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Analyse

Les Acteurs Non Etatiques du Sud instrumentalisés par la Commission Européenne ?

Problématiques et dérives liées au financement et au « renforcement des capacités » des organisations de la société civile du Sud

Par Maxime Montagner

février 2006

Afin d’encourager la « bonne gouvernance » des Etats en voie de développement, la Commission Européenne finance des organisations et des réseaux de la société civile issus de ces pays. Dans plusieurs Etats, elles a mis en place des programmes de « renforcement des capacités » des acteurs non étatiques locaux. Si le soutien au secteur non étatique constitue une bonne idée a priori, son financement peut également créer de nombreux effets pervers. Dans une certaine mesure, les organisations de la société civile (OSC) du Sud pourraient même être instrumentalisées par les bailleurs de fonds..

Table des matières

« Devenu l’étiquette de toutes sortes de marchandises, ou parfois même le label du vide, « société civile » forme un lieu commun où les commodités d’un mot de passe permettent de se parler sans savoir ce que l’on dit, ce qui évite de trop se disputer » . 1

Certains concepts, à l’image de celui de « société civile » , sont de véritables passe-partout. En effet, aussi bien les courants néolibéraux que les idéologies liées au marxisme abordent positivement la notion de société civile. Les organisations issues de ce secteur sont généralement définies par les différents courants de pensée comme des entités au sein desquelles des individus travaillent de manière désintéressée afin d’aider leurs concitoyens. Ces organisations à but non lucratif situées entre les citoyens et les institutions politiques seraient créatrices de « lien social » et leurs activités bénéficieraient soit à un groupe cible particulier soit à la population en général.

Depuis quelques années, la Commission européenne promeut l’essor de ce secteur dans les Etats en développement. En effet, la vitalité des organisations de la société civile est un des éléments fondamentaux de la bonne gouvernance des Etats destinataires de l’aide2. Les bailleurs de fonds ont donc mis en place des programmes et des financements visant au « renforcement des capacités » des Acteurs Non Etatiques (ANE) des pays du Sud. La promotion de ce type d’organisation constitue a priori une idée novatrice car les actions mises en œuvre par les OSC sont supposées atteindre directement les populations pauvres.

Cependant, le « renforcement des capacités » des OSC peut parfois conduire à des dérives. Dans certains Etats du Sud, le financement et le renforcement des OSC coïncident avec la baisse du niveau de l’aide financière reçue par les différents ministères en charge des politiques de cohésion économique et sociale. Dans une certaine mesure, la promotion des acteurs non étatiques servirait à justifier des stratégies d’affaiblissement ou de contournement de l’Etat dans un contexte de politiques de coopération basées sur la promotion de la « bonne gouvernance » .

On peut alors s’interroger : pourquoi la Commission européenne permet aujourd’hui le financement des OSC des Etats en développement ? Le soutien de ce type d’acteurs profite-t-il réellement aux individus pauvres ? Il n’y a pas a priori de contradiction entre les politiques libérales et la participation de la société civile. Aussi, dans quelle mesure le recours aux OSC dans les politiques de coopération au développement contribue-t-il à la réduction des prérogatives étatiques dans les domaines économiques et sociaux ?

Pour donner des éléments de réponse à ces questions, il est nécessaire de cibler notre analyse sur les relations que l’UE entretient avec un Etat du Sud particulier. En effet, seule une étude de cas peut éclairer de manière exhaustive les problématiques liées au financement des acteurs non étatiques par les bailleurs de fonds. Dans cet article, nous nous intéressons tout d’abord aux discours de la Commission Européenne liés à la participation des ANE du Sud. Ensuite, en nous basant sur le cas nigérien, nous tenterons d’aborder les répercussions sociales et politiques de l’accroissement des financements européens à destination des ANE.

Les avantages du recours aux organisations de la société civile selon la Commission Européenne

Après plusieurs décennies de politiques de développement basées sur des relations directes avec les autorités gouvernementales, les approches de la Commission Européenne liées à la bonne gouvernance encouragent le « Partenariat multi acteurs »  : « Une coopération étroite avec la société civile et son renforcement sont indispensables pour assurer la participation la plus large possible de tous les secteurs de la société afin de créer les conditions d’une plus grande équité, de la participation des pauvres aux avantages de la croissance économique et du renforcement du tissu démocratique de la société. Cette approche doit être mise en oeuvre dans le respect de la diversité et de la complémentarité des rôles de l’Etat, des autorités locales décentralisées et du secteur privé. » 3

Ce court extrait d’une communication de la Commission fait apparaître clairement que l’institution européenne mise sur la participation du secteur associatif local afin de donner la parole aux pauvres, les principaux destinataires des politiques européennes de développement. A travers toute une série de documents d’orientation et de stratégie politique, la Commission aborde le secteur associatif des Etats tiers comme un levier potentiel en faveur de la démocratisation et du développement durable.

