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L’islamisme et les clivages sociaux au Maghreb : quels enjeux pour la démocratie ?

Une fiche de lecture de : « Maghreb – la démocratie impossible ? » de Pierre Vermeren 

Autor : Pierre Vermeren

Por Stefanie Widmer

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Pierre Vermeren

Né en 1966 à Verdun, normalien et agrégé d’histoire, Pierre Vermeren a enseigné pendant six ans au Lycée Descartes de Rabat (Maroc). Sa thèse sur la formation des élites maghrébines a été distinguée par le prix « Le Monde » de la recherche universitaire 2001. Il a également vécu en Égypte et en Tunisie. Ses recherches portent sur le Maghreb contemporain. Pierre Vermeren est chercheur associé au Centre d’étude d’Afrique noire (CEAN) à l’Institut d’études politiques de Bordeaux.

Maghreb – la démocratie impossible, Librairie Arthème, Fayard, 2004

La situation socio-économique des pays du Maghreb au début du XX è siècle

Les mécanismes de sous-développement se mettent en place en Afrique du Nord à partir des années 1930. Ils prennent une dimension dramatique avec l’expansion démographique amorcée en 1945. La qualité de vie s’améliore pourtant dans les années soixante, au rythme de la croissance économique. Une dizaine d’années plus tard, on observe un boom sur les matières premières. Les investissements sociaux demeurent néanmoins insuffisants tandis que de somptueuses dépenses sont effectuées dans le domaine militaire. La situation s’aggrave lorsque les cours des matières premières se renversent et que les taux d’intérêt subissent une hausse mondiale. Le Maghreb se trouve alors confronté à une crise économique structurelle pendant deux décennies. L’appauvrissement s’aggrave, notamment pour la classe moyenne des fonctionnaires, au poids renforcé depuis les indépendances. Cette crise économique discrédite la modernité et son cortège de concepts et de valeurs aux yeux de millions de Maghrébins. En une génération (1975-95), le climat de relatif libéralisme et de transformation sociale se trouve compromis.

Néanmoins, les classes aisées continuent à accéder à la société de consommation de type occidental. Ces classes privilégiées diffèrent selon les pays : officiers et importateurs en Algérie ; hauts fonctionnaires du parti-État et industriels proches du pouvoir en Tunisie ; officiers supérieurs, banquiers, industriels et médecins libéraux au Maroc. Ce dualisme se reproduit dans le système scolaire. Le secteur public arabisé, doté de faibles moyens et peu qualifiant côtoie ainsi un secteur de formation d’élites francophones (ou anglophones) mieux doté à tous égards.

L’islam au sein de la scène politique

La crise économique contribue à mettre en place une contre-réforme. La tradition culturelle identitaire revient sur le devant de la scène en réaction à des évolutions perçues parfois comme trop rapides et à la peur de l’inconnu. Les leaders islamistes s’en font les chantres. La classe moyenne éduquée, frappée par la paupérisation des années 1980, s’avère particulièrement sensible à ce mouvement, comme les milliers d’étudiants diplômés sans emploi qui constituent une intelligentsia de « second rang » puisqu’elle n’a pas accès aux fonctions du pouvoir.

Les islamistes apparaissent pour la première fois comme une force organisée en 1984, lors de l’enterrement du cheikh Soltani à Kouba. En 1990, 100 000 islamistes du Front islamique du salut (FIS) manifestent à Alger et réclament l’abandon du bilinguisme et l’application de la charia.

Dans un premier temps, l’islamisme maghrébin mobilise des minorités activistes et des groupements étudiants prêts à s’opposer aux marxistes, sans stratégie politique particulière. Mais les bouleversements du monde arabe donnent une plus grande ampleur à ce mouvement, qu’il s’agisse des deux guerres du Golfe, de l’embargo contre l’Irak ou des Intifadas en Palestine. L’islamisme devient alors un frein très important aux différentes transitions démocratiques au Maghreb.

