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Expérience

Action publique et développement agro-industriel dans le Bassin du Río de la Plata : l’Etat uruguayen face à l’implantation de l’entreprise finlandaise Botnia à Fray Bentos

Compromis et co-gouvernance entre grande entreprise et institutions locales

Par Martine Guibert, Pablo Ligrone

décembre 2009

Dans le cadre du développement de la filière eucalyptus, le gouvernement uruguayen autorise l’aménagement, en aval de la production de bois, de complexes de transformation industrielle en vue d’obtenir des produits à plus forte valeur ajoutée comme la cellulose, matériau de base dans la fabrication de pâte à papier. A travers le cas de l’entreprise finlandaise Botnia, il s’agit de rendre compte des relations assez ambiguës entre une entreprise étrangère de poids et des institutions publiques locales, assez désemparées et amenées à réagir plutôt qu’à anticiper ?

Table des matières

En Amérique du Sud, le processus de développement des activités agro-industrielles concerne la plupart des productions agricoles et pastorales, mais aussi la filière du bois et des produits dérivés. Depuis une vingtaine d’années, l’expansion des plantations de pins au Chili a pour corollaire, dans d’autres conditions, celle des plantations d’eucalyptus en Uruguay, ce dernier s’étant doté d’une politique forestière nationale incitatrice qui aboutit à la phase actuelle annoncée de valorisation industrielle. Le complexe industriel de Metsä-Botnia (entreprise d’origine finlandaise spécialisée dans la fabrication de cellulose servant à produire de la pâte à papier) a démarré à la mi-novembre 2007. Erigée à proximité de la ville portuaire de Fray Bentos, sa construction a déclenché une vive protestation sociale menée depuis les rives argentines du fleuve Uruguay, et à l’origine d’une grave crise diplomatique difficilement surmontée. De nombreux paradoxes jalonnent l’action de l’Etat uruguayen face à la territorialisation du puissant acteur agro-industriel étranger. Au moment de la construction du complexe productif, les garanties et les exigences semblent avoir été unilatérales, de l’acteur privé vers la puissance publique. Et ce n’est qu’après le début de ses activités, donc tardivement, que l’Etat national et les gouvernements locaux ont tenté de planifier les retombées de la présence de Botnia en matière d’aménagement urbain et de développement régional. 

L’Uruguay forestier : des arbres à la pâte de cellulose

Suite à l’adoption de la Loi forestière en 1987, les plantations d’eucalyptus ont été réalisées sur les parcelles dites de priorité forestière. Quatre zones sont particulièrement concernées : le littoral (ouest du pays, près du fleuve Uruguay), le nord, le centre et le sud-est. La superficie plantée a rapidement augmenté, passant de 90 000 hectares environ en 1990 à près de 800 000 en 2008 (soit 5% de la superficie cultivée totale). Les eucalyptus (et les pins, de manière secondaire) prennent ainsi place sur d’anciens pâturages sur lesquels ils peuvent éventuellement côtoyer du bétail (combinaison productive). Les plantations sont la propriété de producteurs uruguayens, de sociétés forestières étrangères (entreprises de transformation industrielle intégrées) et de sociétés de fonds d’investissement.

En somme, c’est bien à un changement de la matrice agricole et forestière de l’Uruguay auquel on assiste, le développement de la filière bois modifiant paysages, tissus socio-économiques locaux (départ de populations) et conditions environnementales (acidification des sols). A ce panorama rural bouleversé s’ajoute maintenant la concrétisation, selon un schéma annoncé, des projets d’installation d’unités de transformation agro-industrielle. Celle de Botnia est la première.

 

Botnia, la pionnière

Botnia a choisi l’Uruguay du fait, entre autres, de la présence de bois d’eucalyptus, matière première jusqu’à présent exportée sous forme de chips ou de rondins. Elle possède dans le pays sa propre entreprise, Forestal Oriental, créée en 2003 à partir de la fusion de Compañía Forestal Oriental (plantations) et Tile S.A. (logistique). Or, celle-ci a pour raison d’être l’approvisionnement de la future usine de production de cellulose sise à Fray Bentos. Après accord avec les services concernés de l’état uruguayen (Ministère de l’agriculture, direction nationale à l’aménagement du territoire, direction nationale de l’environnement), acceptation des études de faisabilité et approbation d’un accord de protection réciproque des investissements entre les états uruguayen et finlandais, la construction du complexe de Botnia a débuté en avril 2005. L’usine a démarré en novembre 2007, il est prévu qu’elle consomme 3,5 millions de m3 de bois/an et produise 1 million de tonnes de pâte kraft. Elle génère 300 emplois directs.

