Synthesis

Regards croisés sur la démocratisation et la gouvernance au Maghreb

Synthèse d’une étude effectuée en 2007 par un groupe de sept étudiants-chargés de mission dans le cadre d’un partenariat entre Science-Po Paris et l’IRG

Table of content

Les processus de démocratisation et de gouvernance sont analysés à l’aide d’une approche comparative entre quatre pays : le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye. L’étude montre la permanence des dynamiques historiques dans les processus de modernisation actuels. Chaque pays est présenté à la fois avec ses spécificités et dans son appartenance socio-historique et culturelle à l’ensemble maghrébin. Les similitudes et différences entre les pays sont étudiés à trois niveaux.

  • 1. Les trajectoires historiques d’abord, en dissociant l’avant et l’après indépendances. Les pays étudiés présentent une homogénéité sur les plans culturel, religieux et coutumier. Aussi, ils ont tous été colonisés par des pays occidentaux puis ont lutté pour l’indépendance. Leur hétérogénéité se manifeste surtout dans les institutions et les situations politiques nationales après les indépendances. Cependant la tendance à la centralisation du pouvoir et à la prééminence de l’exécutif héritée du passé se perpétue, aujourd’hui remise en cause par les pressions en faveur d’une démocratie locale, qui rencontrent des réponses diversifiées.

  • 2. Les acteurs de la démocratisation ensuite, en insistant sur les porteurs de changement, l’organisation de la société civile et l’islam. L’opposition politique, sous sa forme moderne ou traditionnelle, n’est pas un véritable contre-pouvoir, car privée de perspective d’accession au pouvoir, elle est contrainte de collaborer avec les autorités en place. La société civile rencontre la même difficulté et concentre ses protestations sur des questions socio-économiques qui se traduisent difficilement en revendications politiques. Quant aux réactions actuelles des autorités publiques à la montée de l’islamisme, elles sont très variables selon les pays. Mais dans chacun d’eux, l’omniprésence de la problématique islamiste pèse lourdement sur les possibilités d’alternatives aux régimes en place.

  • 3. Enfin, l’étude aborde la question des « bailleurs de fonds » et de la « bonne gouvernance », ses diverses définitions et sa réception dans les pays du Maghreb étudiés. Au delà des divergences de définitions de la « bonne gouvernance » entre les différents bailleurs de fonds, leurs approches convergent dans le sens d’une apparente technicité de la gouvernance et d’une prétendue neutralité politique des bailleurs et de la communauté internationale. La réponse des régimes du Maghreb se traduit sous forme de « stratégies de survie » très différentes d’un pays à l’autre.

1. Introduction

Cette étude analyse les processus démocratiques et l’évolution de la gouvernance dans quatre pays du Maghreb : le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye. Elle poursuit un double objectif : pédagogique d’abord par la mise en situation professionnelle « tutorée » d’étudiants ; opérationnel ensuite, l’IRG ayant utilisé les résultats de l’étude pour préparer un colloque international sur cette thématique.

Pour comprendre les processus de modification de la gouvernance et de démocratisation, l’étude a analysé les systèmes politiques des quatre pays concernés, systèmes construits et évoluant selon des rapports de force et d’alliance entre de nombreux groupes et sensibilités, à l’intérieur comme à l’extérieur des pays. L’impact de l’action des « bailleurs de fonds », comme les Nations Unies, la Banque mondiale, l’Union européenne ou la France sur les systèmes politiques maghrébins, fait donc partie intégrante de l’étude.

Sur le plan de la méthode, Babel a combiné l’analyse de la littérature disponible, des entretiens auprès de spécialistes en France et deux missions de terrain, l’une au Maroc et l’autre en Libye, qui ont été l’occasion de rencontrer des universitaires et des acteurs politiques nationaux et internationaux. Les échanges entre les étudiants-chargés de mission aux compétences diversifiées ainsi qu’avec le tuteur de l’atelier et les responsables de l’étude à l’IRG ont enrichi l’analyse collective. La multiplication des sources et des rencontres a constitué un élément primordial pour comprendre le sujet dans sa globalité et mieux saisir des nuances et des sensibilités parfois plus importantes que les approches théoriques.

« Babel », le groupe auteur collectif de ce rapport souhaite exprimer le grand plaisir qu’ils ont éprouvé à travailler ensemble durant trois mois, ainsi que leur satisfaction de voir les efforts consentis aboutir à un document riche et, ils l’espèrent, utile et intéressant.

