Análisis
La redevabilité du pouvoir vue par un chef traditionnel
Intervention de Mahmoud Karamogo Bamba sous forme d’une interview par Richard TOE
Programa Legitimidad y arraigo del poder
Cuaderno Entre tradition et modernité, quelle gouvernance pour l’Afrique?
Palabras clave : Cultura tradicional ; Principio de rendición de cuentas África ; MalíLors de cette interview, un chef traditionnel démontre toute l’importance de l’information et celle de rendre des comptes: la redevabilité comme règle d’or depuis des siècles n’est plus respectée. Il révèle son inquiétude face à la tentative d’imitation de l’occident, et souligne la nécessite de responsabiliser les populations.
Cette contribution s’inscrit dans le cadre du colloque organisé par l’IRG et L’ARGA en janvier 2007 à Bamako (Mali). Elle s’inscrit plus particulièrement dans la session de débat sur la « REDEVABILITÉ DU POUVOIR ».
Contenido
Remarque préliminaire des éditeurs : la charte de Kouroukanfouga sur laquelle s’ouvre cette interview, est celle qui a réuni, en 1235 sous Soundiata Keita, le premier empereur du Mali, tous les chefs de provinces de l’empire du Mali pour convenir des règles de gestion de leurs territoires, et dont il a été fait mention en introduction. L’attention des participants au colloque avait été particulièrement attirée sur cette charte lors de la visite de terrain du premier jour du colloque, sur les lieux mêmes où, au sud de Bamako, elle avait été proclamée près de huit siècles auparavant.
Richard Toé : Maître, que dit la tradition, la charte de Kouroukanfouga sur la redevabilité des dirigeants, ce que nous appelons en bambara Kunnayali, wala Komaségi ?
Maître Bamba : Dans la tradition en général et au Mandé en particulier, rendre compte est une obligation ; c’est le fondement de la confiance et l’assurance du fonctionnement « démocratique » des institutions traditionnelles. Le point d’honneur du chef, l’élu à la tête du pays, est de rendre compte à son peuple ; et le peuple aussi lui rend compte. L’un des principes lié à l’exercice de la responsabilité, du pouvoir et de toute mission confiée est la redevabilité. Le chef est redevable au peuple tout comme le peuple l’est au chef. L’article 129 de la charte du Mandén portant le Mandén kolagnonkorognonya (la gouvernance du Mandén fondé sur la « concertation ») montre l’importance de ce principe : Kolagnokorognoya est un concept qui fait obligation de faire connaître, de rendre compte des actes que l’on pose en matière de gouvernance de la cité, et du pays à niveau utile. (Charte du Mandén selon Soulemana Kanté version écrite en N’ko). 34
La soudaineté du coup d’État du 18 novembre 1968 (renversement du premier Président du Mali, Modibo Keita) a surpris beaucoup de Maliens. Les militaires devraient rendre compte à la population mais cela n’a pas été fait ; en retour, cette population pense que les militaires n’ont pas de considération pour elle, alors que rien ne vaut un homme bien informé. Tout homme a une somme de connaissances qu’il ne faudrait pas négliger. On évite les comptes rendus parce qu’on sait ce qu’on sait le mal qu’on a commis.
De nos jours, en Afrique, les nominations ne se font pas dans les règles parce que les chefs ne sont pas « blancs » (pas clair). Ils nomment toujours des gens qui peuvent les couvrir ; alors qu’en principe, c’est lui qui doit donner le bon exemple en faisant le bilan de sa mission en termes de « prévus », de « réalisés » et de « non réalisés ». Ce qui permettrait aux nouveaux « élus » de savoir par où commencer et au peuple de comparer les deux mandats à la fin de l’exercice du second.