A travers ses discours, l’institution européenne assure que la population, même la plus démunie en capital et en ressource, est capable de se mobiliser, de s’organiser en association et de revendiquer ses intérêts au plus haut niveau, c’est-à-dire auprès des bailleurs de fonds. Les individus regroupés en association pourraient faire remonter leurs intérêts et, de ce fait, profiter des fonds et des politiques de développement européens. L’action de l’UE dans les pays en développement ne profiterait non plus uniquement à l’élite politico administrative au pouvoir mais également à la société destinataire dans son ensemble. En continuant dans cette optique, et en supposant que les organisations de la société civile réussissent à porter les intérêts de la population vers les décideurs, on pourrait imaginer que les « pauvres » (organisés entre eux) peuvent directement influencer les orientations des politiques européennes dans les pays destinataires.

Les discours institutionnels tendent également à concevoir les organisations de la société civile des pays du Sud selon un modèle occidental. En effet, à l’image des structures sociales européennes, les organisations à promouvoir dans les pays tiers sont censées regrouper des individus libres et égaux en droit qui détiendraient les capacités et les ressources nécessaires afin de créer des formes d’ « action collective » et de promouvoir leurs intérêts auprès des décideurs politiques.

Il est pourtant indéniable que les contextes sociopolitiques des pays européens et des pays en développement sont radicalement différents. En Europe, les individus évoluent dans un environnement souvent qualifié de « post-moderne » qui leur offre une multitude de choix. Dans les pays pauvres, l’acteur social semble au contraire emprisonné au sein de différents verrous sociaux : le verrou lignager et ethnique détermine son rôle et son rang au sein de sa famille tandis que la lourdeur étatique et politico administrative (caractérisée par les réseaux clientélistes) limite drastiquement ses capacités d’influencer le cours de sa vie. Enfin, la paupérisation généralisée des sociétés et l’accroissement des inégalités contribuent également à la sclérose de la plupart des sociétés du Sud. Dans cette configuration, la promotion dans les Etats du Sud d’un secteur associatif « à l’européenne » , fondé les choix et les libertés individuels, semble être une entreprise périlleuse.

Problèmes liés à la transposition d’un modèle organisationnel occidental dans les sociétés des pays en développement

Le recours à la « société civile » et aux Acteurs Non Etatiques locaux dans les politiques et projets de développement de l’UE présuppose que l’Etat ACP partenaire dispose, au sein de sa société, d’un secteur associatif solide et durable, à l’image de la vitalité associative européenne. Ce secteur a vocation à être organisé (grâce notamment aux programmes de « renforcements des capacités » ) afin que les intérêts des pauvres et des différentes couches de la population puissent être représentés de manière efficace auprès des décideurs politiques. Pour vérifier ces discours institutionnels dans le « monde réel » , il est nécessaire de préciser notre analyse en envisageant un espace politique particulier : la coopération entre l’UE et la République du Niger4 . Ce détour par l’étude de cas ne prétend pas être généralisable mais vise uniquement à éclairer des processus et à tenter d’échapper à une certaine rhétorique institutionnelle.

Situation économique et sociale d’un Etat ACP Type

Avant de s’intéresser spécifiquement au secteur associatif nigérien, tachons d’éclairer rapidement la situation sociale de ce pays. Le Niger est un pays d’Afrique sub-saharienne caractérisé par un climat désertique et semi-désertique ce qui le place en position de forte vulnérabilité face aux aléas climatiques. C’est l’un des pays les plus pauvres au monde. Selon les chiffres du PNUD, le taux d’alphabétisation est de 17% de la population, le PIB par habitant atteint difficilement 180 dollars par an (France : 24 837 $) et l’espérance de vie moyenne est de 46 ans. Dans cette configuration, l’immense majorité de la population se trouve dans une situation d’extrême pauvreté. Généralement engagés dans des stratégies de survie quotidienne, la plupart des acteurs sociaux ne disposent pas des capitaux suffisants (financiers mais également sociaux et culturels) afin de pouvoir influer sur le cours de leurs vies.

