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L’enjeu et la pratique du partenariat

Résumé et extraits du livre « La Démocratie en miettes » (2003)

By Pierre Calame

Le dialogue entre les différents acteurs d’une société est une condition essentielle de la gouvernance. Pierre Calame place en effet la relation et l’échange au centre de l’action publique et collective. Il évoque les modalités selon lesquelles devrait s’engager un véritable partenariat entre acteurs et invite vivement les pouvoirs publics à entrer en « intelligibilité, dialogue et projet ».

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La relation entre acteurs joue pour la gouvernance un rôle pivot, comparable à celui de la relation entre niveaux de gouvernance. On amoindrirait la réflexion sur les relations entre acteurs et sur le partenariat en les réduisant, comme je le vois faire trop souvent, à l’idée de «démocratie participative» ou de «participation des habitants». Cette manière de rétrécir le champ de vision et de vouloir mettre du vin nouveau dans de vieilles outres conduit à ne modifier qu’à la marge les mécanismes mêmes de la démocratie représentative pour, l’instant d’après, poser la question de la légitimité du monde associatif ou déplorer l’absence d’écho rencontré par les pou­voirs publics quand ils veulent «associer les habitants» à leurs projets. (…) Pourquoi un partenariat entre les pouvoirs publics et les autres acteurs de la société, que chacun appelle de ses vœux, est-il souvent si difficile? Il se heurte à deux types d’obstacles les uns théoriques et les autres pratiques. (…)

Le préalable au partenariat: l’institution des acteurs

L’idée même de partenariat (renvoi au lexique) évoque celle d’une société ins­tituée, avec des acteurs sociaux organisés et incarnant de façon naturelle les différentes forces et les divers intérêts de la société. C’est loin d’être le cas. Pour que le partenariat ait un sens, il faut qu’il ait par lui-même une valeur instituante; le fait pour un groupe social d’être reconnu par les autres et d’être invité à élaborer un projet commun est un puissant encouragement à ce qu’il s’institue.

Un préalable pour cela est la construction de la scène de débat public. Si cette scène existe, souvent de longue date, à l’échelle nationale et locale, il n’en va pas de même à l’échelle supranationale et, a fortiori, mondiale. (…)Je pense que le partenariat passe par la délégation à des acteurs associatifs de la responsabilité de créer la scène de débat public mondial devenue un préalable à tout le reste. Ce serait en soi une riche expérience. Il suffirait pour cela de définir de manière rigoureuse un cahier des charges que ces acteurs privés auraient la responsabilité de mettre en œuvre. (…)

Un autre préalable à l’instauration de véritables relations partenariales concerne la construction de la parole de chaque acteur. Tous les acteurs n’ont pas la même possibilité concrète de s’instituer et de construire une parole légitime. Je pense en particulier aux groupes sociaux les plus pauvres. De ce point de vue, le discours classique sur la société civile mon­diale ne manque pas d’hypocrisie. La participation aux gran­des conférences internationales organisées par l’ONU ou même à des forums citoyens comme le forum social mondial est tout bêtement déterminée par la capacité financière des personnes ou des organisations à financer des voyages. Concrè­tement, dans ces enceintes, ce n’est pas «le peuple» qui parle mais les organisations qui ont les moyens d’acquérir l’infor­mation, de l’échanger avec d’autres puis de participer effecti­vement à ce type de débat. Acheter un billet d’avion ne suffit pas pour prendre une part active si on n’a pas eu les moyens auparavant de se mettre en réseau pour élaborer des posi­tions ou, ne serait-ce que cela, avoir accès aux documents préparatoires préalables. (…)Il ne suffit pas de demander à un habi­tant isolé ou à un jeune ou à une femme (puisque bien sou­vent les femmes sont minoritaires dans ce genre de concertation, faute de pouvoir dégager du temps le soir pour y participer) ce «qu’en pensent les habitants», ce «qu’en pen­sent les jeunes», ce «qu’en pensent les femmes»! Un groupe social ne peut sérieusement participer à la scène publique qu’en ayant ses propres espaces d’élaboration de la parole. (…)Qu’il s’agisse des organisations paysannes ou des organi­sations d’habitants des quartiers populaires des villes, nous avons pu vérifier combien la construction progressive de réseaux internationaux de dialogue et d’échange, avec ce que cela implique de connaissance mutuelle, de confiance, de partage des diagnostics, de points de vue et de propositions élaborées en commun était un moyen décisif, en fait un préa­lable, pour construire un véritable partenariat avec les autres acteurs. Très vite, des groupes sociaux réduits jusque-là à des actions de résistance et de protestation se révèlent capables de construire un niveau d’expertise collective et de maîtrise de la complexité équivalent voire supérieur à ceux des experts et des institutions publiques, s’ils ont la possibilité de construire de tels réseaux internationaux. C’est ce à quoi correspond le concept anglo-saxon d’empowerment.