 

Cette synthèse présente les résultats de cette étude. Elle est complétée par douze notes d’analyse, huit comptes-rendus d’entretien et trois fiches de lecture. Elle est structurée en trois parties. Le premier chapitre analyse l’homogénéité et la diversité des systèmes politiques des quatre pays étudiés. Le deuxième chapitre est consacré aux grands acteurs du jeu politique de ces pays : l’Etat, la société civile, les partis politiques, les nouvelles institutions démocratiques, les structures traditionnelles de pouvoir, etc. Enfin, la troisième partie analyse le concept de bonne gouvernance, y compris dans la multiplicité des sens que lui donnent les bailleurs au Maghreb.

2. Le Maghreb: ses particularités et ses défis

Le Maghreb constitue-t-il un espace géographique, socioéconomique et politique suffisamment homogène pour être appréhendé dans une même analyse ? Les quatre pays étudiés, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye, présentent certaines caractéristiques communes qui justifient une approche globale, la plus importante étant la prédominance d’un pouvoir fort. En même temps, les trajectoires socio-historiques de ces pays ont fortement divergé depuis leur accession à l’indépendance et la mise en place de systèmes politiques nationaux.

2.1. Le Maghreb, un espace entre homogénéité et hétérogénéité

Le Maghreb, littéralement « pays du soleil couchant », regroupe historiquement trois pays, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. L’Union du Maghreb Arabe (UMA) est créé en 1989, ce « Grand Maghreb arabe » regroupe cinq pays. Aux trois premiers pays s’ajoutent la Libye, à l’Est, et la Mauritanie, au Sud-Ouest.

Cet accord, et les difficultés des pays signataires à lui donner une substance et une cohérence, témoigne des traits communs à ces Etats, mais il met aussi en lumière les divergences qui empêchent pour le moment d’envisager une intégration régionale.

Le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye sont très proches sur le plan historique et socioculturel. Anciennement habités par des peuples berbères (mais aussi Kabyles, Bédouins..) ils ont connu une vague d’islamisation et d’arabisation au VIIè siècle. Les peuples du Maghreb présentent une assez forte uniformité sur les plans culturel, religieux et coutumier. Elle s’explique en partie par le contexte géographique qui conditionne le mode de vie des populations. Ces pays ont connu à partir du XIXè siècle des trajectoires historiques relativement similaires : la colonisation par les pays occidentaux d’abord, puis la lutte contre l’occupant qui a fédéré le sentiment d’une identité nationale, d’une destinée commune et d’un vouloir vivre ensemble. Enfin, les quatre pays affrontent, chacun à sa manière, les mêmes questions délicates et cruciales de la démocratisation et du développement.

Ces points communs se combinent avec l’hétérogénéité des institutions et des situations politiques nationales. Pour comprendre les divergences des trajectoires nationales, il est nécessaire de remonter à la période des indépendances et à la naissance des Etats modernes.

L’Etat se consolide ainsi différemment en Tunisie, en Libye, au Maroc et en Algérie. En Libye, indépendante en 1951, le pouvoir est confié au roi Idris Ier qui choisit la voie « du pluralisme social et non politique ». En 1969, le colonel Kadhafi mène un coup d’Etat contre le roi et change radicalement la politique de son pays. En 1977, il proclame ainsi la « Jamahiriya arabe libyenne » populaire et socialiste.

La Tunisie et le Maroc obtiennent leur indépendance en 1956 et s’inscrivent dans la logique des sociétés «libérales». Mais alors que le Maroc conserve la monarchie et consacre le multipartisme dans la Constitution, la Tunisie opte pour la voie républicaine tout en imposant, de fait, un parti unique, le Parti Socialiste Destourien (PSD). Le Bey Lemine est déposé en 1957 et remplacé au sommet de l’Etat par Habib Bourguiba.

L’Algérie obtient plus tard son indépendance, en 1962, à la suite d’une guerre qui fait des dizaines de milliers de victimes. Elle choisit d’instaurer un parti unique, le socialisme d’Etat et donc une économie planifiée.

L’hétérogénéité des trajectoires des quatre pays depuis les indépendances induit des règles du jeu différentes. Pourtant, les dirigeants comme les populations des ces pays ont des conceptions du pouvoir et des institutions relativement proches.

