Análisis
Les mutations de l’Etat-Nation face à la mondialisation
Conférence lors des rencontres de Versailles, 16 juin 2000 dans le cadre de la table ronde : « Où va l’Etat-Nation ? »
junio 2000Pour Pierre Calame, l’Etat-Nation est appelé à changer profondément face aux mouvements de mondialisation et de globalisation. Le caractère commun des défis posés à la gouvernance, quelle que soit son échelle, et la centralité de l’articulation entre ses échelles sont les deux éléments qui sous-tendent l’apparition de cette gouvernance. Ils guideront également l’évolution des Etat-Nations, autour de quatre axes : la nécessité de repenser Etat et démocratie, de développer des partenariats entre Etat et société, de mettre en pratique le concept de subsidiarité active et d’insérer l’Etat-Nation dans des systèmes en réseaux.
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L’Etat-Nation sera un acteur essentiel du futur système mondial en cours de construction mais il est appelé à une profonde évolution. Pourquoi et dans quel sens, c’est ce que je voudrais évoquer brièvement.
Nous vivons actuellement deux mouvements liés entre eux mais de natures différentes : un mouvement de mondialisation, qui fait vivre l’ensemble de l’humanité sur un seul et même bateau petit, fragile et peuplé, où les interdépendances entre tous les êtres humains croissent chaque jour ; un processus de globalisation économique qui unifie les marchés et étend sans cesse l’emprise de l’économie marchande. Pour paraphraser Ghandi, notre planète est suffisante pour satisfaire les besoins de tout le monde mais trop petite pour assouvir les appétits de chacun.
On entend parler souvent de « village planétaire » ou de « village global ». Mais un village se caractérise par la solidarité entre ses membres. En ce sens, le village planétaire demeure à construire. En une cinquantaine d’années, la conscience d’humanité a émergé, la conscience d’êtres humains appartenant à un même ensemble et partageant d’une certaine manière une même histoire et une même communauté de destin. Le concept de « crime contre l’humanité », par lui-même, est un signe de cette prise de conscience. Mais nous devons encore passer de la conscience d’humanité à la construction d’une communauté internationale. C’est le grand défi des prochaines décennies. Et, dans cette communauté internationale, nous avons à bâtir les conditions d’une gouvernance démocratique et efficace, qui permette à la fois d’assumer notre unité et de respecter notre diversité.
Ces exigences dessinent les contours de l’évolution nécessaire de l’Etat. Celui-ci, en effet, ne peut plus se penser en dehors d’une question plus vaste : comment nos sociétés apprendront-elles à construire les régulations qui garantissent leur avenir à long terme ? C’est la définition que je donne au mot gouvernance : l’art des sociétés de construire de façon volontaire un ensemble de régulations.
Or, ces sociétés sont interdépendantes et vont être confrontées à de gigantesques mutations car les modèles de développement et les systèmes mentaux et institutionnels sur lesquels nous avons assis notre développement matériel, scientifique et technique au cours des derniers siècles sont maintenant dans une impasse.
Ces mutations, comparables par leur ampleur à celles qui nous ont fait passer du Moyen Age au monde moderne, se manifestent aussi par un changement d’échelle et de nature des problèmes. Les défis sont mondiaux. Les rapports entre humanité et biosphère se posent dans des termes nouveaux, maintenant que la consommation annuelle de l’humanité dépasse largement les capacités de reproduction de la biosphère. Les relations entre richesse et pauvreté se posent dans des termes nouveaux quand l’information et les modèles de comportement se diffusent dans le monde entier. L’impact des sciences et des techniques sur le vivant pose des problèmes éthiques radicalement différents de ceux du passé etc.. Ces changements d’échelle et de nature mettent en question les échelles, les méthodes et les idéologies construites au cours du siècle pour les régulations publiques. A commencer par l’Etat.
Or, les grands acteurs économiques et sociaux, principalement les Etats, les entreprises multinationales, qui apparaissent aux yeux du public les plus directement responsables de cet état de fait et les mieux à même de conduire ces mutations ne sont pas, en réalité, préparés à les conduire. Ils ont trop d’intérêts investis dans l’ordre existant, trop de territoires de pouvoir à défendre, trop d’engagements dans le court terme et trop de myopie par rapport au long terme. Ils vivent, autant que nous et peut être plus que nous, sur un système de pensée dépassé ; pour ne prendre qu’un exemple, songeons à la manière dont nous nous représentons la coupure entre la sphère publique et la sphère privée alors même que l’impact des activités privées est tel pour notre avenir que cela confère aux acteurs privés une véritable responsabilité publique.
Mais cette impréparation des grands acteurs économiques sociaux à conduire les mutations nécessaires a deux conséquences également dramatiques. Elle produit, tout d’abord, la schizophrénie des détenteurs de pouvoir. Hommes politiques, financiers, dirigeants de grands groupes, tiennent souvent en privé un discours d’inquiétude qui contraste avec le caractère lénifiant et politiquement correct de leur discours public. Cette schizophrénie des gens de pouvoir a pour parallèle un profond sentiment d’impuissance des citoyens ordinaires qui voient qu’il n’y a pas de pilote dans l’avion.
Ceci crée un nouvel espace pour la société civile. C’est à elle de s’organiser pour sortir du sentiment d’impuissance, pour penser et préparer de manière libre, à l’échelle internationale et par un dialogue interculturel les mutations à venir. Le modèle d’action collective de demain n’est pas la coalition entre Etats mais bel et bien l’alliance de citoyens pour un monde plus responsable et plus solidaire. L’ordre mondial fondé sur les rapports entre Etats-nations souverains contrôlant chacun son territoire a vécu.