La République du Niger entretient des relations avec l’UE à travers de l’Accord de Cotonou signé en 2000 entre l’UE et les Etats ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique). A ce titre, ce pays reçoit des financements européens importants. Dans ce pays, la Commission met en œuvre de nombreux projets de développement dont un « programme d’appui direct aux Acteurs Non Etatiques » . Budgété à cinq millions d’euros, ce programme se propose d’intervenir selon deux axes complémentaires : «Le soutien d’actions visant à renforcer les capacités des organisations, tant en ce qui concerne leur fonctionnement interne que leur rôle de représentation et de négociation. Le financement d’activités de développement et d’aide humanitaire exécutées directement par des OSC, notamment dans les domaines clés de la stratégie de coopération : développement rural, sécurité alimentaire, éducation, santé et bonne gouvernance » . 5

A travers ce programme de soutien, la Commission européenne finance donc directement les Acteurs Non Etatiques nigériens. Cependant, au vu de la situation économique et sociale nigérienne, nous pouvons nous demander quels types d’individus peuvent effectivement profiter du « renforcement des capacités » des OSC nigériennes. En nous basant sur nos recherches antérieures, il est possible d’esquisser les caractéristiques des principaux bénéficiaires potentiels de l’action de l’UE dans ce domaine.

Les entrepreneurs de la société civile (les « capteurs de rente » )

Loin de toucher l’ensemble de la population pauvre, il semble que seuls les individus faisant partie de l’étroite élite nationale détiennent les ressources et les capitaux (sociaux, culturels et symboliques) requis pour s’organiser socialement et donc pour profiter du financement institutionnel. En dehors des organisations de base situées au niveau local (les organisations paysannes, les coopératives d’artisans ou de producteurs…), les pauvres n’ayant pas atteint un niveau scolaire minimal ne peuvent raisonnablement pas créer une ONG ou une association de la « société civile » capable de dialoguer avec les institutions. En encourageant la création et le renforcement des Acteurs Non Etatiques dans des Etats où la majorité de la population est extrêmement vulnérable, les principaux bailleurs de fonds ne feraient donc que consolider les inégalités sociales de ces pays.

A travers toute une série d’entretiens, il a été possible de tracer une brève sociologie des dirigeants associatifs nigériens. Savoir qui sont et d’où viennent ces individus est important car leurs organisations sont les cibles privilégiées des financements européens.

La création d’OSC au Niger n’est généralement pas motivée par le besoin de résoudre un problème collectif ou de répondre à un enjeu précis. Au contraire, nos entretiens ont fait ressortir une variable intéressante : le recours au secteur de la société civile constitue une source de revenu ou une activité de reconversion pour certains individus. Au Niger, il semble que la majorité des ONG soit créée en vue d’assurer une activité à son initiateur. Ainsi, les notions d’ « action collective » , de « mobilisation sociale » , d’ « engagement politique » ne font généralement pas partie du vocabulaire des dirigeants d’ONG et d’associations rencontrés. Ceux-ci parlent plutôt de « projet » , de « partenaires au Nord » , de « financement » . Peu importe l’activité menée, l’important est de trouver un financement pour mener cette activité.

Les individus créateurs de ce genre d’ONG sont la plupart du temps de jeunes gens, diplômés et au chômage, désireux de trouver une activité. Généralement, ces jeunes n’ont pas d’expérience, pas de connaissance de terrain mais ils maîtrisent parfaitement les outils théoriques ainsi que le vocabulaire des institutions du développement. Ils manient très bien la rhétorique institutionnelle et savent orienter leurs activités supposées en fonction des demandes institutionnelles. Ainsi, de nombreux dirigeants d’ONG au Niger s’intéressent à « la protection de l’enfant » , à « la promotion de la femme » , à « la création d’activités génératrices de revenu » , au « développement durable » et à la « lutte contre la pauvreté » , autant de secteurs « à la mode » dans le domaine du développement. C’est un constat, pour la jeune génération urbaine du Niger, l’ « industrie du développement » constitue un secteur d’activité en pleine expansion et représente une source potentielle de revenus. Les ONG « capteurs de rentes » sont nombreuses. Dans un pays où le secteur privé est quasi-inexistant et où le secteur public est en déliquescence, il est rare que les organisations de la société civile existent en tant que force de proposition démocratique et politique. Les ONG et les associations nigériennes sont rarement politisées (dans le sens du développement d’une idéologie) mais se positionnent souvent sur un répertoire allant de la simple sous-traitance à la critique passive du pouvoir en place.