Au Mandé, la succession au trône était héréditaire tout comme chez les Mossi (cas du Naaba) tous les princes avaient accès au pouvoir (Kéita, Konaté, Ouédraogo, Sylla, Cissé etc.) : mais c’était par droit d’aînesse. Par conséquent, tous les garçons étaient éduqués en ce sens dès leur tendre enfance à l’âge adulte (le comportement moral, l’intégrité, le courage entre autres étaient mis à l’épreuve) ; ils étaient considérés comme fin prêts pour exercer le pouvoir dès qu’ils remplissaient ces conditions. À la mort de son père, Soundiata Keïta a été recommandé par les devins pour occuper le trône à la place de Dankarantouma, son grand frère. Mais les anciens ont rejeté cette possibilité parce qu’ils ne pourraient pas rendre compte d’une telle entorse au droit d’aînesse. Ils sont redevables au peuple et ne sauront quelle explication donner pour cette entorse. (Le fils de Sogolon Koné, Soundiata était paralysé des deux jambes. Par la suite, l’histoire a donné raison aux devins : le grand frère a été chassé du pouvoir par l’empereur du Sosso Soumaoro Kanté qui s’est réfugié du côté de la forêt à Kissidougou (Guinée Conakry).
Si le chef ou le responsable sait qu’il doit rendre compte, il va bien travailler et il se ravisera toujours en cas de mauvaise tentation. Il se préparera toujours à ça. S’il n’y a pas de compte rendu, ça veut dire que le principe du « Gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple » est faux.
Depuis Modibo Keita jusqu’à maintenant il n’y a jamais eu de compte rendu dans ce pays. L’absence de compte rendu veut dire qu’on craint les explications. C’est le cas d’un responsable qui a détourné 100 000 francs sous le règne de Modibo ; il s’est suicidé parce qu’il savait qu’on allait lui demander des comptes. Le compte rendu est obligatoire mais personne n’en veut ici chez nous aujourd’hui. On parle de démocratie mais en réalité elle n’existe pas. Ce qui existe, c’est la démocratie importée d’ailleurs. La démocratie malienne n’existe plus. Cette démocratie n’est pas celle de l’égalité entre hommes et femmes. Nous ne devons pas être des suivistes. Ce qui ne peut pas marcher chez nous, qu’on le dise et qu’on sache que c’est nous-mêmes qui sommes responsables de notre gestion, de notre destin. Sous prétexte de cultiver leur liberté, les jeunes sont laissés à eux-mêmes, il n’y a plus de limites, or « ta liberté s’arrête toujours là où commence celle des autres ». Le résultat est là aujourd’hui. Nos valeurs culturelles sont bafouées, par exemple, on ne parle plus de la virginité des jeunes filles jusqu’au mariage. Les MST et le Sida font des ravages dans nos villes et villages. Le pays perd ainsi sa dignité. Et tout ceci est l’oeuvre de nos « intellectuels » (ceux qui sont allés à l’école française principalement) qui aident au sabotage de nos coutumes et moeurs.
Richard Toé : Maître, parle-nous de la dignité du pays.
Maître Bamba : C’est vraiment difficile vous savez, « le poisson pourrit toujours par la tête » : si les responsables ne sont pas bons, plus rien ne pourrait l’être. Je ne sais pas comment on appelle ça en français mais c’est comme si tu disais à un Peulh de libérer tout son troupeau ; les questions d’enclos vont prendre fin à la satisfaction du voleur.
Tout homme est redevable à la cité, à la société et au pays en général. Sa dignité est bafouée quand on lui ôte certaines responsabilités, en lui confisquant certaines de ses libertés : la gestion de sa propre famille par exemple. Cela ne regarde en aucun cas le chef du village qui a d’autres contraintes. Il est le garant de sa famille. Si cela venait à se gâter par sa faute, il en serait le seul responsable. Il est redevable à sa famille qui elle aussi lui est redevable. Nous ne pouvons pas comprendre ce type de liberté. Ça c’est diviser les gens. Quand un « troupeau » est divisé, le fauve peut attraper ce qu’il veut. C’est le berger peulh qui sait par où doit passer son troupeau. Si tu le sépares de ce troupeau, cela veut dire que son troupeau est exposé aux voleurs et aux prédateurs.
