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Analyse

Mise en perspective et approche prospective de la formation des fonctionnaires européens : contextes, enjeux et méthodes

Contribution à un ouvrage collectif de l’Ecole Nationale d’Administration (ENA) sur la fonction publique européenne

Par Pierre Calame

  • Septembre 2008
  • 1.La formation des cadres implique un impact à long terme donc une vision prospective

    2.La formation des fonctionnaires européens doit partir des différentes étapes de la constitution de ce corps social puis se situer par rapport aux défis de la société, à la glocalisation des réalités économiques, sociales et environnementales, à la place de l’Europe dans le monde, à l’évolution de la démocratie elle même

    3. Pour concevoir la formation il faut partir de l’enjeu: de quelle Europe le monde a besoin; de quelle Europe l’Europe a besoin; de quelle fonction publique l’Europe a besoin

    4.Privilégier: l’ approche comparative; l’aller et retour entre pratique et théorie; une conception différente de la mobilité; l’ organisation du cursus autour des principes de gouvernance

    Table des matières

    1.Une mise en perspective historique de la fonction publique européenne

    Toute réflexion sur la formation, en particulier sur la formation des élites administratives, appelle une mise en perspective à long terme. Ces élites assumeront des responsabilités importantes 25 ans après la sortie de leur formation. Leurs professeurs eux-mêmes ont souvent été formés 25 ans avant d’enseigner et restent marqués par le système de pensée qui leur a été transmis lors de leur formation initiale. Ce qui signifie que dans 25 ans les élites européennes resteront marquées, consciemment ou non, par des références et un système conceptuel élaboré 50 ans auparavant.

    C’est dire combien la formation de la fonction publique européenne exige, une réflexion prospective à long terme et une mise en perspective historique elle-même sur le long terme.

    La gouvernance, en effet, l’art le plus ancien et le plus essentiel à l’humanité, suppose le respect d’un certain nombre de principes universels lentement mûris au fil des siècles mais ces principes, à chaque âge de l’histoire, pour chaque échelle de gouvernance, pour chaque contexte culturel nécessitent une adaptation aux enjeux de la société de son temps, aux systèmes techniques disponibles et à la culture propre de chaque société. Unité et universalité des principes d’un côté, adaptation à la diversité des réalités d’un temps et d’un contexte donné sont d’ailleurs le reflet d’un des volets essentiels de l’art de la gouvernance, volet familier en principe à l’Europe, construire à la fois plus d’unité et plus de diversité.

    Pour situer dans une perspective historique la gouvernance et la fonction publique européennes, il faut prêter attention aux étapes de la construction de l’Europe et de la fonction publique européenne, à l’évolution de la société européenne et mondiale, à l’évolution propre de la gouvernance.

    Commençons par les étapes de la construction européenne. Son objectif constant, fondateur, né des traumatismes de la seconde guerre mondiale, est d’assurer à notre continent une paix durable.

    L’unification du marché intérieur européen, la priorité accordée à l’intégration économique, les modes de gouvernance qu’ont découlé de cette priorité, en particulier le monopole de l’Union sur les règles d’organisation de la concurrence et la priorité accordée pour cela à l’élaboration de directives, ne sont pas consubstantiels à l’Europe. Elles n’en forment pas, pour l’éternité, la colonne vertébrale. Cette priorité à l’économie est née des circonstances et plus particulièrement de l’échec, en 1953, de la Communauté Européenne de Défense qui, dans le contexte de la guerre froide, donnait la priorité à une défense commune. La Communauté Européenne Charbon Acier (CECA), l’un des atouts maîtres des fondateurs de l’Europe, avait elle-même une dimension symbolique autant que pratique : c’était la mise en commun par les ennemis d’hier de la gestion du charbon et de l’acier, des moyens de se faire la guerre.

    Aujourd’hui, l’Europe est confrontée à deux défis majeurs intimement liés entre eux, c’est d’abord, la conception de la place de l’Europe dans un monde devenu radicalement interdépendant, où l’égalisation des niveaux de vie et des accès aux ressources naturelles rares, notamment énergétiques entre les régions du monde, est à la fois moralement souhaitable et techniquement inévitable. C’est ensuite, la conduite de la grande transition qui devra nous conduire d’un modèle de développement hérité des siècles passés et reposant sur « l’équilibre de la bicyclette » - l’équilibre ne se trouve que dans la croissance indéfinie – vers une société durable. Nous devons nous préparer à ce double changement de perspective. Les futures élites européennes auront à conduire ces deux mutations.