Alors que le port de Fray Bentos est perçu par Botnia comme le nœud névralgique d’un système forestier d’échelle régionale (captation de la matière première en Uruguay mais aussi en Argentine), les autres usines projetées (Portucel d’origine portugaise, Stora Enso d’origine sueco-finlandaise, Nippon Paper d’origine japonaise, Weyerhaeuser d’origine étasunienne, etc.) devraient s’implanter dans différentes régions d’Uruguay mais toujours au plus près d’une sortie portuaire. Par exemple, Portucel prévoit son installation près du port de La Paloma. Ence, d’origine espagnole, a commencé mi-2008 les travaux de remblayage des terrains de son complexe à Punta Pereira, près de Colonia del Sacramento. Depuis (en 2009), le projet a été vendu à Stora Enso et Arauco. Or, ces projets ne sont pas anodins. Ainsi, l’implantation de Botnia sur les rives du fleuve Uruguay est à l’origine de mutations socio-territoriales locales spectaculaires (investissements productifs considérables, ré-organisation de la ville et des activités portuaires, conséquences sociales, etc.). De fait, elle symbolise le croisement de logiques économiques globales et d’enjeux sociaux locaux, que l’état uruguayen a du mal à encadrer. 

La réaction tardive de l’Etat uruguayen…

Les autorités publiques uruguayennes, locales et nationales, disent voir, dans le développement du complexe productif de Botnia, à la fois une reconnaissance et le gage d’un avenir meilleur pour les populations et les territoires locaux. En premier lieu, l’Uruguay bénéficie d’une image incontestée de pays stable économiquement et politiquement. Or, son attractivité en matière d’IDE (investissements directs étrangers) prend une toute autre dimension avec l’arrivée de l’acteur finlandais : d’un montant de 1,2 milliard de dollars, cet investissement étranger est le plus important jamais réalisé dans l’histoire industrielle du pays. Le lancement du chantier ex-Ence (Stora Enso – Arauco) et d’autres projets annoncés de construction de complexes productifs de pâte à cellulose, voire de pâte à papier, désignent ainsi l’Uruguay comme le partenaire de référence sur le marché mondial des produits dérivés du bois.

En second lieu, le rôle de Botnia dans le développement local figure au cœur d’une action publique de soutien mais sans véritable retour de sa part. Il n’existe pas en Uruguay de tradition d’implication des entreprises importantes ou de grand impact local au-delà de l’attente classique en matière de création d’emplois directs, éventuellement indirects. Il n’y a pas de politique d’imposition locale qui ferait participer l’entreprise privée aux ressources des collectivités territoriales. Au niveau national, aucune conscience ou pratique ne se manifeste, qui consisterait en une redistribution, vers les départements (échelon politico-administratif principal), d’une partie des bénéfices et des rentes, et ce au moyen d’une fiscalité appropriée et de transfert du national vers le local. 

Des outils de gouvernance locale prometteurs ?

En fait, des modalités nouvelles de relations entre grandes entreprises, PME, populations et gouvernement local (instances départementales) se dessinent, à partir de 2003-2005 dans le cas de Botnia à Fray Bentos (ou de 2008 dans le cas ex-Ence (Stora Enso - Arauco près de Colonia del Sacramento), à travers l’élaboration participative de programmes et de plans de développement et d’aménagement territorial. Ainsi, les institutions publiques ont lancé des actions comme des initiatives de diagnostic stratégique et de mobilisation des acteurs locaux (« Río Negro ahora: agenda 2010 »), des agences de développement ou des fondations de promotion stratégique (« Fundación Río Negro ahora » reconvertie en « APERN/Agencia de promoción económica de Río Negro » www.apern.org), ou bien encore des programmes de gestion intégrés tels le « Plan de la microrregión de Fray Bentos ». Par ailleurs, le gouvernement du département de Río Negro est au centre de coopérations avec des acteurs internationaux (Union européenne), avec le gouvernement national (« Oficina de Planeamiento y Presupuesto », Ministère de l’économie et des finances, Ministère du logement, de l’aménagement du territoire et de l’environnement) et au coeur d’initiatives mixtes publiques-privées. Toutefois, jusqu’à présent, aucune de ces opérations n’a convaincu du fait de leurs maigres résultats. Mais habitudes et expériences gagnent les acteurs politiques et entrepreneuriaux, la construction d’une atmosphère de coopération étant à la base d’une gouvernance saine et de processus durables de développement local.

Par exemple, en 2003 et en 2004, l’initiative « Agenda 2010 » a consisté en un cycle d’ateliers dans les différentes localités du département afin d’identifier les stratégies de développement du Río Negro, partagées par l’ensemble de la population. Les projets phares de l’avis de tous étaient « Río Negro inteligente », « Cluster de la madera », « Cluster de turismo, exporta Río Negro », « Gestión con calidad total ». De ce processus découle la création en 2005 de la Fondation « Río Negro ahora ». Promue et intégrée par le gouvernement départemental, elle réunit les douze principales entreprises ou acteurs économiques du département : la « Sociedad Rural de Río Negro » (qui représente les grands propriétaires), la coopérative agropastorale de la ville de Young, la coopérative laitière de Young, l’association coopérative médicale du Río Negro, l’entreprise « Jugos del Uruguay S.A. », l’assocation commerciale et industrielle du Río Negro, le groupe Carminatti, les sociétés Forestal Oriental S.A. Botnia, Eufores S.A. Ence, Maserlit S.A., Terminal Logística M’bopicuá y Eufores, Terminal Logística M"Bopicuá, Canal 12 Fray Bentos. Cette fondation est la structure juridique de l’APERN dont le rôle est « la dynamisation de la compétitivité de l’économie de la région du Río Negro. Ceci implique l’amélioration des capacités nécessaires à l’échelle locale par profiter des opportunités économiques, et la professionnalisation de la promotion économique du département du Río Negro grâce à une stratégie public-privée. La APERN a été mise en marche durant le dernier trimestre 2007, avec le soutien technique et financier du programme d’appui à la compétitivité et à la promotion des exportations des PME (PACPyMEs) qui résulte d’une coopération Union européenne - Uruguay » www.apern.com.uy.

