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Analyse

Cahier des charges pour une université du 21e siècle

Eléments pour nourrir la réflexion

Par Pierre Calame

La création de nouvelles universités est l’occasion de proposer les fondements, l’enseignement de la pédagogie de l’Université du 21ème siècle. La présente note en propose les grandes lignes. Elle part de la compréhension du monde à venir et des mutations nécessaires pour identifier ce qu’on attendra des futures élites. De là, elle déduit le cahier des charges de la formation. Et elle conclut en soulignant l’enjeu que représente, pour le succès de la démarche, la sélection et la formation du corps enseignant.

Table des matières

Comme toute innovation nécessitant des ruptures, la réforme profonde de l’université, dont le modèle actuel est encore celui du 19e siècle, ne peut se faire à partir d’institutions existantes en raison de leur grande inertie. De telles réformes nécessitent la création de nouvelles structures. C’est pourquoi la naissance, dans différents continents, d’universités nouvelles offre l’opportunité rare de se demander quelles élites former pour le 21e siècle, de définir le cahier des charges des connaissances et aptitudes qu’elles doivent développer et la pédagogie propre à les leur transmettre.

Pour définir un tel cahier des charges, le plus simple est de partir des caractéristiques du monde à venir et des mutations à susciter pour le faire advenir, d’où l’on déduira connaissances et aptitudes à acquérir et méthodes pédagogiques.

Le monde à venir et les mutations nécessaires

a) Un monde à la fois très divers et radicalement interdépendant. Il faut donc tenir les deux bouts de la chaîne : la reconnaissance de la diversité des contextes locaux et la compréhension des interdépendances mondiales. Tout phénomène est ‘glocal’ : à la fois conditionné, orienté, par des régulations et des évolutions planétaires et nécessitant une gestion fine et intégrée de chaque contexte local.

b) Il découle des interdépendances planétaires et de la grande fragilité de la biosphère que l’éthique fondamentale est celle de la responsabilité, telle qu’exprimée dans la Charte des responsabilités humaines. Chaque être humain, chaque groupe social, chaque nation doit apprendre à prendre en compte et anticiper les conséquences de ses actes sur l’ensemble de la planète. Le contrat social, l’équilibre entre exercice de la liberté, reconnaissance des droits et capacité à assumer les responsabilités est au cœur de la société à venir.

c) Nos sociétés doivent être abordées sous trois angles. Ce sont, d’abord, de vastes écosystèmes dont les parties ne sont pas indépendantes, où les boucles de rétroaction sont innombrables, où se combinent des logiques de conservation à court terme et d’évolution à long terme. Elles forment, ensuite, un système social complexe, appelant des régulations culturelles, sociales, économiques et politiques à différents niveaux du local au mondial. Enfin, nous vivons aujourd’hui dans des techno-sociétés où la logique de fonctionnement et d’évolution des systèmes techniques joue un rôle considérable. Sans une connaissance profonde de cette logique, il n’y a pas de compréhension réelle de la société et sans capacité à l’orienter il n’y a pas de véritable démocratie. C’est pourquoi on parle de notre monde comme d’un système bio-socio-technique pour souligner l’interdépendance de ces trois composantes.

Ce degré, inconnu jusqu’alors, de complexité des sociétés met en leur cœur la gouvernance, l’art de créer des régulations qui permettent aux sociétés de se développer tout en maintenant leur cohésion interne, la paix avec l’extérieur et l’équilibre à long terme avec la biosphère.

d) Les modèles actuels de développement ne sont pas durables. Il faut donc concevoir des sociétés durables, en paix avec elles-mêmes et avec la nature et, dans la période de transition actuelle, être capable de concevoir les stratégies de changement faisant passer des systèmes actuels, qui nous conduisent à terme plus ou moins rapproché à une catastrophe planétaire, à de telles sociétés durables.

Les connaissances, les aptitudes et les pédagogies nécessaires

Les caractéristiques qui viennent d’être présentées constituent le cahier des charges de la formation.

Les futures élites doivent être capables de penser simultanément le local et le mondial , de les appréhender de façon systémique.

  • Pour être en mesure d’appréhender les situations locales dans leur cohérence, il faut faire des études de cas, des leçons de choses, des enquêtes de terrain, la base de l’enseignement. La découverte personnelle, l’art du questionnement doivent précéder l’enseignement disciplinaire et dogmatique. Ce principe qui est, aux jeunes âges, à la base de toutes les formes de pédagogie active, doit se retrouver dans les premières années de l’université. Chaque étudiant devrait avoir un contexte de référence auquel il revient à l’issue de chaque année pour enrichir sa compréhension grâce à ses nouveaux acquis : comme un tableau que l’on reviendrait visiter en y découvrant, chaque fois, plus de profondeur.