    Si l’on s’intéresse de plus près aux phases historiques de la construction européenne, on peut identifier grosso modo trois âges. Le premier est celui du militantisme inventif et de ce que Georges Berthoin, ancien chef de cabinet de Jean Monnet, qualifie de « chaos fondateur ». A ce premier âge, l’engagement dans la fonction publique européenne n’est pas le résultat d’un choix de carrière professionnel. C’est avant tout le résultat d’un choix militant : construire une Europe unifiée après le quasi suicide des deux guerres mondiales. L’improvisation fut de rigueur, la fonction publique bricolée à partir des traditions administratives des premiers États membres.

    La seconde période est celle de la stabilisation, de la bureaucratisation et, d’une certaine manière, de la désillusion. Nous vivons la fin de cette seconde période. Une fonction publique professionnelle et spécifique se forge en Europe. Elle a le mérite du professionnalisme. Elle parvient à faire naître, à partir de ressources humaines venues des différents États membres et marquées par chaque tradition administrative spécifique, les éléments d’une culture et d’une identité professionnelle communes. Les procédures se précisent, se complexifient, se rigidifient. Comme il arrive souvent, la société devient prisonnière des systèmes de gestion dont elle s’est dotée. D’année en année, la crainte du clientélisme et de la corruption se faisant obsession, les espaces d’invention se réduisent. Le respect des procédures devient une exigence si prégnante qu’on en perd de vue, comme dans toutes bureaucratie, les objectifs mêmes qui sont poursuivis. Les moyens se substituent aux fins. La lourde mécanique des appels d’offre, la séparation fonctionnelle entre ceux qui sont en charge de la définition des politiques et ceux qui sont en charge de les mettre en œuvre détruisent les capacités d’innovation, d’apprentissage, de conduite des processus à long terme.

    L’échec du Livre Blanc sur la gouvernance, l’augmentation du nombre d’États membres, la sous-administration chronique, la perte de vision et de charisme des dirigeants, la reprise en main inter-gouvernementale par les États membres, la faible collégialité du travail des commissaires et le cloisonnement des politiques qui en résulte, la confusion entre une modernisation instrumentale, symbolisée par le « new public management », et une réelle réforme de la fonction publique européenne, reposant sur une réflexion collective de ses propres membres, tout ce faisceau d’événements qui viennent se renforcer mutuellement conduit à un processus de sclérose bureaucratique rapide et, sur le fond, à une assez profonde désillusion voire à un cynisme. Le militantisme européen des débuts, avec la portée et les limites de l’improvisation, a rapidement fait place à un corps de fonctionnaires bien rémunérés, conscients d’assumer des responsabilités importantes dans un contexte où les ressources humaines disponibles sont souvent trop rares par rapport aux responsabilités exercées, mais en faisant fonctionner un appareil qui tend à se suffire à lui-même indépendamment des objectifs à long terme de la société.

    Il semble que cette fonction publique européenne entre maintenant dans un troisième âge, celui d’une auto reproduction des élites. Je ne dispose pas de chiffres détaillés à ce sujet et mon analyse repose sur un mélange d’observations qualitatives et de déductions logiques. Il serait facile - et d’ailleurs peut être ces données existent-elles déjà quelque part – de confirmer ou d’infirmer cette impression qualitative. La maîtrise des langues et un processus de sélection privilégiant la compréhension du fonctionnement des organes de l’Europe, de ses procédures et de la bureaucratie européenne donnent un avantage considérable aux enfants des fonctionnaires européens actuels, habitués depuis le plus jeune âge, tant par l’école que par le réseau social des parents, à se mouvoir dans un univers cosmopolite et imprégné, par osmose, de l’univers mental et administratif de leurs parents.

    Si c’est le cas, il ne faut pas sous-estimer l’impact qu’aurait à long terme sur l’Europe la constitution d’une noblesse de robe héréditaire, d’un microcosme bruxellois formé de la fonction publique européenne et des représentants des lobbies.

    Quand on évoque la dimension interculturelle de la gouvernance, on pense souvent à ce qu’il y a de plus apparent, la différence des cultures nationales mais on pense moins souvent à la différence de culture entre la fonction publique d’un côté et le reste de la société de l’autre. J’ai souvent insisté sur le fait qu’au sein même d’un pays, sans parler de l’Union Européenne, le rapport entre l’administration et le reste de la société doit s’analyser en termes de relations inter culturelles. L’administration a son langage, sa culture, sa définition de ce qui est concret et de ce qui est abstrait, sa conception de la temporalité. Le reste de la société a, sur tout ces sujets, sa propre conception. Ils parlent, pourrait-on dire, des langages différents. Le propre de l’administration, comme de tout groupe dominant, est d’imposer aux autres groupes sociaux le recours à son propre langage pour communiquer, en en faisant la condition même du dialogue 1.