La jeunesse se montre particulièrement sensible aux discours des islamistes. Il existe en effet une rupture par rapport aux générations antérieures. Les jeunes ont perdu la mémoire nationaliste et celle des luttes politiques de leurs pères. S’y ajoute la frustration d’un accès impossible au monde « moderne ». Une grande partie de la société possède une télévision, souvent équipée d’une antenne parabolique permettant de se connecter aux images venues de l’extérieur. Cet univers imaginaire a un effet déstabilisant sur les jeunes Maghrébins, car, pour l’essentiel, cet « autre » monde ne leur est pas accessible et devient une source de frustration.

L’évolution des mouvements islamistes

La Tunisie

En Tunisie, l’islamisme se développe à partir des années soixante-dix. Le Mouvement de la Tendance Islamique (MTI) qui naît alors se transforme dès 1988 en un mouvement politique de la « Renaissance », En-Nahda – un parti politique centré sur l’action politique légale non violente. Pourtant, à l’approche des élections législatives, le gouvernement refuse de légaliser ce parti. En 1989, Ben Ali, candidat unique, est élu à la présidence du pays. Il considère que l’extension de l’islamisme a pour origine le déficit de développement du pays : favoriser la croissance devrait donc suffire à enrayer le mouvement.

L’exclusion des débats politiques de la mouvance d’En-Nahda, seule organisation de masse du pays en dehors du RCD (Rassemblement Constitutionnel Démocratique), alimente les frustrations et les déceptions pendant les années 1990. Un complot visant à assassiner le président échoue. En représailles, des milliers d’islamistes sont arrêtés en 1991 et 1992. Le régime s’en prend même à l’opposition démocratique et laïque de gauche. Les intellectuels tunisiens sont choqués par la brutalité de cette vaste répression. La ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) s’empare de la question et tente de l’internationaliser : elle est dissoute en 1992. Ben Ali est réélu en 1994, puis en 1999 avec presque 100% des voix. Toute forme d’opposition continue à être systématiquement réprimée. La grève de la faim engagée par le journaliste Taoufik Ben Brik en 2000 médiatise en Europe la violence de la répression et la permanence de la résistance, ce qui met le régime en difficulté. Cependant, deux évènements imprévus aident le régime à sortir de la crise : l’attentat contre la synagogue de Djerba en avril 2001, puis ceux de septembre 2001. Ben Ali apparaît tout à coup comme l’homme de la situation grâce à son « expérience » en matière de répression de l’islamisme. Son mandat est renouvelé en 2004, ce qui détruit toute ambition de liberté.

L’Algérie

En Algérie, la réforme de la constitution (1988), l’instauration du pluralisme (1989), puis la naissance d’une presse plurielle (1990) créent en quelques mois des conditions politiques radicalement nouvelles. Les mêmes années voient la naissance du FIS. Le travail caritatif et d’éducation populaire réalisé par les islamistes à partir de 1975 est payant. Le FIS remporte les élections municipales de 1990 à la majorité absolue, provoquant la consternation du camp de l’ancien FLN et du Haut Comité d’État (HCE). En réaction, aux élections de 1992, le HCE interrompt le processus électoral. Avec plus de 40% des suffrages exprimés, le FIS est en effet sur le point d’obtenir la majorité parlementaire. Commence alors une guerre civile qui fait plus de 100 000 morts. Quelques années plus tard, en 2000, l’Armée islamique du Salut (AIS), bras armé de FIS, s’auto dissout. Les élections de 2002 et 2003 marquent le retour du FLN.

Il est trop tôt pour parler de démocratie en Algérie. Néanmoins, le pays est plutôt stable. En 2002, le gouvernement annonce que l’armée ne jouera pas de rôle dans la future élection présidentielle, et ne s’opposera pas à la victoire d’un candidat islamiste si celui-ci s’engage à respecter la Constitution.