La famille est le point de départ, le moule de la formation sociale, l’affaiblir ou la détruire revient à compromettre les autres valeurs et principes, dont celui de la redevabilité.
Je pense qu’on ne peut vouloir habiller un Américain, un Chinois, un Allemand et un Pygmée de la même manière. Les gens ne sont pas ignorants comme on le pense. La gestion des hommes est une autre affaire, une science, un savoir faire. C’est pourquoi un de nos ancêtres a dit : « on peut conduire un troupeau de cent boeufs avec un seul bâton ; mais pour gérer cent personnes, il faut avoir cent bâtons de commandement » 35 . La démocratie de nos jours n’est pas conforme à nos réalités. Elle nous pose d’énormes problèmes. L’Afrique est préoccupée parce qu’elle cherche à imiter les autres. Le jour où elle se reconnaîtra ses propres valeurs, elle souffrira moins.
Toute l’incompréhension qui existe aujourd’hui dans les pays, c’est que le pouvoir ne parle pas la même langue que ses gouvernés. Entre l’élite formée à l’école française et le reste de la population, la question de la langue est un grand obstacle à la mise en oeuvre du principe de la redevabilité. Par exemple, lors du référendum 36 à l’orée des indépendances ici au Soudan, tous les jeunes avaient voulu que le pays vote Non ; mais les responsables et les vieux ont recommandé et voté Oui. Le colonisateur avec les pays côtiers avaient ourdi un complot contre « nous » (Soudan français) ; le débat se faisant en langue française, l’information qui devrait être véhiculée en langue locale, n’a pas dépassé le cercle des responsables.
L’essentiel des informations dans nos pays est communiqué en langue française : comment associer le peuple aux débats, aux prises de décisions concernant leur quotidien ? Sans compréhension mutuelle entre administrateurs et administrés, rien ne peut marcher. La redevabilité se vit comment ? Nous ne sommes pas un troupeau de boeufs mais même le bouvier se comprend bien avec ses animaux ! C’est d’ailleurs ce qui explique les nombreux coups d’État en Afrique sans que le peuple ne bouge. Les peuples sont exclus de fait, ils ne participent pas au fonctionnement de l’État et de ses institutions. Dans le temps, le pouvoir était une question de dignité, de comportement moral, de ce qui sera dit demain. Il n’était en aucun cas lié à la puissance économique. Le vrai pouvoir est en fait lié à la haute conception que nous avons du Tigiya 37. C’est l’exemple du cas de la ville de Sikasso où, en plus du chef de village administratif, il y a aussi le chef de village coutumier : tout simplement parce que les gens n’avaient pas confiance dans les Blancs. Le chef coutumier est en réalité, la véritable autorité traditionnelle ; le Dugutigi « chef » de village constitue en quelque sorte une protection pour le village ; il est le dernier rempart du village. Un adage dit : si tu le vois le chef de village emporté par les eaux en crue, c’est qu’il n’y a plus rien dans le village ».
Les choses sont liées les une aux autres, on parle de démocratie ; si la démocratie est un soleil, ses rayons ne devraient sauter dans aucun village en raison de sa petite taille. En fait, cette démocratie n’arrange que ses auteurs. C’est pourquoi, lors de la Conférence nationale du Mali, nous avons demandé que le nombre de partis politiques soit limité : aujourd’hui, on en compte plus de cent. En regardant de près leurs programmes, on constate qu’ils sont tous les mêmes à quelques exceptions près. Vous voyez que les gens font du n’importe quoi. C’est parce que le peuple ne suit pas et n’a plus foi en ses dirigeants, la redevabilité est où dans tout ça ?
S’il faut des changements partout dans ce monde, c’est la tradition et la modernité qui vont ensemble pour assurer le développement. Ce n’est ni une question de royaume ni une question de république. C’est tout simplement une question de responsables, de Tigiya qui renvoie automatiquement à la redevabilité.