    Pour ne prendre qu’un exemple, la formation aux métiers du développement accorde aujourd’hui plus d’importance à la compréhension des procédures européennes et du « cadre logique » dans lequel doivent être présentés les projets soumis à un appui financier européen, qu’à la compréhension des dynamiques de développement elles-mêmes. L’émergence d’une noblesse de robe héréditaire, avec ses privilèges fiscaux, son langage, ses réseaux sociaux fermés sur eux-mêmes aurait à long terme pour l’Europe des conséquences dramatiques. Elle éloignerait plus encore les institutions européennes des simples citoyens. Elle renforcerait la tendance paternaliste, déjà sensible dans les politiques de communication concoctées par la Commission : toute manifestation de défiance à l’égard de la construction européenne ne conduit pas à une réflexion critique et à une remise en cause interne mais à l’idée que « l’on a mal expliqué l’Europe aux citoyens », qu’une bonne communication descendante, unilatérale y palliera.

    Le défi n’est pas simple. On ne peut pas politiquement fixer des quotas d’enfants de fonctionnaires européens dans la future fonction publique européenne. La seule solution est de modifier radicalement les critères de sélection, de donner une prime importante, dans la sélection, à l’expérience professionnelle antérieure, à l’aptitude à analyser ses pratiques plutôt qu’à la connaissance des arcanes du fonctionnement européen, connaissance qu’il est facile de transmettre dans les écoles de formation et plus encore dans la vie courante.

    Venons en maintenant à l’évolution de la société elle-même. Je retiendrai, par une grande simplification, trois traits majeurs des évolutions actuelles.

    La première est relative à l’échelle des problèmes et à l’échelle de la construction des communautés humaines. La mondialisation est irréductible à la simple globalisation économique, à la simple unification des marchés. Tout est maintenant « glocal », c’est-à-dire à la fois global et local, pris dans de grandes évolutions mondiales et marqué par des réalités locales.

    Deuxième évolution, les défis auxquels sont confrontées les sociétés sont de plus en plus interdépendants, appellent des réponses intégrées. On ne peut plus se satisfaire, ni au niveau local, ni au niveau national ni au niveau européen, de la segmentation, du saucissonnage des administrations et des politiques qui caractérise encore trop souvent la gestion de la société et c’est ce qui explique l’importance décisive, paradoxale en apparence dans un contexte de mondialisation, des approches territoriales 2.

    La troisième évolution concerne la participation des citoyens à la vie de la cité. 30 % des européens de 25 à 34 ans ont fait des études supérieures. Internet s’est généralisé, créant des modes de communication interactive inimaginables il y a 20 ans. Les modalités de notre démocratie représentative, héritière d’une époque où seule une minorité était alphabétisée, où la communication à distance n’existait que par le long cheminement de l’écrit et où le cheval dominait les transports sont décalées par rapport aux nouvelles réalités de la société.

    Et cela me conduit au troisième élément de mise en perspective, la nécessaire révolution de la gouvernance. Cette révolution vaut pour l’Union Européenne mais elle vaut plus généralement pour tous les systèmes de gestion publique, au niveau local et national. Cette révolution de la gouvernance comporte deux étapes mentales successives.

    • La première a trait à l’introduction du concept même de gouvernance. J’entends ici par gouvernance non pas son pâle reflet dans des méthodes gestionnaires imitées, voire servilement copiées, des méthodes de gestion du secteur privé, méthodes dont la pertinence pour la fonction publique est selon moi profondément critiquable, mais plus généralement « l’aptitude des sociétés à se doter consciemment des régulations de tous ordres capables d’assurer leur survie, leur cohésion, leur sécurité, des relations harmonieuses avec les autres sociétés et avec la biosphère3 ». Cette première étape de la révolution de la gouvernance consiste en somme à dire : le fonctionnement administratif n’a pas de cohérence en soi. Il ne prend son sens qu’en référence et en insertion dans une approche et une compréhension plus larges des régulations dont se dote une société. Cette première étape de la révolution mentale est en principe facilitée en Europe par la cohabitation de multiples traditions administratives. Encore faut-il, et j’y reviendrai, que cette multiplicité soit systématiquement valorisée, comme matière première, dans les stratégies de formation.

    • La seconde étape de la révolution de la gouvernance est de dégager de l’expérience historique et comparative des principes généraux de gouvernance, très éloignés du formalisme institutionnel qui sert si souvent de base aux sciences administratives, principes dont il importe d’inventer les modalités d’application et de mise en œuvre dans chaque contexte particulier. En anticipation de ce que je développerai plus loin et pour concrétiser le propos, si tous les défis de la société sont « glocaux », aucun d’eux ne peut être traité à une seule échelle de gouvernance et les règles d’articulation des échelles de gouvernance deviennent de première importance.