Si les jeunes diplômés au chômage constituent un premier type d’individus engagés dans la création d’ONG, les hommes politiques ou les anciens fonctionnaires sont également très présents dans ce secteur. En effet, au Niger, on ne compte plus les ONG créées par un ancien ministre ou un haut fonctionnaire à la retraite. Nous l’avons vu, la création d’ONG requiert généralement un minimum de ressources et de capital social. Au Niger, les hauts fonctionnaires et les personnalités politiques sont certainement les individus les plus connectés aux réseaux de pouvoir et d’influence, l’élite nigérienne étant avant tout politico administrative. Ces individus savent déjouer les méandres administratifs et connaissent des personnes ressources situées dans les différents ministères pouvant faciliter ou contourner quelques démarches. De plus, ils sont bien souvent connectés à des réseaux amicaux, politiques, syndicaux et associatifs internationaux. De par leur maîtrise du « langage-développement » , ils peuvent facilement séduire les bailleurs ou les ONG européennes qui leur fourniront une activité et des financements plus facilement.

Au Niger, la décennie 90 a été riche en événements politiques : trois coups d’Etat, de nombreux régimes politiques, une multitude de gouvernements successifs. Ainsi, ce pays abrite des centaines d’anciens ministres ou de députés reboutés et en mal d’activité. Dans ce cas-là, ces personnes anciennement influentes utilisent leurs réseaux personnels pour faciliter la création d’association de développement et s’assurer un salaire mensuel. Comme le souligne Jeremy Lester, chef de Délégation de la Commission européenne à Niamey : « Nous avons affaire à la bourgeoisie urbaine qui essaie de survivre en se reconvertissant dans le secteur ONG, ce n’est ni répréhensible, ni critiquable, c’est un phénomène naturel !  » .

Personnalité politique et jeune diplômé en manque d’activité, ces deux types d’individus sont les protagonistes principaux de la création d’ONG au Niger. Bien loin de représenter les intérêts de la société nigérienne dans sa globalité, certains individus dotés d’un capital social important, créeraient, sous couvert d’ONG, des entreprises personnelles dont l’objet principal est bien évidemment de « faire du développement » mais également d’assurer une activité rémunérée à son dirigeant. C’est dans ce sens que nous entendons l’expression « capteurs de rente du développement » . S’il existe au Niger des ONG parfaitement honorables, créées de manière totalement désintéressée et qui fonctionnent selon des statuts et une pratique démocratique, ce type d’associations parait noyé au sein d’organisations créées et contrôlées par un seul individu en vue de s’assurer un revenu et une visibilité sociale.

Ce panorama vaut pour le Niger mais il peut être facilement transposable dans d’autres pays de la sous-région. En effet, dans les pays où les indicateurs socio-économiques sont aux plus bas, le secteur associatif ou « ONG » se révèle être un débouché professionnel intéressant pour quelques catégories d’individus. Avec l’accroissement des financements extérieurs à destination de ce secteur, les vocations « développementalistes » se multiplient. Ce constat ne poserait pas de problème si les financements à destination des structures étatiques restaient inchangés. Il semble cependant que les bailleurs de fonds, à travers leurs politiques de promotion de la bonne gouvernance des Etats destinataires de l’aide, se soient engagés dans une réorientation des fonds du développement. Les fonds autrefois destinés aux pouvoirs publics des Etats en développement serviraient désormais à financer le renforcement des capacités des organisations de la société civile.

Répercussions du soutien aux organisations de la société civile sur les structures étatiques de l’Etat en développement.

La promotion de la bonne gouvernance dans les Etats en développement est une politique promue initialement par les Institutions Financières Internationales (FMI et Banque Mondiale) mais rapidement adoptée par la Commission européenne. Cette nouvelle façon de faire du développement serait une réponse aux échecs successifs des programmes et des politiques des bailleurs de fonds.