  • En même temps, la dimension mondiale doit être partout présente. Chaque université et, au sein de chaque université, chaque classe doit être jumelée avec d’autres des différents continents pour former ensemble une « classe mondiale ». Les moyens informatiques et de télécommunication, à commencer par internet, rendent une telle classe mondiale parfaitement réaliste. L’analyse par chaque élève d’un contexte local doit se confronter à l’analyse que font ses correspondants des autres continents de leur propre contexte. Les cours doivent s’échanger. C’est aussi l’occasion de développer la maîtrise d’outils de communication audiovisuels et informatiques.

  • Le rapport entre le local et le mondial est aussi l’occasion d’initier à la gestion du monde à différentes échelles à la fois, depuis les lois qui régissent l’infiniment petit jusqu’aux lois qui régissent l’infiniment grand en passant, pour les sociétés elles-mêmes et pour les écosystèmes, à la compréhension de l’articulation des échelles de fonctionnement et de gestion.

  • Enfin, le local et le mondial conduisent à réfléchir simultanément à la diversité et à l’unité. La constitution d’une « classe mondiale » conduit à comprendre ce qu’est une culture et les conditions d’un véritable dialogue entre les cultures. Cette initiation conduit ensuite à comprendre que la culture est en pleine et permanente évolution, qu’elle se métisse avec les autres. Mais un monde de diversité et d’unité est un monde riche des différentes identités. Ce qui débouche sur une réflexion et un apprentissage de la dialectique, de la tradition et de l’évolution : être capable d’évoluer pour préserver l’essentiel de soi-même.

Les futures élites doivent se préparer à assumer leurs responsabilités dans de multiples occasions de leur vie

L’éthique de la responsabilité introduit à une approche à la fois technique, philosophique et pratique.

  • La responsabilité implique d’abord, au plan technique, une attitude à analyser les impacts à différentes échelles d’espace et de temps de ses actes. Il n’y a pas d’exercice de la responsabilité sans cette connaissance technique.

  • Au plan philosophique, elle ouvre sur la question de ce qu’est l’humain, de ce qui est au cœur de la dignité de moi et de l’autre. A travers cette réflexion se déploie la compréhension des différentes approches spirituelles et philosophiques des civilisations, une réflexion sur le sens de la vie, sur l’appartenance à une communauté humaine.

  • Enfin, au plan pratique, l’exercice de la responsabilité renvoie à l’exercice de la liberté. Le fondement de la responsabilité c’est l’aptitude à identifier et à résoudre des dilemmes éthiques. C’est à travers la compréhension de ces dilemmes que l’on peut grandir en humanité et se préparer à les affronter en situation d’exercice de responsabilité sociale.

  • Le principe de responsabilité ouvre à une réflexion sur l’incertitude. Là où l’enseignement dogmatique est peuplé de certitudes et de modèles à reproduire, la réflexion sur la responsabilité ouvre sur l’acceptation de l’incertitude, sur la capacité à proposer par soi-même et sur l’art du choix.

  • Enfin, la question de la responsabilité renvoie au lien entre l’université et le reste de la société, au contrat social qui les lient. Etudier est un premier privilège qui ouvrira plus tard sur un second, le statut social que confèrent les connaissances acquises. Ces deux privilèges ne tiennent pas avant tout au mérite mais à ce qu’offre la société. En retour, l’utilité sociétale fonde à la fois le contrat social et le sens de la vie. C’est en se mettant au service du reste de la société, en participant à des processus de co-création de connaissances associant d’autres acteurs sociaux que l’université est en mesure de refonder ce contrat.

{{Les futures élites doivent être des généralistes de l’approche des systèmes,

comprendre les systèmes bio-socio-techniques oblige à redéfinir l’humanisme ou ce que l’on appelait autrefois « l’honnête homme ». La coupure entre les disciplines dès la première année de l’université est absurde. Il n’y a pas de compréhension possible de la société sans une compréhension des sciences de la nature, des systèmes techniques et de leur évolution. On ne peut pas faire de l’économie ou de la sociologie sans une compréhension raisonnable des techniques et des écosystèmes. A l’inverse on ne peut acquérir les sciences de l’ingénieur dans l’ignorance de l’histoire, de la philosophie, de la sociologie et de l’écologie.