    Il découle de la mise en perspective historique de la formation de la future fonction publique européenne qu’elle doit enseigner la pratique du dialogue interculturel avec la société européenne, en apprenant à aller vers les autres et à parler leur langage à l’égard des autres, au lieu d’exiger des autres qu’ils utilisent les codes et les formes du langage bureaucratique européen ; que la révolution de la gouvernance forme sa colonne vertébrale ; ce que seront les défis de la société mondiale et européenne dans 25 ans.

    2.Les enjeux

    Pour former la future fonction publique européenne il faut être porteur d’un projet politique pour l’Europe. La formation aux outils bureaucratiques de l’Europe actuelle, une attention excessive ou exclusive aux mécanismes actuels de l’intégration européenne et au fonctionnement de ses institutions créerait un dramatique effet de myopie. Pour reprendre le proverbe : « quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ». Pour être à la hauteur des enjeux, nous devons répondre successivement à trois questions : de quelle Europe le monde a besoin ? de quelle Europe l’Europe a besoin ? de quelle fonction publique les citoyens européens ont besoin ?

    Tout d’abord de quelle Europe le monde a besoin. La question n’est pas anodine, annexe. Elle est au contraire centrale. Notre espace domestique, notre oïkos, est maintenant le monde. L’un des défis principaux, j’oserais presque dire le principal défi, des prochaines décennies, est de faire émerger une communauté mondiale et, de là, une gouvernance mondiale, à la hauteur des interdépendances objectives entre les sociétés de la planète et entre l’humanité et la biosphère. Dans ce nouveau contexte, la distinction entre affaires intérieures et affaires internationales, entre politique intérieure et diplomatie, s’estompe voire disparaît. Le monde a pour cela besoin de l’Europe. Il en a besoin pour quatre raisons au moins.

    La première est que l’Europe est le berceau d’une des grandes civilisations or l’on n’aura pas trop de toutes les traditions des grandes civilisations pour répondre aux défis immenses qui nous attendent si l’on veut que nos arrières petits-enfants vivent dans un monde harmonieux ou au moins vivable.

    La seconde est que l’Europe est un des joueurs mondiaux importants sans avoir les moyens, même si elle le souhaitait, d’imposer au monde une quelconque hégémonie impériale. De sorte que l’Europe est par vocation, par nature, le chantre d’un ordre mondial multipolaire, entre la nostalgie étasunienne d’un ordre impérial et la tentation chinoise de plaquer sur le fonctionnement multipolaire du monde une logique de souveraineté exclusive des États héritée du modèle de l’État wesphalien et en permanence entretenue au sein de la population chinoise par le souvenir cuisant des ingérences européennes et japonaises du 20e siècle.

    La troisième raison est que, malgré toutes ses limites, le modèle de l’intégration pacifique européenne, la manière dont l’Europe a su se doter d’institutions conciliant dépassement des intérêts nationaux et respect des diversités constitue aujourd’hui, sur le marché des idées, des institutions et des expériences, le seul prototype valable, la seule source d’inspiration pour concevoir la gouvernance mondiale.

    Enfin, l’Europe est aujourd’hui, avec le Japon, l’ensemble humain, la communauté politique qui a commencé à prendre au sérieux la question du développement durable, de l’efficience énergétique, de la conciliation d’un haut niveau de bien être et d’un recours limité aux ressources naturelles rares. Cette mutation est encore incroyablement timide, comparée à l’ampleur des mutations qui nous attendent, mais elle n’en est pas moins réelle et politiquement revendiquée. Or, il va falloir dans les prochaines décennies, le changement climatique n’en étant qu’un symbole et un symptôme, se stimuler mutuellement entre les différentes régions du monde pour effectuer la grande transition, celle de l’égalisation des niveaux de vie et de bien être entre les différentes régions, dont l’émergence asiatique est la première expression, et celle de la conduite de la grande transition.

     

    On ne peut pas concevoir pour l’avenir de fonction publique européenne qui ne serait pas en permanence imprégnée de la compréhension des affaires mondiales et de la nécessité de dialoguer avec les autres régions du monde. Une mutation silencieuse a été entreprise ces dernières années, chaque Direction Générale de la Commission devenant en charge de ses propres relations internationales. Mutation de principe, encore peu traduite dans les actes : confrontées à la rareté des ressources humaines et à la lourdeur des procédures, les directions voient dans cette nouvelle mission une charge supplémentaire et déraisonnable. Mais, à terme, en amenant à traiter sur le même plan les affaires européennes et les affaires internationales, cette évolution peut conduire à une mutation culturelle de la fonction publique européenne du plus haut intérêt. De par la nature même de l’Europe, les fonctionnaires européens habitués à la recherche de consensus entre les États membres bénéficient, d’un apprentissage quotidien de la relation internationale qui n’a pas d’équivalent dans les bureaucraties nationales.

