur l’opinion publique.
« Le péril islamiste » : une étude de cas
Confrontés à la montée en puissance de l’islam politique, les forces au pouvoir dans chacun des trois pays ont choisi des stratégies de réponse différentes. Les presses des trois pays traitent également le sujet de façon particulière.
Tunisie, un discours islamique emprunté
Le pouvoir tunisien tente de présenter à l’international le pays comme une île pacifique et prospère, un lieu idéal et sûr pour le tourisme. La menace d’un islam fondamentaliste venu de l’Algérie voisine, selon le discours officiel, et source d‘activités terroristes, justifie la répression des islamistes, au nom de la sécurité. A l’intérieur du pays, le discours sur la menace de l’islam justifie les mesures contre le mouvement Al-Nahdha et, par extension, les freins au processus de démocratisation.
Le Ministre de la Justice Saddok Chaabane se réfère ainsi aux travaux de sociologues occidentaux qui auraient démontré que l’Islam est par nature violent et fondamentaliste.
Avant la montée en puissance du mouvement Al-Nahdha, la thématique islamiste était quasi-absente du champ médiatique. Depuis, la presse aborde toujours la question en se référant aux expériences algériennes ou marocaines, et non pas en fonction des réalités tunisiennes.
Algérie, le dualisme
En Algérie, la thématique islamique est surreprésentée dans la presse, surtout par rapport aux deux autres pays du Maghreb. Il y est question de la promotion d’un islam « authentique », partie prenante de l’identité nationale. Les autorités nationales y associent presque toujours la notion de droits de l’homme. L’islam est plutôt présenté comme une doctrine civique que comme une religion. Cet islam est complètement dissocié de l’actualité politique. La notion d’islam politique est utilisée lorsqu’il s’agit de dénoncer les agissements terroristes du FIS.
Maroc, un Islam officialisé
Au Maroc, le roi est à la fois le chef politique et le Commandant des croyants. Aussi l’islam possède-t-il une forte connotation nationaliste dans la presse marocaine. L’islam est d’ailleurs institutionnalisé dans la Constitution marocaine qui interdit de le critiquer. Comme en Algérie, les valeurs de l’islam se réfèrent à une visée identitaire, pour se défendre contre « l’impérialisme américain » ou contre « le colonialisme français ». Les médias cherchent aussi à « calmer le jeu » sur la question de l’islam et à éviter la violence et les dérives.
Conclusion
L’ouvrage de Lise Garon se centre principalement sur les « alliances dangereuses » passées entre le pouvoir et la société civile des trois pays du Maghreb. Cette analyse débouche sur une réflexion sur les alternatives possibles aux régimes contemporains. Selon l’auteure, les forces de la société civile doivent dans l’avenir dénoncer ces alliances qui les confinent à une position d’obéissance et entrer en débat et en confrontation avec les pouvoirs en place. La presse doit pouvoir jouer un véritable rôle de médiateur indépendant entre le pouvoir et la société civile – ce qui implique une distance et une autonomie entre eux. C’est indispensable à la dynamique de la démocratisation et c’est aussi une question de crédibilité et de légitimité dans le débat politique de ce nouvel acteur que sont les organisations de la société civile.
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