2.2. La singularité et la pluralité du fonctionnement politique au Maghreb

Depuis leur indépendance, les Etats du Maghreb ont réformé plusieurs fois leurs constitutions, sous la double pression des sollicitations internationales et des mouvements sociaux internes (partis politiques de l’opposition, révoltes populaires…). Aucune de ces réformes n’a modifié en profondeur la nature des régimes. Seule la Libye n’a subi aucune évolution constitutionnelle, le Livre vert n’ayant pas été modifié, même s’il a perdu sa pertinence et sa prise sur le réel. La domination du pouvoir exécutif et la prépondérance du chef de l’Etat marquent le paysage politique des quatre pays. Ce trait relève d’une réalité historique ancienne. Les sociétés maghrébines se caractérisaient ainsi déjà, avant la colonisation, par « le rôle subalterne du Premier ministre », nommé «Vizir », qui conseillait et portait assistance au Calife ou au Roi pour gérer « les affaires des tribus et la politique intérieure ». Le pouvoir du Vizir s’est ensuite renforcé. Il a même partagé le pouvoir exécutif avec le Calife à certains moments. Néanmoins, le Vizir ne s’est jamais débarrassé de sa fonction d’agent subalterne et il n’a jamais disposé d’une véritable marge de manoeuvre, et donc d’un contrôle effectif sur la société.

Les légitimités des chefs d’Etats au lendemain des indépendances ont fondé leur prépondérance dans les systèmes politiques. Même si cette légitimité varie selon les pays, chaque dirigeant du Maghreb l’utilise pour façonner les institutions constitutionnelles à son image, et s’octroyer des prérogatives croissantes dans l’exercice du pouvoir.

L’héritage historique et politique de ces pays explique en partie que les constitutions nationales consacrent la prédominance du pouvoir exécutif et une bipolarisation déséquilibrée du pouvoir entre le chef de l’Etat (roi au Maroc, président en Algérie et en Tunisie) et le Premier ministre, mais également les autres institutions comme le gouvernement, le parlement, la justice.

Une forte centralisation caractérise également le pouvoir dans ces quatre pays. Elle est relativement ancienne dans les pays arabes. La nature et l’importance du particularisme varient néanmoins selon les pays : par exemple, le problème du Sud marocain ou l’opposition entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque placée sous l’influence de la famille Senoussi en Libye.

Cette centralisation commence à s’atténuer, notamment au niveau territorial. La communauté internationale fait pression en faveur d’une démocratisation locale et favorise la montée en puissance des autorités territoriales. Le pouvoir central est lui même conscient du manque d’efficacité et de démocratie de la concentration géographique actuelle du pouvoir.

Chaque pays aborde néanmoins le défi de la démocratisation locale à sa manière. Le Maroc privilégie ainsi la décentralisation alors que la Tunisie s’oriente plutôt vers la déconcentration selon des modalités qui maintiennent le caractère hiérarchisé de l’organisation politico-administrative du pays.

En conclusion, l’étude des systèmes politiques des quatre pays montre que les régimes politiques sont institutionnellement et juridiquement différents mais que cette différence s’estompe dès lors qu’on prend en compte la réalité des pratiques politique des Etats. A l’inverse, certaines évolutions apparemment similaires, comme le processus de décentralisation et de démocratie locale, se traduisent par des approches diverses et se concrétisent différemment.

3. Quels acteurs pour une nouvelle gouvernance au Maghreb ?

Depuis les indépendances, les régimes du Maghreb ont fait preuve d’une remarquable continuité, même s’ils n’ont pas toujours fait l’économie de la violence selon un cycle bien connu : mécontentement et provocation, répression, rébellion.

Existe-t-il des acteurs porteurs de changement dans ces différents pays et qui sont-ils ? Quels sont leur poids et leur place dans les systèmes socio-politiques actuels ? Sont-ils porteurs de projets réellement innovants et quelles sont leurs capacités à mettre en place des pratiques politiques effectivement différentes ?

Ces questions sont analysées dans la suite de cette note sous trois angles : le rôle et l’évolution des autorités traditionnelles, la montée en puissance de la société civile et enfin la réponse des partis politiques au « défi islamiste ».

3.1. L’opposition et les contre-pouvoirs au Maghreb

Les notions de contre-pouvoirs et d’opposition ne recouvrent pas la même réalité au Maghreb que dans les pays développés.

Au Maghreb, une autorité unique dispose de l’essentiel du pouvoir, sans équilibre réel entre les trois pouvoirs reconnus par les constitutions. Il n’existe donc pas pour l’instant d’opposition politique véritable, à l’exception du Maroc où l’alternance commence à devenir une réalité – encore modeste. Face à la difficulté ou l’impossibilité de mettre en place une alternance politique démocratique, les contre-pouvoirs s’exercent différemment selon les pays.