    Venons en au second enjeu : de quelle Europe l’Europe a besoin ? Les mêmes ingrédients se retrouvent qu’au niveau du monde mais je voudrais ici les préciser et les spécifier un peu plus. Le niveau européen, comme les autres, est confronté à la glocalisation de la société. Le pétard mouillé du Livre Blanc européen sur la gouvernance tient à la myopie des dirigeants de l’Europe, et plus particulièrement à la myopie des États membres. C’était l’occasion de prendre conscience qu’on ne peut pas construire l’Europe sur des compétences exclusives et limitatives. Cette délimitation de compétences a été le seul moyen trouvé pour éviter les ingérences permanentes du niveau européen dans la gestion des politiques nationales et locales c’est en réalité la plus mauvaise réponse possible.

    Le Livre Blanc offrait l’opportunité de mettre au cœur de la gouvernance européenne le principe de subsidiarité active qui régit la coopération entre différents niveaux de gouvernance4. Étonnant paradoxe. La fonction publique européenne, avec la méthode de concertation ouverte, a une avance culturelle certaine, une avance de fait, sans véritable légitimation théorique, dans la mise en œuvre du principe de subsidiarité active. L’importance exclusive accordée à la délimitation des compétences exclusives de l’Union conduit à sous-estimer cette méthode, la plus innovante dans la gouvernance européenne, et à essayer de se raccrocher aux domaines dans lesquels l’Europe a une compétence dominante ou exclusive. Ainsi, le monopole sur l’organisation du marché intérieur pousse la bureaucratie européenne, dans une stratégie classique de pouvoir, à rattacher le maximum de questions de la société à cette organisation du marché intérieur, seul moyen pour elle d’avoir voix au chapitre ou même d’imposer ses vues. Or, et c’est mon troisième point, cela pousse à une vision rétrograde de l’Europe.

    J’ai expliqué ce que la primauté à l’organisation et à l’unification du marché intérieur devait aux circonstances. Ce ne sera pas, dans l’avenir, le centre de gravité de l’Europe dont l’Europe a besoin. Sous l’influence, en particulier, de l’évolution des systèmes techniques et de la révolution des systèmes d’information, les filières de production s’internationalisent et de nouveaux équilibres vont devoir se trouver à l’échelle du monde entre unification des règles de concurrence et possibilité pour chaque région de disposer d’autonomie et d’initiative dans la conception de sa propre économie. Si ce nouvel équilibre n’est pas trouvé, bien des évolutions récentes montrent qu’il sera cherché sous des formes défensives de protectionniste, régressives, non pensées, non inscrites dans le droit international avec des effets en cascade difficilement maîtrisables et dont l’histoire, notamment celle de l’entre deux guerres, nous a montré les effets ravageurs.

    Or, cet équilibre entre l’unification des règles d’organisation d’une économie internationale et l’autonomie des différentes communautés au sein de ces règles communes ne peut pas s’arrêter aux frontières de l’Europe. Il faut inventer un nouvel équilibre au sein même de l’Europe. Non seulement, dans la formidable histoire de la construction européenne, le principe d’unification du marché a cessé d’être la force motrice, pour être remplacé notamment par le développement durable, mais les mécanismes mêmes d’unification des marchés seront progressivement enrichis ou amendés pour rendre possible, facile et désirable, l’initiative des communautés plus petites, nationales ou régionales au sein de l’Europe. Il y va tout simplement de l’avenir de l’aventure européenne. Les trois référendums, français, néerlandais et irlandais de 2005 et 2008, ont montré qu’il était de plus en plus facile de constituer des coalitions majoritaires anti-européennes, défensives, isolant les classes moyennes mobiles, pro-européennes engagées dans l’économie mondiale et capables d’y tirer leur épingle du jeu, face à tous ceux qui, à tort ou à raison, ont le sentiment de perdre leurs repères et leur sécurité.

    Les nouveaux moteurs de la construction européenne, à l’exception peut-être de l’unification inévitable (même si elle pour l’instant fort difficile politiquement) des politiques économiques et fiscales, le corollaire de l’Euro ne relèveront pas de la directive unificatrice qui était de règle pour la création du marché unique des marchés mais plutôt de méthodes de concertation ouverte, de la mise en œuvre systématique d’un double principe d’unité et de diversité. C’est à cela qu’il faut préparer la future fonction publique européenne.