Dans le cadre des Plans d’Ajustement Structurel du FMI puis lors de l’activation de la Stratégie de Réduction de la Pauvreté par la Banque Mondiale, différents décrets et plusieurs lois plus ou moins « imposés » par les institutions financières ont eu pour conséquence de diminuer considérablement les prérogatives de l’Etat tout en proposant des nouvelles formes de financement au secteur privé et aux organisations de la société civile. Au cours de nos différentes rencontres avec des acteurs nigériens, ces orientations arrêtées par les bailleurs de fonds ont été vivement commentées. Le récit d’un haut fonctionnaire nigérien permet de rendre compte de ce phénomène bien plus facilement que n’importe quelle démonstration :

« Les bailleurs ont senti la défaillance au niveau de l’Etat donc ils travaillent désormais avec les ONG. De plus en plus de services sont transférés au niveau des ONG. Les bailleurs privilégient les ONG comme opérateurs et non plus l’Etat qui est réduit à des statuts de contrôle et de suivi des projets. L’Etat n’a plus les moyens d’agir. Souvent, c’est la volonté des bailleurs de fonds. Si on avait le choix, on ne ferait pas comme ça, on renforcerait plutôt les capacités de l’Etat, on favoriserait le recrutement de nouveaux cadres jeunes mais nos accords avec le FMI et la Banque Mondiale nous empêchent d’embaucher des jeunes dans le secteur public depuis plusieurs années. En plus, les départs à la retraite dans l’administration ne sont plus remplacés, cela créé beaucoup de problèmes. Le niveau de fonctionnement des structures de l’Etat est réduit. Il faudrait rééquilibrer les appuis pour qu’au moins, l’Etat puisse contrôler convenablement l’activité des ONG. » 6

L’échec du soutien aux structures étatiques dans les années 80, les idéologies du « tout marché » empruntées par les institutions financières ainsi que les divers scandales de corruption impliquant des dirigeants des Etats du Sud ont conduit les bailleurs à considérer que l’Etat n’était pas capable d’assurer à lui seul une croissance économique et un développement humain. Le paradigme de la « bonne gouvernance » limite donc son rôle aux prérogatives régaliennes alors que les entreprises privées et les organisations de la société civile sont encouragées financièrement afin de prendre en charge les secteurs économiques et sociaux.

Dans les plupart des pays du Sud, mais peut être davantage au Niger, le démantèlement progressif de l’Etat a pour conséquence qu’aujourd’hui plus qu’auparavant, les pouvoirs publics sont quasi inexistants dans ce pays. De ce fait, l’ancienne élite dirigeante du pays s’est rapidement retrouvée au « chômage » ou en retraite anticipée. Comme n’importe quel individu rationnel, les anciens hauts fonctionnaires ont su faire jouer de leurs connaissances et de leurs relations pour se reconvertir dans un secteur en pleine expansion puisque soutenu par les bailleurs. Au Niger, la plupart des ONG d’envergure sont fondées par ce type d’acteur.

« Ce sont des grands patrons qui ont déjà géré le pays. C’est une autre manière de recycler des ressources et d’utiliser les pauvres. C’est pour cela que les gens critiquent la société civile. La plupart des ONG sont créées aujourd’hui par des partis politiques ou par des syndicats » .7

Pour parler des hommes politiques nigériens recyclés dans le monde des ONG, Tidjani Alou, docteur en sciences politiques, parle « de l’altruisme qui fonctionne dans la normalité mais qui, pendant les élections, peut être convertible en ressources politiques »8. Ce type de reconversion fait apparaître un problème majeur : les acteurs n’hésitent plus à jongler entre les différents discours pour d’arriver à leurs fins. En effet, ils peuvent utiliser à des fins politiques les opportunités offertes par les bailleurs en reprenant à leurs comptes le vocabulaire policé et séduisant des institutions (société civile, participation, renforcement des capacités…). Ainsi, loin de permettre une véritable appropriation des instruments de coopération par la population dans son ensemble, seules les anciennes élites reconverties semblent pouvoir profiter de l’ouverture des politiques européennes de coopération.

Les élites restent donc les mêmes à la différence près qu’elles travaillent désormais pour « leurs » ONG et non plus pour les pouvoirs publics. Hors, il parait difficile d’envisager le développement d’un pays de plusieurs millions d’individus en additionnant des centaines de projets initiés par des organisations situées à l’échelle micro. Il semble au contraire que les grandes orientations nécessaires à un développement national réellement endogène soient uniquement identifiables par un seul acteur légitime, un Etat démocratique stable.