Historiquement, les contre-pouvoirs à l’omnipotence du chef de l’Etat sont principalement constitués d’organisations modernes, créées pendant la colonisation : on peut citer l’UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) en Tunisie et l’Istiqlal, puis l’UNFP (Union nationale des forces populaires, aujourd’hui USFP, Union socialiste des forces populaires) au Maroc. Les contre-pouvoirs prennent aussi d’autres formes en réactivant des formes traditionnelles d’autorité et de solidarité. La place importante du clan dans l’équilibre du système politique libyen a ainsi offert l’opportunité à la famille des Senoussi de se positionner comme un acteur fédérateur du contre-pouvoir en Libye.

Dans les pays du Maghreb, l’opposition politique, privée de perspective d’accession au pouvoir, est contrainte de collaborer avec les autorités en place. Sa présence et son action font partie du jeu politique national. Aussi leur action ne débouche-t-elle pas vraiment sur une ouverture et un réel partage du pouvoir. Les exemples de l’UGTT tunisienne et de l’USFP marocaine (jusqu’à l’alternance de 1998) illustrent parfaitement ce rôle de protestation et non de contestation dans lequel sont contenus ces contre-pouvoirs politiques.

Les formes alternatives d’autorité s’analysent dans leur rapport au pouvoir : la monarchie marocaine utilise le pluralisme pour garantir sa propre pérennité. Les « alliances dangereuses » des sociétés civiles maghrébines avec le pouvoir risquent de consolider l’autorité des régimes en place, qui apparaissent comme les seuls garants des équilibres établis face à la poussée islamiste.

Même si les mouvements islamistes menacent aujourd’hui les pouvoirs en place, il est intéressant de se rappeler qu’en Algérie, au Maroc comme en Tunisie, le pouvoir a laissé se développer ces mouvances politico-religieuses avec complaisance afin de contrer l’influence de la contestation marxiste dans les campus des universités.

Les réactions actuelles des autorités publiques à la montée de l’islamisme sont très variables selon les pays. Néanmoins, dans chacun d’eux, l’omniprésence de la problématique islamiste pèse lourdement sur les perspectives d’alternatives aux régimes en place, quels que soient les acteurs des sociétés civiles, différents et multiformes, porteurs de ces alternatives.

3.2. La question des autorités traditionnelles

Il est nécessaire de distinguer les structures modernes de contre-pouvoir mises en place après les indépendances, et éventuellement héritées de l’ère coloniale et de la lutte anticoloniale, des contre-pouvoirs émergents au sein des autorités traditionnelles ou des formes traditionnelles d’autorité. Ces structures n’ont aucun rapport avec le schéma d’administration pré-colonial. Leur légitimité ne relève pas d’élections démocratiques, leur fonctionnement repose en effet sur des pratiques antérieures à l’introduction dans ces pays de systèmes électoraux à l’occidentale.

L’emploi de ces deux termes de « moderne » et de « traditionnel » n’implique aucun jugement de valeur. La notion de tradition ne renvoie en rien à celle d’arriération et celle de modernité ne possède pas de valeur nécessairement positive.

L’analyse concrète des autorités traditionnelles se heurte à la multiplicité de ces formes d’autorité, religieuses, tribales, etc. Elles se sont parfois maintenues sous leur forme originelle ou se sont adaptées à l’évolution du pays depuis l’indépendance. Dans tous les cas, elles ne se positionnent pas en concurrence des contre-pouvoirs modernes, chacune agissant sur des terrains différents.

Autre difficulté, la colonisation et l’indépendance des pays du Maghreb n’ont pas été uniformes. Leur impact sur les autorités traditionnelles comme sur l’émergence de contre-pouvoirs « modernes » a donc été différent. La Libye, colonie italienne depuis 1911, se distingue ainsi des trois autres pays maghrébins qui ont appartenu à l’empire colonial français.

La colonisation française elle-même n’a pas été homogène. En Algérie, agrégée au territoire français, le colonisateur a détruit toutes les structures de pouvoir ottomanes. En revanche, les protectorats tunisien et marocain ont laissé intactes les structures de pouvoir préexistantes. La France n’a pourtant pas adopté la même politique dans les deux pays. En Tunisie, elle a entrepris une acculturation partielle des élites locales, tandis qu’au Maroc l’administration coloniale a ménagé les grandes familles bourgeoises, et a même cherché à limiter l’émergence d’élites concurrentes.

Par la suite, quel que soit le système politique et le mode de développement choisis à l’indépendance, tous les pays du Maghreb ont mis en place des formes nouvelles de légitimité du pouvoir. La Libye fait exception, en faisant d’abord le choix d’une monarchie soutenue par les grands clans. L’étude des mécanismes d’allégeance, de reconnaissance et de transmission du pouvoir dans les pays de la région montrent néanmoins que la modernité politique des régimes maghrébins s’entremêle largement avec des réflexes et des logiques politiques traditionnelles. Les notions de pouvoir (ou de contre-pouvoir) moderne ou traditionnel doivent donc être maniées avec prudence. Au Maghreb, la ligne de démarcation entre pouvoir et contrepouvoir ne passe manifestement pas par l’opposition entre modernité et tradition.