    Enfin, de quelle fonction publique la société européenne a besoin ? J’aurais envie de parler ici de la grande bifurcation. Pour dramatiser un peu le propos on a le choix entre deux fonctions publiques européennes. D’un côté le modèle, déjà évoqué, d’une noblesse de robe héréditaire, experte de procédures européennes et exigeant de ses interlocuteurs la même expertise. Un microcosme uni par le double langage de la promotion de l’Europe à l’extérieur, car c’est son fonds de commerce, et du persiflage en interne, de l’auto dénigrement et du cynisme. Dans ce modèle, la fonction publique vit de son devoir de conformité, de son absence collective d’esprit critique, d’abord parce que l’on a rien connu d’autre et qu’on a pas de distance par rapport aux procédures, ensuite parce que les habitudes de confort étouffent le goût du risque qu’impliquerait une réflexion ouverte, collective et critique de l’Europe par ceux qui, du fait de leur position au cœur du dispositif, sont les mieux à même d’en analyser le fonctionnement.

    Deuxième branche possible de la bifurcation, le modèle d’une fonction publique consciente de l’enjeu historique phénoménal que constitue la construction européenne, consciente de l’avantage comparatif inouï que donne pour l’élaboration d’une théorie de la gouvernance l’aller et retour permanent entre traditions nationales et construction d’une nouvelle tradition européenne. Une fonction publique formée non à la conformité mais à la critique constructive. Une fonction publique plus embarrassante parce que moins docile et moins servile par rapport au Commissaires et aux pouvoirs politiques mais infiniment plus utile, à long terme, pour la société européenne elle-même. Une fonction publique, enfin, où le devoir de pertinence, la conscience aigüe de la responsabilité vis-à-vis de la population européenne, l’emporte sur le devoir de conformité.

    C’est évidemment vers la seconde branche de la bifurcation que mon cœur penche et c’est par rapport à la stratégie de cette deuxième branche que je vais maintenant exposer les méthodes.

     

    3.Les méthodes

    Premier élément de méthode, l’approche comparative. J’ai souligné combien la diversité des traditions administratives en Europe était favorable à la construction d’une théorie de la gouvernance. C’est en effet l’existence d’une multitude de traditions historiques et de formes concrètes de régulation de la société qui seule permet d’identifier sous la diversité de leurs expressions concrète l’existence de principes invariants.

    La formation de la fonction publique européenne ne doit pas privilégier l’initiation à l’Europe. Elle viendra toujours de soi, une fois en situation. Que de questions abstraites sur les bancs d’école qui se laissent appréhender de façon presque évidente lorsqu’on exerce au milieu de collègues ! Le temps de formation est au contraire le temps où l’on doit étudier, pour se structurer l’esprit, des réalités que l’on n’aura pas le temps plus tard, en situation professionnelle, d’appréhender et plus encore d’analyser.

    La chance formidable de la formation de la fonction publique européenne est de mettre ensemble des publics d’horizons culturels très divers. Cette diversité, comme on peut le vérifier dans d’autres situations pédagogiques, n’assure pas d’apprentissage automatique de la démarche comparative. Elle peut tout aussi bien donner un crédit particulier au discours du maître, chacun ayant envie de faire abstraction de ses propres spécificités pour se mouler au plus vite dans son futur statut professionnel. C’est une potentialité mais c’est à la démarche pédagogique de transformer cette potentialité en réalité. En outre, le fait d’être un jeune français, anglais, tchèque ou bulgare n’implique pas que l’on ait une connaissance précise et a fortiori une réflexion critique sur le système de gouvernance de son propre pays. Si c’était le cas, chaque usager serait un expert du système ! La construction d’une réflexion collective par une démarche comparative doit donc s’organiser au plan pédagogique. Il faut pour cela privilégier des travaux collectifs d’étudiants amenant chacun d’eux à aller enquêter dans un pays qui n’est pas le sien (car l’étrangeté permet plus facilement de questionner les évidences) et à divers niveaux de gouvernance éventuellement muni d’une grille commune d’analyse de la gouvernance ou, plus ambitieux encore, chargé d’élaborer sa propre grille à partir de l’observation des faits qu’il voit.

    Chacun fait des fiches d’expérience de ce qu’il voit puis c’est une analyse collective qui vise à identifier les questions communes au delà de la diversité. L’ensemble, au fil des années, devrait constituer une base de données internationale d’expériences et d’analyses d’une grande valeur, a fortiori si l’occasion est donnée aux stagiaires, après la phase de réflexion collective, de retourner sur leur terrain d’observation, de restituer les conclusions à ses interlocuteurs et d’en recueillir les remarques.