Une autre condition du partenariat est la reconnaissance des compétences de l’autre. On se souvient du premier prin­cipe de la déclaration de Caracas: «connaître et reconnaître les dynamismes issus des habitants». J’ajouterai maintenant ici: connaître et reconnaître les compétences dont sont porteurs les habitants. (…) Construction et reconnaissance de la compétence, mise en réseau sont donc des éléments décisifs du partenariat. Il reste que le pouvoir ne va pas sans la responsabilité. L’enjeu du par­tenariat est en dernier ressort d’élaborer une co-construction du bien public à partir d’acteurs également responsables. Il ne s’agit pas seulement d’armer les différents acteurs pour mettre en scène le choc des intérêts dans une logique d’affron­tement. Pour parler le langage de l’entreprise, le partenariat se situe dans le champ du conflit coopératif. L’élaboration d’un projet commun n’implique pas la négation du conflit, ni de la contradiction, ni même dans certains cas de l’affron­tement. Elle implique cependant chez chaque acteur une conscience de ses propres responsabilités. On retrouve ainsi la question centrale du contrat social. Participer à la construc­tion du bien collectif et au pouvoir suppose partout et toujours de prendre le beau risque de la responsabilité partagée, quitte à être considéré par certains de ses amis comme des traîtres. Michel Rocard, ancien Premier ministre de la France, le rap­pelait avec éclat lors de la cérémonie d’ouverture de l’Assem­blée mondiale des citoyens: «le choix de la paix est toujours plus difficile que le choix de la guerre». Or le partenariat est évidemment du côté du premier.

L’entrée des pouvoirs publics en partenariat:

On parle souvent, du moins dans le monde administratif français, de diagnostic partagé. Telle est bien en effet la ques­tion même si la réalité des pratiques s’éloigne souvent du discours. «L’entrée en intelligibilité» suppose que chaque administration vienne apporter ses informations et sa com­préhension des problèmes en acceptant que l’apport des autres administrations et des acteurs non publics vienne enri­chir, voire complètement transformer, son point de vue. Cet effort d’intelligibilité suppose notamment, ce qui n’est pas le plus facile, de faire voler en éclat les catégories mentales et administratives utilisées par les pouvoirs publics pour clas­ser et répertorier la société. Or ces catégories, celles des «ayants droit» par exemple pour tout ce qui concerne les prestations sociales, sont la véritable matière première opé­rationnelle de l’action publique. Les mettre en cause, ne serait ce qu’à l’étape de ce fameux «diagnostic partagé», est donc toujours vécu comme un péril. Dès le stade de l’entrée en intelligibilité, l’administration doit donc accepter de se mettre ainsi en danger.

Deuxième étape, l’entrée en dialogue. Les pouvoirs publics doivent être à la fois capables d’entrer en dialogue avec les autres et garants d’un dialogue authentique et équitable entre les autres acteurs. En entrant en dialogue avec les autres, l’ad­ministration prend un second risque, auquel elle n’est guère accoutumée, celui de descendre de son piédestal. Dialoguer, ce n’est pas renoncer à sa responsabilité et à son pouvoir – d’une manière générale, le partenariat n’exonère aucun acteur de sa propre responsabilité – mais c’est accepter le détour par l’écoute de l’autre et la reconnaissance de différences irré­ductibles. L’écoute véritable produit à cet égard de véritables chocs. (…)Ce ne sont jamais des institutions en tant que telles qui dialoguent, sinon il s’agirait d’un pur jeu de rôle, mais des individus de chair et de sang qui acceptent de se parler, mélangeant ainsi de façon indissoluble ce qui est dit au nom de l’institution et ce qui est dit à partir de convictions personnelles. Quel ébranlement des dogmes! L’institution publique n’est plus réduite à un édifice anonyme. Elle est faite explicitement de personnes, chacune porteuse de son expérience, de ses points de vue et de ses passions. C’est la réalité quotidienne de tout fonctionnement administratif et chacun le sait bien mais fait semblant de l’ignorer au nom des principes. L’entrée en dialogue oblige à dire que: «le roi est nu» et à en tirer les conséquences.

L’entrée en projet, enfin, est le troisième volet du parte­nariat. L’administration française, avec sa forte tradition de service public et le respect dont elle jouit a su au fil des temps être porteuse de chantiers et même de grands projets conduits sur le long terme. Elle a eu beaucoup plus de mal à entrer dans un projet collectif avec le reste de la société. Elle est à l’aise pour établir des plans, moins pour construire des projets collectifs. La tradition réglementaire et celle du financement public ne préparent guère à définir des stratégies coopérati­ves associant de multiples formes d’action. L’entrée en projet, avec la dimension temporelle essentielle qu’elle comporte, suppose un changement de regard sur la gouvernance: l’accent est mis sur les processus d’élaboration des solutions possibles plutôt sur le moment de la décision. Nous reviendrons plus longuement sur cette évolution dans le dernier chapitre.

Le partenariat, avec ce qu’il implique d’interactions entre les acteurs et d’inventions de réponses spécifiques, serait-il déci­dément l’ennemi de la règle? Bien au contraire. La Charte afri­caine du partenariat, élaborée en 1999 à Windoeck par des habitants de toute l’Afrique, est on ne peut plus explicite sur ce point: pas de partenariat sans l’énoncé de règles du jeu claires dans les relations entre les acteurs. La différence majeure avec les formes classiques de gouvernance tient à ce que ces règles, même si elles s’inspirent de modèles connus par ailleurs, doi­vent être élaborées localement. Analysant dans la première par­tie du livre le mouvement de désinstitutionnalisation et la revendication d’un pluralisme juridique, nous avons souligné l’importance de la production des règles dans l’établissement d’une société. Les règles de partenariat en sont le meilleur exemple. On pourrait même dire que l’inauguration d’un par­tenariat reproduit à petite échelle les trois composantes de la gouvernance: l’identification des objectifs partagés en consti­tue le fondement; l’énoncé du socle éthique commun et des règles du jeu des relations entre les acteurs institue la commu­nauté des partenaires; des dispositifs concrets sont adoptés pour élaborer le projet commun puis pour le mettre en œuvre.

 

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