Dans ce contexte, le « Plan de la microregión de Fray Bentos » dont l’élaboration a commencé en 2005, propose une certaine redéfinition du bien commun, entendu comme une politique territoriale tournée vers le développement durable. Le plan et l’ordonnance de développement et d’aménagement territorial établissent la création d’instruments spécifiques à la croisée des actions publiques et privées. Ils contiennent à la fois les objectifs stratégiques, les programmes de gestion, l’identification de projets, le zonage de l’ensemble de la micro-région, les schémas des infrastructures et un ensemble d’instruments de négociation et de co-gestion potentielle. La loi d’aménagement du territoire et de développement durable très récemment votée (début 2008) amplifie et approfondit les exigences à respecter par les entreprises en matière d’engagement vis-à-vis des systèmes socio-économiques locaux.

Plus précisément, le Plan propose quatre programmes principaux de gestion : « développement intégré et promotion économique », « logement social », « tourisme, patrimoine et environnement », et le programme « Río Uruguay inférieur : territoire de développement transfrontalier ». Les sous-programmes suivants se détachent : « Cluster territorial de la micro-région de Fray Bentos », « Fray Bentos : pôle industriel, logistique et technologique », « Promotion des PME », « Développement rural diversifié », « Système patrimonial et industriel de l’Anglo » et « Fray Bentos touristique ». Dans tous les cas, l’APERN devra être un acteur-clé.

 

En Uruguay, les grandes entreprises de l’exploitation forestière et de son industrialisation, sont maintenant intégrées au paysage économique local et national. Dans le cas de Botnia, la pionnière, sa configuration productive est celle d’une enclave industrielle et portuaire localisée à Fray Bentos, tel un cluster qui polarise les zones fournisseuses de la matière première des eucalyptus. Dans le cas de la deuxième entreprise qui a commencé à s’installer fin 2008 (ex-Ence), la stratégie d’implantation est différente : une logique d’insertion dans plusieurs départements des étapes de la production se combinent avec une organisation globale autour de six nœuds industrialo-portuaires hiérarchisés dans un système productif d’échelle résolument nationale : Colonia/Punta Pereira, Fray Bentos, Paysandú, La Paloma, Piriápolis y Montevideo. Reste à savoir si les nouveaux propriétaires Stora Enso / Arauco auront la même stratégie. 

En résumé, les mécanismes actuels de gestion locale dérivent de processus de planification nouveaux en Uruguay et renforcés par la législation très récente en matière d’aménagement territorial et de développement durable. Or, Botnia et les autres entreprises intègrent et participent de plus en plus à ces mécanismes, ce qui ne peut qu’aller dans le sens d’une plus grande pertinence et durabilité de la gouvernance locale.

Commentaires

Ce cas concret de relations entre une grande entreprise d’origine étrangère et un Etat des « Sud », à la recherche de stratégies économiques locales de développement et d’investissements productifs, inviterait, de manière complémentaire, à raisonner en termes de clusters ou systèmes productifs localisés. L’acteur privé, en l’occurrence Botnia, est ici partenaire dans la gouvernance locale, et la marge de manœuvre est importante. Or, il serait pertinent d’approfondir l’analyse en s’intéressant aux impacts potentiels des nouveaux dispositifs législatifs en matière d’aménagement du territoire dont vient de se doter l’Uruguay, pour mesurer si la marge de manœuvre serait aussi importante.

Bibliographie

  • www.metsabotnia.com/es/

  • www.forestaloriental.com.uy/

  • CSI/MTOP, 1996, “Alternativas de transporte de productos forestales”, Montevideo: MTOP

  • Dirección General Forestal MGAP, 1999, “Tercera Carta forestal año 1999”, Uruguay, Disponible en: www.mgap.gub.uy/Forestal/DGF.htm

  • Dirección General Forestal , MGAP “Leyes y decretos”, Uruguay, Disponible en: www.mgap.gub.uy/Forestal/DGF.htm

  • Dirección General de Recursos Naturales Renovables

  • MGAP “Carta digital de Grupos CONEAT”, Uruguay, Disponible en: www.prenader.gub.uy/coneat

  • MGAP, MVOTMA, 2005, “Plan de Acción Nacional de Lucha contra la desertificación y la sequía”, Proyecto GM2/020/CCD - PIKE & Co. Consultora Forestal, 2006/2007, “Proyecto de transporte de productos forestales “, Montevideo: MTOP - Banco Mundial - TERRA, E. 2000, “Estudio de impacto territorial de la forestación sobre la infraestructura de transporte y urbana”, Montevideo: MVOTMA

 

Voir Aussi