    Le deuxième élément de méthode est l’aller et retour entre pratique et théorie. La gouvernance, est un art. Comme l’exercice de la responsabilité, de la résolution des dilemmes éthiques, cet art ne peut pas s’apprendre sur les bancs d’école. Mais si, sur les bancs de l’école, on absorbe sans esprit critique, faute de points de référence concrets, un corps conceptuel prédigéré, c’est ce corps qui, dans l’exercice de la pratique, constituera le cadre de pensée conscient ou inconscient qui informera l’action sur le long terme.

    Tout autre sera l’approche si l’ont fait de l’existence d’une pratique préalable de plusieurs années, soit au niveau local, soit au niveau national, l’un des critères de recrutement. Dans cette hypothèse, se retrouver avec d’autres, venant d’autres pays, d’autres traditions et d’autres horizons, dans une situation de formation qui donne le temps de réfléchir pourra aider chacun à décanter sa pratique. L’étape d’écriture de l’expérience de chacun, sous forme de mémoire ou d’une série de fiches d’expériences, pourrait être la première étape de la formation, voire un critère de sélection, en tout cas un élément central du cursus.

    Se forgera alors une habitude de la réflexion théorique à partir de la pratique et de l’examen en commun de ces pratiques qui prépareront puissamment les futurs professionnels de la fonction publique européenne à l’exercice, dans leur futur métier, de cet aller et retour à la fois individuel et collectif entre pratique et théorie.

    Troisième élément de méthode inverser ce qui est immobile et ce qui est mobile. Je m’explique sur cette formule sibylline. Les jeunes fonctionnaires européens qu’on rencontre semblent avoir la fonction publique européenne pour unique horizon, si ce n’est le « pantouflage » au sein des nombreux lobbies où ils sauront valoriser plus tard leur carnet d’adresse. Ça, c’est l’élément d’immobilité. Mais, à l’intérieur de ce cadre immobile, la politique des ressources humaines, au nom de la lutte contre la sclérose et de l’homogénéisation du corps social des fonctionnaires fait circuler chacune d’une fonction à l’autre à un rythme trop élevé pour lui permettre de se construire une véritable expertise et de véritables réseaux de travail.

    La Commission n’est pas la seule à pratiquer ainsi ce jeu de chaises musicales; Cette méthode est, aux yeux de ses promoteurs, la garantie que ne se constitueront pas des féodalités qui feront écran tout aussi bien aux volontés politiques du Collège des Commissaires qu’à la neutralité nécessaire à la libre concurrence. Mais cette mobilité, selon moi, est une véritable négation de la compétence ou, plus subtil et plus grave encore, fait de la maîtrise des procédures et symboles du système européen le cœur ou le contenu exclusif de la compétence professionnelle.

    Selon moi l’enjeu de la pertinence de l’action européenne est devenu maintenant tel, qu’il faut préférer une autre mobilité et une autre immobilité. Une autre mobilité, comme je l’ai déjà mentionné, en exigeant un passage long, pas seulement un stage initiatique, dans d’autres fonctions de gouvernance à d’autres échelles, notamment à l’échelle territoriale et locale qui est selon moi un des espaces privilégiés de l’apprentissage de la gouvernance. Et une autre immobilité : si l’on veut que l’Europe ait une âme et la fonction publique un caractère, il faut permettre aux fonctionnaires européens de se doter d’une véritable compétence professionnelle sur les questions qu’ils traitent, d’un véritable capital de confiance avec leurs interlocuteurs, ce qui suppose une beaucoup plus grande stabilité dans les postes.

    Quatrième élément de méthode, l’existence de phases de formation où les futurs fonctionnaires européens sont sur le même banc que d’autres publics, des moments où ils se trouvent à égalité dans la démarche pédagogique et non dans le rapport dissymétrique où l’un représente l’Union Européenne et l’autre d’autres intérêts. C’est le seul moyen d’apprendre le dialogue interculturel. On ne manque pas de jeux de rôle pour amener des syndicalistes, des dirigeants de la société civile ou des représentants des entreprises à se mettre dans la peau d’un haut fonctionnaire européen et vice versa.