Le Maroc

Au Maroc, le roi-sultan détient le monopole du pouvoir religieux, en vertu duquel il a longtemps dénié toute représentation aux islamistes. Or, la manifestation de Rabat en 1991 contre la guerre du Golfe montre la puissance de l’islamisme dans le pays. En 2002, le seul parti islamique officiel du Maroc, le Parti de la justice et du développement (PJD), obtient la troisième place au Parlement à l’issue des élections législatives, devenant ainsi la première force d’opposition parlementaire marocaine.

En 2003, de jeunes kamikazes organisent, au nom de l’association islamiste clandestine Al Adl Wal Ishane, des attentats à Casablanca contre divers objectifs symboliques, notamment juifs et espagnols. Des mesures contre le terrorisme sont tout de suite adoptées. Dès que l’ordre public est troublé, la police et l’État se montrent à nouveau très forts.

L’avenir de l’islamisme

La tension qui traverse les sociétés maghrébines depuis les années quatre-vingt peut être analysée comme une confrontation entre la modernité et le fondamentalisme. Environ 40 % des électeurs sont favorables aux islamistes. Pour que le Maghreb se bâtisse un avenir pacifique et stable, les responsables devraient réfléchir à deux types de scénarios

Tout d’abord, il est nécessaire de (ré-) intégrer les islamistes dans le jeu politique. Les partis islamistes pourraient acquérir suffisamment de poids, sans se laisser déborder par les ultras, pour devenir un véritable acteur politique. Les leaders islamistes « modérés » pourraient obtenir et consolider une certaine crédibilité, ce qui implique qu’ils adaptent leur programme aux exigences d’une politique légale tout en conservant l’essentiel de leurs idées.

Ce jeu implique en retour une position sincère des pouvoirs en place. Malheureusement, la tentation totalitaire est toujours présente (et pas seulement chez les islamistes). La reconnaissance et l’acceptation mutuelle des acteurs différents ne sont toujours pas garanties. Les pouvoirs qui se situent encore au-dessus des différents partis gagneraient à laisser s’exprimer librement d’autres forces politiques, car la confrontation démocratique suppose la présence d’un opposant. En outre, un renforcement d’une force politique spécifique comme les islamistes susciterait quasi automatiquement des opposants, ne serait ce qu’à cause des contraintes de l’ouverture économique (via les partenaires occidentaux).

On ne peut pas court-circuiter les sociétés du Maghreb, qui demeurent des acteurs incontournables. Or, « le décalage reste très important entre la mouvance francophone la plus occidentalisée et le centre de l’islam conservateur. Mais une chose est certaine : c’est que le Maghreb de demain doit prendre en compte les deux, ses élites et sa société, parce que s’il perdait encore une fois ses franges les plus dynamiques et les plus ouvertes, cela serait, dans le contexte d’une mondialisation accélérée, une régression dont il ne pourrait se remettre avant longtemps ».

Les pays du Maghreb sont traversés par plusieurs antagonismes politiques, culturels et sociaux, qui compliquent le processus démocratique et la stabilisation de la région. Les tensions ne s’expriment pas seulement au niveau politique, entre les régimes autoritaires et les partis oppressés et non représentés, mais aussi dans le fort clivage entre la classe moyenne et une élite tournée vers l’Occident. Ces clivages témoignent d’une forte tension entre la modernité et la tradition.

L’auteur

Né en 1966 à Verdun, normalien et agrégé d’histoire, Pierre Vermeren a enseigné pendant six ans au Lycée Descartes de Rabat (Maroc). Sa thèse sur la formation des élites maghrébines a été distinguée par le prix « Le Monde » de la recherche universitaire 2001. Il a également vécu en Égypte et en Tunisie. Ses recherches portent sur le Maghreb contemporain. Pierre Vermeren est chercheur associé au Centre d’étude d’Afrique noire (CEAN) à l’Institut d’études politiques de Bordeaux.

Maghreb – la démocratie impossible

Pierre Vermeren

Librairie Arthème, Fayard, 2004

 

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