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Le déphasage de la gouvernance actuelle

Résumé et extraits du livre « La Démocratie en miettes » (2003)

By Pierre Calame

Les modèles classiques de la démocratie et de l’action publique ne correspondent plus aux besoins de l’époque. De plus, les systèmes de régulation n’ont pu s’adapter à l’évolution très rapide des sociétés. A partir d’exemples tirés de son expérience française et européenne, Pierre Calame analyse ici la profonde crise de la démocratie et le déphasage de la gouvernance actuelle. Ce diagnostic est-il ou non pertinent dans le contexte latino-américain ?

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Dans un contexte de mondialisation, de croissance des interdépendances où la démocratie et la scène politique continuent à s’organiser presque exclusivement à l’échelle nationale, la crise de la démocratie est profonde au moment même où, idéologiquement, celle-ci est devenue la référence universelle obligée (…) Je voudrais à cet égard hasarder une remarque de bon sens. On dit que les Français ne s’inté­ressent pas à la politique parce qu’elle ne concerne pas réel­lement leurs problèmes quotidiens. Mais si les grandes questions d’avenir n’intéressent pas le peuple, alors la démo­cratie est tout simplement morte! Que chacun soit fatigué d’entendre des responsables politiques expliquer que ce qui va bien est redevable de leur action et que ce qui va mal vient de la mondialisation, qui s’en étonnerait?

Avec la construction européenne, la plupart des anciens attributs de la souveraineté nationale, à commencer par la monnaie ou la gestion de l’économie nationale, ont disparu. Même la politique étrangère ou la défense relèvent mainte­nant de processus collectifs plus que de l’action séparée de chaque pays. Dans ces conditions, le fonctionnement de l’ac­tion publique, j’entends ici ses mécanismes détaillés et non les grands principes que l’on appelle à la rescousse, devrait être l’objet central du politique. Or, les discours successifs sur la réforme de l’État, en France par exemple, sont tou­jours à la fois velléitaires et superficiels. Nos responsables politiques regardent l’État d’en haut et n’ont pas véritable­ment goût à mettre les mains dans le cambouis. Ils savent qu’une transformation profonde de l’action publique, avec ce que cela implique d’évolution des concepts, des cultures, des institutions et des rapports aux autres acteurs est une aventure de longue haleine incompatible avec la durée de leur mandat. Si une telle réforme est souvent plus avancée au plan local, c’est certes en raison de la plus grande facilité à adopter une approche intégrée des problèmes à cette échelle mais c’est aussi parce que dans la tradition française la prime aux sortants assure souvent aux élus locaux une permanence dans leur poste que ne connaissent pas les responsables poli­tiques nationaux. Pour gérer à l’échelle nationale, sur la longue durée nécessaire, une réforme en profondeur de l’État, il faudrait construire un consensus entre les partis politiques et cela vient heurter l’idée que la scène démocratique est nécessairement l’affrontement de visions contradictoires sur les mêmes sujets.

Pour réhabiliter la scène politique, il faut commencer par affirmer que le politique, c’est la construction de la commu­nauté et donc, par essence, la recherche des convergences. On connaît bien le paradoxe selon lequel plus les program­mes sont proches et plus chacun essaie de faire valoir ses dif­férences. Les écuries politiques peuvent bien construire leur fonds de commerce et leur raison d’être sur les différences, ils ne parviennent plus à convaincre la société qu’ils sont là dans leur véritable rôle. Résultat, cette insistance sur les diver­gences a interdit d’analyser en profondeur la réalité complexe qui est celle de l’État, analyse qui aurait certainement révélé d’autres clivages que le schéma classique gauche/droite. Or, cette réflexion approfondie est indispensable puisqu’une authentique réforme de l’action publique et de la gouvernance suppose la longue durée, donc l’émergence d’une vision forte et partagée (…)

Le monde politique sera en crise tant qu’il n’arrivera pas à reformuler des perspectives claires de gouvernance du local au mondial. Pour cela il lui faudra remettre en cause des principes qu’il a longtemps tenus pour des évidences. Je cite­rai simplement ici trois d’entre eux sur lesquels je reviendrai plus longuement: «le moment de la décision est le moment clé de l’activité politique»; «le partage strict des compétences entre les différents niveaux de gouvernance est la condition nécessaire et suffisante pour que les électeurs puissent sanc­tionner les responsables élus par leur vote»; «les politiques sectorielles sont les seules politiques concrètes.»

En définissant de façon aussi limitée l’acte politique, on entretient la confusion entre la légalité des règles et des moda­lités de désignation des gouvernants et leur légitimité. Ce n’est pas parce qu’une règle a été votée qu’elle est nécessaire­ment ressentie comme légitime par la population. Ce n’est pas parce que quelqu’un a été élu qu’il se comporte vérita­blement en porte-parole de la diversité des intérêts de la population.

Cette manière de ramener les questions de légitimité et de pertinence de l’action publique à des questions de légalité et d’élection a également congelé le débat européen et le débat mondial. Les seuls intérêts qu’il est légitime de faire se confron­ter entre eux semblent être des «intérêts nationaux» au seul motif que la scène politique est encore organisée à l’échelle nationale. En réalité, ces «intérêts nationaux» masquent souvent l’essentiel (…) Tant que la scène politique est principalement nationale, la construction de débats sur d’autres bases que sur celles des instances élues permettra seule de redonner une vitalité à la démocratie.

Le changement d’échelle des problèmes et l’émergence d’une société planétaire va aussi modifier, plus profondément encore, la nature même de la démocratie. Patrick Viveret, dans son livre Démocratie, passions et frontières 8 a bien mon­tré comment la constitution d’un espace mondial a modifié radicalement la conception de la démocratie. La nouvelle frontière étant planétaire, il est impossible de construire, comme par le passé, la communauté face aux barbares exté­rieurs. La frontière passe en nous-mêmes. Les sociétés humai­nes ne sont pas mues que par les intérêts, elles le sont aussi et plus encore par les désirs et les passions. Les démocraties ne peuvent plus exorciser les maux qui les frappent en les imputant à des adversaires extérieurs. Elles doivent accepter le mal qui est au cœur d’elles-mêmes et le traiter en prenant en compte la complexité de la nature humaine.

 

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