    Cinquième dimension pédagogique, la plus structurée, raison pour laquelle je l’ai gardée pour la fin, organiser l’ensemble du cursus autour des cinq principes fondamentaux de gouvernance :

    1.la légitimité et l’enracinement dans l’exercice du pouvoir, avec les cinq conditions de la légitimité : répondre à un besoin réellement ressenti par la société ; gérer selon des méthodes, principes et normes connus et reconnus, familiers au reste de la société ; faire exercer le pouvoir par des personnes compétentes et dévouées au bien commun ; veiller à la réelle adéquation des agencements institutionnels adoptés aux objectifs poursuivis ; respecter le principe de moindre contrainte en s’assurant en permanence que les limites à la liberté posées au nom du bien commun sont les plus légères possibles au regard de l’importance du bien commun lui-même.

    2.Deuxième principe : démocratie et citoyenneté. Permettre, au delà du légalisme des formes institutionnelles, que tout membre de la communauté soit partie prenante de la définition et de la mise en œuvre du bien commun, se sente avoir voix au chapitre. Construire une citoyenneté fondée sur un équilibre des droits et des responsabilités.

    3.La pertinence et l’efficacité des agencements institutionnels mis en place. Une réflexion permanente sur l’ingénierie institutionnelle, c’est-à-dire sur l’art de concevoir des agencements institutionnels dont la logique organique aille véritablement dans le sens des buts poursuivis5.

    4.La coproduction du bien commun. Le bien commun aujourd’hui ne peut plus découler de l’action d’un seul acteur. Les règles de coopération et de partenariat entre acteurs sont donc décisives. C’est en rupture avec la tendance si fréquente, du moins au sein de certaines bureaucraties nationales, de tracer une frontière étanche entre le public et le privé, frontière privilégiant la définition juridique plutôt que la réalité des choses. Il ne s’agit donc pas de faire entrer le loup du privé dans la bergerie du public, de subordonner l’action publique aux intérêts privés. Cette subordination que l’on peut observer fréquemment s’exerce bien mieux dans l’opacité d’une séparation théorique que dans la transparence des partenariat ! « On ne ramasse pas une pièce avec un seul doigt » dit un proverbe africain. On ne construit pas seul le bien commun. D’ailleurs, de son côté, l’action privée n’existe plus de façon pure. Les capitaux matériels, immatériels, humains et naturels nécessaires à la productivité de l’activité économique sont tous, en réalité des capitaux mixtes.

    5.L’articulation des échelles de gouvernance la manière de concevoir la relation entre l’action à différentes échelles. Cela comporte à la fois les modalités d’articulation des échelles de gouvernance, le principe de subsidiarité active, mais aussi les nouvelles formes de passage du local au global, par l’organisation en réseau plutôt que par une organisation hiérarchique en poupées russes.

    Ces cinq principes, déduits de l’analyse comparative, deviennent le cadre conceptuel de base à partir duquel les stagiaires sont appelés à analyser les différentes expériences, non en prenant ces principes comme des textes sacrés et une théorie tombée du ciel mais comme un état de l’art à un moment donné, que la confrontation à de nouvelles expériences permettra de corriger, d’approfondir, d’enrichir. On aura noté à cet égard que ces principes ne sont pas indépendants, qu’ils se renvoient les uns aux autres et qu’ils nécessitent de ce fait, par construction, une approche systémique. Or cette approche systémique est au cœur de la pertinence de l’action publique future à l’égard de la société.

    Notes

    (1) Cette thèse demande bien évidemment un long développement : on en trouvera de nombreuses illustrations dans : André Talmant – Pierre Calame l’Etat au coeur - Desclé de Brower 1997

    (2) Là aussi de longs développements seraient nécessaires pour étayer cette affirmation. On pourra les trouver dans Pierre Calame – La démocratie en miettes – Descartes et Compagnie 2003 ou dans Pierre Calame – Essai sur l’oeconomie – Édition Charles Léopold Mayer 2009

    (3) Pour le développement du concept de gouvernance : Pierre Calame : « La démocratie en miettes » - Descartes et Compagnie – 2003.

    (4) Pour une présentation détaillée des origines et des modalités de mise en œuvre du principe de subsidiarité active voir Pierre Calame – la Démocratie en miettes – op.cit.

    (5) Ce principe d’apparent bon sens est en soi une révolution tant l’ingénierie institutionnelle est un art peu partagé. J’ai par exemple montré à propos de la Coopération européenne avec les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) que les procédures mises en place étaient si contraires à l’efficacité des actions de développement que la Coopération européenne n’était pertinente que par effraction, que la pertinence ne s’obtenait que par contournement des règles.

    Voir à ce sujet le dossier DAF « Mettre la coopération européenne au service des acteurs et des processus de développement », Éditions Charles Léopold Mayer, avril 1999

    (6)Pour leur genèse voir P.Calame « La démocratie en miettes ». Op.cit.

     

    Voir Aussi