 

Après les indépendances, l’équilibre politique semble se construire au Maroc sur la base de très différents de ceux de l’Algérie et de la Tunisie. Le Maroc opte ainsi pour un mode de gouvernement a priori conservateur. Le sultanat devient une monarchie, dotée à la tête de l’Etat d’une triple légitimité : dynastique, religieuse et historique par sa résistance au régime colonial. La monarchie poursuit pourtant le projet de mener « les réformes institutionnelles nécessaires pour faire du Maroc un Etat démocratique ». C’est dans cet objectif que le nouvel Etat se définit comme une monarchie constitutionnelle. En Tunisie, la lutte pour le pouvoir entre Bourguiba et Ben Youssef reproduit clairement la continuité des luttes entre Sahéliens et Djerbiens, qui caractérisent l’histoire du champ politique tunisien, fracturé entre « continentaux » et « insulaires », ou encore entre « nordistes » et « sudistes ».

Selon les intérêts des groupes qu’elles représentent, les autorités traditionnelles peuvent agir en faveur ou en défaveur de la gouvernance démocratique. Le phénomène tribal demeure problématique pour une bonne gouvernance, généralement pensée à partir d’un pouvoir étatique, décentralisé mais non éclaté. Le pouvoir des clans, marginal en Algérie, au Maroc et en Tunisie, reste à l’inverse prégnant dans le système politique libyen, qui apparaît à certains spécialistes comme un « espace entièrement structuré par les relations intertribales ».

Les formes traditionnelles d’autorité gardent un rôle important dans les pays du Maghreb. Mais elles ne constituent pas pour autant de véritables contre-pouvoirs. Elles jouent même un rôle de soutien au pouvoir en Libye, où le régime les a intégrées au système politique et leur garantit des privilèges qui freinent leur velléité de contestation.

3.3. Réalité et perspectives de la société civile

La société civile est composée de toutes les organisations sociales, formelles ou non-formelles, qui ne sont pas rattachées aux autorités publiques. En ce sens, elle comprend aussi bien des structures modernes que traditionnelles, même si ces dernières ne se définissent pas par rapport au pouvoir du gouvernement. Les associations, ONG et syndicats constituent comme les structures traditionnelles un mode de gestion alternatif des rapports sociaux qui n’a pas un caractère forcément exclusif ou contestataire.

De nouvelles forces de la société civile sont nées ou se sont renforcées à l’occasion des ouvertures politiques des années 1980 et 1990. Elles subissent en première ligne les cycles de crispation et de décrispation politique imposés par les pouvoirs en place. Ces nouvelles forces se composent entre autres du secteur associatif, de la presse libre et des grands médias ainsi que des opposants connus et reconnus comme tels. Dans les pays de l’ancienne Europe de l’Est communiste, ce sont ce type d’acteurs qui ont porté et défendu le processus de démocratisation. .

Les pays du Maghreb ont plus ou moins accepté l’ouverture à un certain pluralisme politique, de façon très variable. La démocratie accorde un rôle essentiel à la presse et aux partis politiques pour animer la communication entre la population et le pouvoir et pour promouvoir les sentiments de citoyenneté. Dans le cadre de la transition démocratique, les médias de masse sont également, supposés jouer un rôle de médiation dans les débats entre la société civile et l’Etat.

Or, les réalités politiques maghrébines réduisent souvent la capacité de ces acteurs à contribuer effectivement à la démocratisation. Ils sont en effet souvent contraints de composer avec le gouvernement pour survivre. L’instauration du pluralisme politique et du multipartisme ainsi que d’une libéralisation relative de la presse en Algérie et en Tunisie, au cours des années 1990, nécessite d’être analysée à travers le prisme de l’hégémonie des pouvoirs en place qui continuent à freiner toute contestation et à bloquer toute menace de leur pérennité.

Le pouvoir entretient des rapports complexes avec les populations. Celles-ci apportent un soutien tacite aux régimes, et les mouvements de contestation n’ont jamais été suffisamment larges pour remettre en cause la légitimité des institutions. L’agitation (« révoltes du pain » dans les années 1980, troubles en Cyrénaïque en 2006) a essentiellement pour origine des questions socio-économiques et se traduit difficilement en revendications politiques radicales. La population conteste les exactions du régime, mais elle remet rarement en cause le régime en tant que tel.