Chacun sent bien qu’au regard de la mondialisation et de la globalisation économique, il faut mettre en place des formes nouvelles de gouvernance mondiale intégrant et dépassant le fonctionnement classique des Etats Nations.
Je vois deux éléments centraux dans cette gouvernance en construction et ces deux éléments vont guider aussi bien l’insertion des Etats Nations dans des ensembles plus vastes que l’évolution des Etats Nations.
Le premier élément c’est le constat de défis communs à la gouvernance à toutes les échelles. Je n’ai pas ici le temps de développer ce constat mais il est évidemment fondamental. Que l’on analyse à l’échelle locale les problèmes de gestion d’une ville ou à l’échelle mondiale le fonctionnement d’une agence des Nations Unies, on trouve les mêmes problèmes : la sectorisation de l’action, les difficultés à entrer en réel partenariat avec la société civile, les tensions entre le « politique » et « l’administratif », etc…
Le second élément, c’est le caractère central de l’articulation des échelles de gouvernance. Aucun problème ne peut se régler à un seul niveau de gouvernance. Les collectivités locales de base doivent articuler leur action avec les autorités d’agglomération, les régions, les Etats et, au delà, les organisations supranationales.
L’articulation de ces échelles de gouvernance est en général mal conçue. C’est en effet un problème dont l’importance est nouvelle. Il n’a été jusqu’à présent traité que de façon marginale, par un simple partage de compétence entre les différents niveaux de gouvernance.
Si l’on rapproche ces deux éléments, défis communs et articulation des échelles, on voit émerger un nouveau principe de gouvernance, celui de la subsidiarité active. Il repose sur une idée simple : les solutions sont toujours particulières et spécifiques mais les questions, elles sont constantes et c’est autour de ces questions constantes que l’on peut énoncer des principes directeurs qui guident la coopération entre les niveaux de gouvernance.
Voilà le cadre général dans lequel s’inscrit, doit s’inscrire, l’évolution de l’Etat. Plus que jamais, l’Etat Nation est un intermédiaire important, je dirais presque indispensable dans nos sociétés. Ce n’est pas le moyen de gérer une société close sur elle-même mais le moyen qu’une société « soit au monde » participe à la construction de l’humanité et de la communauté mondiale.
Je vois quatre grands axes à l’évolution de l’Etat en soulignant combien la plupart des débats à ce sujet, y compris celui que je viens d’entendre, me paraissent passer à côté de l’essentiel : qu’ils se focalisent sur des questions de science politique alors que, à mes yeux, les véritables questions sont en amont - la construction de la communauté mondiale - et en aval - les « cuisines » administratives, les mécanismes fins de fonctionnement administratif et culturel de la bureaucratie.
Le premier axe d’évolution vise à repenser l’Etat et la démocratie. Par exemple, l’accent est traditionnellement mis dans la réflexion sur la politique et la démocratie sur le moment de la décision et du choix. Choix entre les solutions alternatives quand il s’agit des décideurs politiques, choix d’un représentant quand il s’agit de mettre en œuvre la démocratie élective. Mais, dans un système complexe, le moment politique essentiel n’est pas celui du choix entre solutions mais celui de la construction d’une solution possible. Le pouvoir réel se déplace du pouvoir de décision vers le pouvoir de proposition. Organiser le débat démocratique et construire des processus collectifs d’élaboration et de discussion de propositions devient le cœur de la démocratie.
Le second axe vise à donner à l’Etat la capacité réelle d’agir en partenariat avec la société, qu’il s’agisse des acteurs économiques et sociaux ou de ce que l’on appelle communément la « société civile ». Cela implique un changement culturel au sein des appareils publics, une transformation des modes de fonctionnement, une autre gestion du temps pour que les appareils publics puissent entrer en dialogue et en projet avec les autres acteurs. Au-delà, cela oblige à redéfinir la sphère publique et la sphère privée et les rapports entre le public et le privé.
Le troisième axe vise à mettre au centre de la gouvernance l’articulation des échelles en mettant en pratique le principe de subsidiarité active. La problématique de la souveraineté est dépassée. La question, encore une fois, est de savoir si l’existence d’un Etat-nation va permettre à une société concrète « d’être au monde », de participer à la construction de son avenir. Un Etat Nation, et je pourrais prendre en particulier l’exemple de la France, puissance moyenne à fortes traditions étatiques, n’est plus souverain sur aucun des grands phénomènes qui modèlent son avenir, qu’il s’agisse des sciences et des techniques, de l’économie, de la monnaie, de la sécurité, etc.. Il ne peut s’attaquer valablement aux réels défis de la société qu’en entrant en partenariat avec les collectivités locales en dessous de lui, avec l’Europe et le monde au- dessus de lui. C’est cela qu’il faut mettre au centre de la pensée politique.
Le dernier axe en découle : au lieu de penser la gouvernance en terme de poupée russe, d’emboîtement rigide entre collectivités de différents niveaux où l’on privilégierait la carcasse particulièrement rigide de l’Etat Nation comme le niveau essentiel, il faut apprendre à insérer les collectivités locales, les Etats comme les sociétés civiles dans des systèmes en réseau.
Je ferai observer pour terminer à quel point le concept d’une république une et indivisible est décalé aujourd’hui de la nécessité de gérer à l’échelle mondiale à la fois l’unité et la diversité. L’évolution de l’Etat appelle des stratégies de changement dans la durée, bien au-delà d’un mandat gouvernemental. En l’absence d’une telle stratégie, le monde politique continuera à se comporter vis-à-vis de la réforme de l’Etat en pompier pyromane, interdisant par ses comportements le changement qu’il appelle pourtant sans cesse dans ses discours.
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