Conclusion :

A travers l’exemple nigérien, notre but n’est pas de noircir le tableau du recours au secteur « ONG » par les bailleurs de fonds. Nous espérons seulement avoir offert une vision « venue du terrain » différente des discours des bailleurs de fonds en général et de la Commission Européenne en particulier.

Cette étude de cas nous permet de tirer quelques conclusions qui pourraient être généralisables aux autres pays destinataires de politiques en voie de développement :

  • la promotion de la « bonne gouvernance » peut se résumer par la remise en cause de l’Etat au profit du secteur privé et de la société civile

  • le renforcement des capacités de la société civile, élément de la « bonne gouvernance » , semble davantage profiter à des individus favorisés qu’aux populations pauvres.

  • Les responsables politiques des Etats du Sud sont contraints par les orientations politiques et le poids du financement des bailleurs de fonds.

  • Au final, les anciennes élites nationales ont su se reconvertir en captant les rentes du développement tandis que la grande majorité des individus pauvres ne voit pas sa situation s’améliorer.

Si l’Union Européenne n’instrumentalise pas le secteur de la société civile, son grand péché est son attentisme. Comme pour toutes ses autres prérogatives politiques, l’Europe hésite, ne s’affirme pas et se contente de suivre la mode du moment. Ainsi, lorsque les institutions financières internationales ont abordé la « bonne gouvernance » des Etats destinataires de l’aide et ont parlé du « renforcement des capacités de la société civile » , la Commission s’est empressée de réactualiser son partenariat avec les Etats en voie de développement afin d’inclure ces nouvelles problématiques dans ses politiques. Cette nouvelle façon de « faire du développement » sera telle vouée à l’échec comme les différentes tentatives de ces dernières décennies ?

« Il est un peu trop tôt pour se prononcer mais ce qui est sûr, c’est qu’initialement l’Etat recevait l’appui des bailleurs. Aujourd’hui, on retrouve dans le milieu non gouvernemental exactement le même tissu social que dans l’administration il y a encore dix ans puisque se sont les anciens cadres de l’Etat qui se retrouvent dans le secteur. Il faut attendre de voir, pour savoir si ça va marcher ou pas. Moi, je suis plutôt sceptique. » 9

Notes

1COLAS Dominique, Le Glaive et le fléau. Généalogie du fanatisme et de la société civile, Paris, Grasset, 1992, p. 44.

2Voir les fiches consacrées aux acteurs et aux dispositifs et procédures des politiques européennes de développement

3Commission Européenne, La politique de développement de la Communauté européenne, communication de la commission au conseil et au parlement européen, COM2000(212) final, 26/04/2000, Bruxelles

4Cet article est issu d’un travail de recherche effectué en région parisienne et au Niger en 2005. Voir bibliographie.

5Niger-Communauté européenne, Stratégie de coopération et Programme indicatif, Octobre 2001, Niamey.

6Entretien avec M. Najim, secrétaire général du ministère du développement communautaire et de l’aménagement du territoire, le 13 mai 2005.

7Entretien avec un responsable d’une association agro-pastorale nigérienne.

8M. Tidjani Alou est professeur en sciences sociales à l’université Moumouni de Niamey.

9Entretien avec un ancien ingénieur nigérien des eaux et forêts du ministère du développement rural reconverti dans le secteur ONG.

Bibliographie indicative :

DELER Jean-Paul, FAURE Yves-A., PIVETEAU Alain et ROCA Pierre-Jean (éds), ONG et Développement. Société, économie, politique, Paris, Karthala, 1998

MONTAGNER Maxime, La société civile dans les politiques de développement de l’UE entre rhétorique et développement. L’Accord de Cotonou appliqué au contexte nigérien, Mémoire de Master recherche de l’école doctorale de Sciences Po Paris, septembre 2005.

OLIVIER Guillaume, L’aide publique au développement, un outil à réinventer, Paris, Editions Charles Léopold Mayer, 2004

OLIVIER DE SARDAN, J.P., Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement social, Paris, APAD-Karthala, 1995.

OTAYEK René (coord.), Les sociétés civiles du Sud. Un état des lieux dans trois pays de la ZSP: Cameroun, Ghana, Maroc, Centre d’Etudes sur l’Afrique Noire, IEP Bordeaux, 2003

 

Voir Aussi