A partir des années 1980, les ONG et autres porte-parole de la société civile s’affaiblissent face aux pressions du pouvoir et à l’influence croissante des mouvements islamiques. Le discours des islamistes séduit les populations. En réaction, et par peur de voir leur rôle traditionnel leur échapper, les forces «séculières» de la société civile se rapprochent des pouvoirs officiels. Elles acceptent de croire que les islamistes représentent un danger mortel pour la démocratisation qui justifie leur élimination de la scène politique.

L’islamisme concurrence aussi bien les pouvoirs en place, en tant qu’alternative politique possible, que les associations de la société civile, sur le terrain de la défense des intérêts de la population et de l’incarnation de nouvelles valeurs. En ce sens, les mouvements islamistes constituent des acteurs à part entière des sociétés civiles maghrébines.

3.4. Les partis politiques et la montée en puissance des islamistes

Le phénomène islamiste, modéré ou radical, prend son essor dans les sociétés maghrébines dans les années 1970 à 1990. Il apparaît comme un nouveau contre-pouvoir dans un contexte politique maghrébin caractérisé par une sclérose du pouvoir, mais aussi par l’usure des forces historiques d’opposition. Les partis à légitimité historique comme le FLN (Front de libération nationale) algérien, le RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique) tunisien, l’USFP et l’Istiqlal marocains sont ainsi confrontés à une remise en cause radicale portée par les partis islamistes qui comptent bien profiter de l’ouverture politique pour s’imposer sur les scènes politiques nationales.

L’importance et la forme de la montée en puissance de l’islamisme, incarné d’abord par des mouvements politiques clandestins, dépendent des choix politiques opérés au moment des indépendances. Les quatre pays ont pris des options différentes. L’Algérie et la Tunisie ont ainsi reconnu l’islam comme religion d’Etat. Mais elles ont procédé en même temps à une modernisation du pays, censée aboutir progressivement à la marginalisation de la religion au sein de la sphère publique. De façon différente, le Maroc et la Libye, sous une forme originale, ont intégré le référent religieux au sein du système politique.

Cette dernière approche s’est révélée payante. Le régime monarchique marocain s’est ainsi inscrit dans la continuité du sultanat. En Libye, l’alliance du régime kadhafiste avec les forces traditionnelles musulmanes a renforcé, malgré sa discontinuité, l’assise d’un pouvoir devenu garant de l’équilibre entre tradition et modernité. Cette recherche du consensus explique en partie la capacité de ces deux pays à neutraliser pacifiquement la poussée islamiste des années 1990 qui a pris une tournure bien plus violente en Algérie, et aussi de façon plus étouffée en Tunisie, et ce jusqu’en janvier 2007.

De façon paradoxale, l’islamisme radical se présente comme le seul acteur légitime pour incarner à la fois la tradition et le changement. L’islam est ainsi présenté à la fois comme une arme contre une modernité synonyme de colonisation et, à l’inverse, dans une version plus élaborée, comme un facteur de promotion d’une modernité non décadente et plus authentique (la modernité est ici comprise comme la réussite économique et l’intégration à l’espace mondial).

Les organisations internationales promotrices d’une meilleure gouvernance semblent miser sur la normalisation de l’activité islamiste politique, pariant sur l’effet modérateur que jouerait leur participation au pouvoir ainsi que sur un soutien aux formes traditionnelles de promotion des valeurs islamiques. La communauté internationale paraît considérer les mouvements contestataires islamistes comme une véritable opposition politique, et estimer que leur intégration au jeu démocratique constitue un enjeu d’ouverture des régimes maghrébins, et ce, malgré le contexte international de lutte contre le terrorisme.

4. Les organisations internationales et la « bonne gouvernance »

4.1. La bonne gouvernance selon les différents bailleurs de fonds

Les quatre types de bailleurs de fonds étudiés dans ce rapport (Banque Mondiale, Nations Unies, Union européenne, France), ont élaboré des visions différentes de la « bonne gouvernance », mais il existe aussi certaines convergences entre eux.

Du côté des divergences, on peut noter que la Banque mondiale privilégie une approche économique visant notamment à établir une économie de marché, tandis que les institutions des Nations Unies ont construit leur conception de la bonne gouvernance autour de l’idée de défense des droits de l’Homme. Elles mettent en avant la notion de gouvernance démocratique, qu’elles caractérisent par la transparence, la responsabilité, l’obligation de rendre des comptes, la participation et la prise en compte des besoins de la population.