Le chef doit être capable de gagner la confiance des autres, et surtout de pouvoir les convaincre; être comme un Wagué, un génie (avec une intégrité absolue) qui tous les matins, s’assurait de n’avoir fait du mal à quiconque. Il ne s’engage dans les mauvaises affaires que par erreur, ne vole pas, ne triche pas et ne ment pas. C’est comme si le pays est sa propriété donc nullement besoin de le voler. C’est l’exemple du Président Modibo Kéita : personne ne peut affirmer avoir vu une villa en son nom. Il s’est inspiré de la gestion des biens de nos ancêtres. Il a géré le pays comme sa part d’héritage. C’est aussi le cas de Ahmed Sékou Touré de la Guinée Conakry.
Le pouvoir est au-dessus de tout. Celui qui l’exerce est au service de son peuple et le peuple le lui reconnaît. Il est la vitrine du pays. Sans lui ça ne marche pas et sans le peuple lui n’est rien.
Dispositions de la constitution du Mandén
(Source : Quatre mille ans d’histoire du Mandén Ouvrage de Soulemane Kanté, édition octobre 1992, sous la plume de Baba Janè au Caire.)
Article 129 de la constitution du Mandén : Mandén kolagnonkorognonya : Kolagnokorognoya est un concept qui fait obligation de faire connaître, de rendre compte des actes que l’on pose en matière de gouvernance de la cité et du pays au niveau utile par un système de rencontre et de circulation de l’information. « La gouvernance du Mandén fondé sur la concertation »
Soundiata déclare que la communication, les échanges de point de vue ainsi que la circulation de l’information sont d’un intérêt primordial pour la nation. Il convient que tous les habitants du Mandén soient au courant des informations essentielles : il faut que les régions (kafobolonw), les chefs-lieux, les gros et petits villages soient en contact permanent entre eux.
Afin d’organiser convenablement la circulation de l’information et gestion de l’information, des échanges de points de vue sur les questions mineures s’établissaient lors des « gnon yé », réunion ordinaire entre gens de la même famille, chef de famille et membres de la famille, entre mari et femme, entre père et enfants, entre les enfants, entre épouses, ainsi qu’entre l’étranger et son logeur, entre familles proches, entre familles du même quartier chez le chef du quartier.
Les échanges de vues sur les questions de moyenne importance se faisaient dans le cadre des assemblées (ladiè wala ladê) entre gens du même village, niveau chef de clan chez le « chef de village »; entre classe d’âge chez leur « chef de kari », entre adultes chez leur chef également, entre hommes de religion chez l’imam.
Les échanges de vues sur les questions de grande importance avaient lieu lors de rencontres (gnongonbèn) à l’intérieur d’un même kafo (État) entre les différentes instituons traditionnelles, comme les conseil des sages niveau kafobolonw, l’association des chasseurs (?), etc. Les échanges de vues sur les questions d’importance fédérale avaient lieu lors de la session annuelle de l’assemblée fédérale à Nianiba, (aujourd’hui en Guinée) où les représentants de tous les kafobolonw et kafo se retrouvaient chez l’empereur lui même.
Notas de pie de página
34: « essais de traductions » par Richard Toé du N’ko au français de l’article 129 de la charte de Kouroukanfouga .
35:Le bâton ici signifie la nécessité de prendre en compte la complexité de la gestion humaine.
36 C’est seulement en 2OO6 qu’à l’occasion du 46e anniversaire de la fête de l’indépendance du Mali cette année que la radio nationale a diffusé la traduction en langue nationale, le bambara, du discours prononcé par le Président Modibo Keïta en ce 22 septembre 1960. (Traduction réalisé par Jean Marie Koné, grande personnalité du premier régime) que les Maliens ont entendu et compris le pourquoi du OUI au referendum de 1958 à la place du NON que tout le peuple et sa jeunesse attendaient.
37: Le Tigiya, concept fort de la responsabilité. Tigi = « propriétaire ». Tigiya est un haut degré de la responsabilité
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