On objecte en général à cela que l’ampleur des connaissances accumulées interdit de transmettre aujourd’hui aux étudiants des connaissances encyclopédiques. C’est précisément là qu’une nouvelle pédagogie est à inventer, fondée sur l’appréhension, dans des cas concrets, de ces différentes facettes des systèmes bio-socio-techniques.

Nul besoin d’être un spécialiste de la physique nucléaire pour comprendre des principales connaissances physiques ou biologiques. Nul besoin d’être un spécialiste pointu du fonctionnement des marchés de l’emploi pour comprendre l’évolution de la pensée économique. Nul besoin d’être un botaniste, un zoologiste, un pédologue ou un agronome spécialisé pour comprendre le jeu des coopérations et des concurrences dans un écosystème, l’interdépendance des parties, les dynamiques d’évolution, les grands cycles de la nature.

Au rebours de la thèse utilitariste qui a fait de la spécialisation précoce et d’une addition de connaissances pointillistes le fondement d’enseignements pré-professionnels dès 15 ou 16 ans, il faut que le plus longtemps possible à l’université un tronc commun à toutes les disciplines permette chaque année d’élargir la compréhension des systèmes bio-socio-techniques. Il faut passer du pluridisciplinaire, vu comme une coopération plus ou moins ponctuelle de disciplines qui auraient chacune sa cohérence à une pédagogie trans-disciplinaire.

En mettant au cœur de l’approche du local la découverte globale des contextes, et en utilisant pour cette approche la grille de lecture des systèmes bio-socio-techniques, on parviendra naturellement à cette pédagogie trans-disciplinaire.

Les futures élites doivent être capables de participer activement à un monde en transformation

  • Corollaire de l’exercice de la responsabilité, les jeunes élites devront apprendre le discernement et l’aller et retour entre connaissance et action. La connaissance n’existe pas, dans les systèmes bio-socio-techniques, en dehors de l’action, de l’expérimentation. Au contraire, chaque action est productrice de connaissances. De sorte que l’aller et retour permanent entre réflexion et action doit être au cœur de la pédagogie.

  • Ce n’est donc pas la révérence à l’égard des maîtres qu’il faut transmettre. Cette révérence, dès lors qu’elle va au delà du respect dû aux enseignants, à l’expérience et aux plus anciens, se transforme en un conformisme, obstacle de l’innovation. Il faut au contraire développer l’aptitude à la réflexion critique, la capacité à mettre en cause les schémas explicatifs préétablis, à interroger en particulier leur adaptation à un monde qui, lui, s’est transformé. Ces systèmes conceptuels et les systèmes institutionnels (à commencer par l’université elle-même) évoluent plus lentement que les réalités elles-mêmes. Il importe que les étudiants en comprennent les raisons, les conséquences et la manière d’y faire face. est un élément constitutif des connaissances à acquérir.

  • Mais l’action n’est jamais individuelle. Elle s’incarne dans l’aptitude à élaborer des projets collectifs. D’où l’importance de l’apprentissage concret de l’art de la coopération, de l’art d’élaborer des stratégies collectives. Ceci passe par l’acquisition des méthodologies de l’intelligence collective, l’art de raisonner ensemble sur des systèmes complexes, de raisonner sur des liens et non sur des objets.

  • Tout ceci suppose, enfin, un rapport actif à la construction de la connaissance. L’ère de l’informatique a radicalement renouvelé le rapport à la connaissance. La capacité à synthétiser, sélectionner, structurer l’information est maintenant au centre des processus d’apprentissage. L’art de transformer les expériences individuelles en une connaissance collective est au centre de l’intelligence collective. C’est pourquoi l’enseignement des méthodes est appelé à occuper autant de place que l’enseignement des disciplines.

La sélection de la formation des professeurs d’université conditionnera le succès

Le mode de sélection des professeurs d’université est un des éléments centraux de l’inertie et de l’inadaptation du système. Formés eux-mêmes dans une discipline, attachés à l’autonomie de l’université et à la leur propre plus qu’à la construction du contrat entre l’université et la société,, sélectionnés par leurs pairs sur la base de leurs travaux théoriques, comment arriveraient-ils au cahier des charges qui vient d’être esquissé ? La procédure de sélection devra donc attacher de l’importance à l’adhésion au nouveau projet d’université et non aux seuls mérites universitaires, le corps enseignant devra comporter une bonne proportion de professionnels désireux de capitaliser et partager leur expérience. Il faut, enfin, prévoir un temps d’investissement collectif préalable pour que s’élaborent enseignement et pédagogie communs.

 

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