L’Union européenne met l’accent sur les aspects politiques, économiques et sociaux de la bonne gouvernance, qui comprennent l’impulsion d’un processus démocratique, la promotion des élections, de l’Etat de droit et de la société civile. La question de la sécurité est peu mise en avant dans les textes officiels de l’Union européenne sur la bonne gouvernance, alors qu’elle constitue pourtant une préoccupation politique majeure de l’Europe. Enfin, la conception française de la bonne gouvernance est fortement orientée vers la promotion de la démocratie, de l’Etat de droit et de la mise en place de réformes institutionnelles comme la décentralisation.

Pour mieux comprendre l’impact et les différents sens du concept de bonne gouvernance dans les pays du Maghreb, il est nécessaire de l’analyser par organisation, mais aussi par pays. La Banque mondiale mesure, par exemple, la performance spécifique de chaque pays à l’aide d’une «évaluation politique et institutionnelle» (EPIP). Son objectif est d’évaluer la pertinence du cadre politique et des institutions afin d’optimiser l’impact de l’aide au développement. L’EPIP repose sur la combinaison de vingt critères rassemblés en quatre groupes : la gestion économique, les politiques structurelles, les politiques de cohésion sociale et la gestion des institutions du secteur public. Ces évaluations brossent un tableau du Maghreb comme une région « en retard ».

Plutôt que d’insister sur la diversité des approches en matière de bonne gouvernance, on peut aussi mettre en avant les fortes convergences et similitudes des diverses interprétations de cette notion. Il s’agit d’une démarche globalement cohérente qui dépolitise les problèmes et place une matrice intellectuelle commune à tous les bailleurs de fonds au coeur de l’analyse. Ces derniers possèdent des intérêts et des motivations partagés à promouvoir la bonne gouvernance. La plupart des bailleurs représentent sinon des pays, du moins une vision occidentale de la gouvernance qui suscite parfois des résistances intellectuelles et philosophiques au sein du Maghreb comme d’autres pays du Sud. Enfin, certains spécialistes de la question, notamment français, affichent un sentiment d’amertume et de fatigue face à des réformes qui se heurtent à la résistance des pays du Maghreb à jouer franchement le jeu, et face à de nouvelles méthodes de conditionnalité de l’aide qui peinent à prouver leur efficacité. Ce scepticisme est lié au développement difficilement évitable de faux-semblants en réaction à des conceptions qui remettent fondamentalement en cause les systèmes politiques de fonctionnement des régimes.

4.2. La lecture du concept de bonne gouvernance au Maghreb

Deux difficultés majeures gênent l’analyse objective de la réalité et de la portée de la notion de bonne gouvernance dans les pays maghrébins. D’une part, le concept de bonne gouvernance n’est pas défini de façon stable et rigoureuse. Son contenu varie en fonction des contingences politiques qui influencent la façon dont les experts approchent les pays. D’autre part, il s’avère très difficile de caractériser le lien qui relie la bonne gouvernance et la démocratie.

On peut ainsi estimer que le concept de bonne gouvernance ne peut être ontologiquement lié à celui de démocratie. En effet, on observe qu’un pays qui satisfait les critères de la bonne gouvernance n’en devient pas forcément plus démocratique pour autant. Mais, à l’inverse, on constate aussi que les deux concepts sont intimement liés. La démocratie et la bonne gouvernance reposent en effet sur un corpus de valeurs communes : la citoyenneté, la solidarité, la transparence, l’égalité.

La dimension normative de la gouvernance telle que la prônent les institutions financières internationales fait l’objet de vives critiques, sur le plan de son essence comme de ses outils. Le sens du qualificatif de «bonne» gouvernance varie ainsi, non pas en fonction de considérations scientifiques, mais tactiques. On peut ainsi s’interroger sur la pertinence de relier forcément la logique libérale et l’amélioration de la gouvernance. L’apparente technicité de la gouvernance qui repose sur le respect de plusieurs indicateurs qualitatifs et quantitatifs, peut aussi être remise en cause. Elle n’a souvent pas grand-chose à voir avec les pratiques politiques réelles et on peut même se demander si parfois elle n’aide pas à les occulter ou les cautionner. On peut ainsi questionner la prétendue neutralité politique des bailleurs et de la communauté internationale, qui soutiennent et légitiment, de fait, certains régimes en les qualifiant de « bons élèves », alors qu’ils n’ont en réalité aucune illusion sur leur véritable nature. Ils privilégient le statu quo à une remise en cause des régimes afin de ne pas compromettre la stabilité économique et politique de la région. En ce sens, le recours à la gouvernance fait partie des « stratégies de survie » des régimes maghrébins et de manière proche, du principe de précaution pour les pays représentés par les bailleurs de fonds.

Il convient néanmoins de rester prudents et d’éviter la caricature et les généralisations hâtives. La situation varie en effet sensiblement d’un pays à l’autre, voire au sein d’un même pays. Ainsi la Tunisie a engagé de profondes réformes économiques mais ne respecte pas les autres critères de la bonne gouvernance, et notamment les critères politiques comme le multipartisme. Enfin, malgré les réserves et les critiques de nombreux analystes sur l’impact des critères de bonne gouvernance des bailleurs de fonds, certains se montrent plus optimistes : même si on n’observe pas de changement global, il existe, ça et là, des « niches » et des domaines où les choses évoluent, malgré les inévitables résistances.

La discordance est forte entre l’amertume des chercheurs français lus ou rencontrés, et l’aspect plus nuancé des témoignages recueillis sur place. Dans le cas du Maroc, l’impression est positive dans l’ensemble : certains ne reconnaissent qu’un rôle marginal aux organisations internationales pour expliquer l’ouverture économique et politique du Maroc. Mais nombreux sont ceux qui leur accordent un rôle central, et personne ne considère leur influence comme négative. Les pressions de toutes sortes exercées par la communauté internationale ont, de fait, contribué à la libéralisation de l’espace politique marocain – sans l’avoir provoquée. Il s’agit sans doute là de l’apport essentiel des bailleurs de fonds : accompagner les évolutions internes des pays maghrébins vers une plus grande ouverture politique, sans prétendre les initier.

5. Conclusions

Nombreuses sont les leçons à tirer de l’analyse de la gouvernance et de la démocratisation au Maghreb.

La région connaît des processus politiques très différents : l’ouverture au Maroc contraste avec la fermeture en Algérie, et les doutes libyens se démarquent des convictions tunisiennes. Cela étant, la stabilité des régimes respectifs reste forte, et les évolutions constatées s’apparentent à des concessions et des ajustements à la marge, qui ont peu d’incidences sur la nature et le fonctionnement du pouvoir. Les dirigeants dominent la sphère politique et laissent, pour l’instant, une place modeste à une véritable opposition, cette dernière se réduisant à l’existence de différents contre-pouvoirs dépourvus de capacité révolutionnaire.

La question de l’islamisme s’inscrit de manière particulière dans ce contexte. Dans les pays où il se développe aujourd’hui, c’est-à-dire en Algérie et en Tunisie, il constitue le résultat inattendu de son instrumentalisation par le pouvoir dès les années 1970, et aussi la conséquence d’une longue mise à l’écart de la scène politique nationale. La poussée islamiste demeure beaucoup plus modérée dans les pays où le pouvoir ne s’est pas enfermé dans une logique politique contradictoire qui combine la célébration de la laïcité du pouvoir et de l’Etat avec la revendication de l’islam comme fondement de la société.

Le troisième enseignement majeur à tirer de ces analyses concerne les bailleurs de fonds. L’étude met en relief l’hétérogénéité des critères utilisés par les bailleurs pour définir la bonne gouvernance ainsi que de la nature de leur partenariat avec les pays maghrébins. Mais elle met aussi l’accent sur la vision commune de toutes les organisations internationales et des coopérations bilatérales quant à la conditionnalité de l’aide selon la « qualité » de la gouvernance.

Il demeure néanmoins difficile de cerner le sujet dans toute sa complexité sans verser dans les simplifications. L’impact des politiques d’aide au développement dans les pays du Maghreb s’avère multiforme et les conclusions à en tirer doivent certainement être nuancées. Le discours sur la « bonne » gouvernance, par nature normatif et donc polémique, est loin de se fonder sur la neutralité qu’il revendique a priori. En tentant d’analyser son rôle effectif dans la promotion du pluralisme social et politique des pays concernés, on court le risque de tomber dans le scepticisme de certains analystes, ou à l’inverse, d’adhérer au discours des bailleurs de fonds.

Pour tirer des conclusions adéquates sur la nature des régimes maghrébins et sur le succès des bailleurs de fonds dans leurs politiques de promotion de la « bonne gouvernance », il est nécessaire d’effectuer une analyse au cas par cas, en différenciant aussi bien les bailleurs de fonds que les pays maghrébins.

L’étude montre la nécessité de privilégier une approche spécifique pour chaque pays, afin de mieux appréhender la complexité des systèmes politiques nationaux. Cette approche n’a rien d’incompatible avec la reconnaissance des caractéristiques communes des pays du Maghreb qui permettent d’en parler comme d’un ensemble, ne serait-ce que sur le plan géographique et culturel. Mais une analyse uniquement globale dilue la spécificité de chaque pays et masque la diversité des institutions, de la situation et des enjeux politiques qui sont le fruit d’histoires différentes.

 

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