Interview

Les dynamiques et les perspectives politiques du Maghreb contemporain 

Luis Martinez

By Skander Ben Mami

Cet entretien analyse les dynamiques politiques actuelles des pays du Maghreb autour de quatre entrées : le Maghreb comme objet global d’analyse, le Maghreb comme ensemble de quatre Etats, le Maghreb dans les relations internationales et enfin ses perspectives d’avenir.

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Luis Martinez

Luis Martinez est chercheur au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI) de Sciences Po. Il est docteur en sciences politiques de l’Institut d’Études Politiques de Paris. Il est spécialiste de l’Algérie et travaille également sur la Libye. Il a publié deux ouvrages (The Algerian Civil War. 1990-1998, Londres, Hurst & C°, coll. « The CERI Series in Comparative Politics and International Studies », 2000 ; La guerre civile en Algérie. 1990-1998, Paris, Karthala, 1998).

Une approche globale du Maghreb

Skander BEN MAMI : Les pays du Maghreb constituent-ils selon vous un ensemble homogène susceptible d’une étude d’ensemble ou faut-il plutôt privilégier des études par pays ?

Luis Martinez : Il existe de nombreux points communs aux pays du Maghreb, du point de vue de la culture, de la religion, de l’histoire, de la transition ou des élections. Aucun pays ne peut être déconnecté des autres. Néanmoins, tout dépend du thème. Par exemple, pour les questions de pétrole ou de démocratie, il est préférable de privilégier une approche par pays.

SBM : Certaines problématiques se posent différemment dans chaque pays. Que pensez vous par exemple de la décentralisation ?

LM : Le Maghreb fait souvent l’objet d’accusations à propos de la corruption ou du détournement des ressources. Il existe sur ces questions un besoin d’accompagnement des pays. Mais il est indispensable de les laisser mettre en place et appliquer eux-mêmes leur propre programme de décentralisation. La gestion locale constitue une affaire sérieuse et difficile. Dans un contexte de taux d’imposition bas, les collectivités locales disposent de faibles possibilités de collecter des fonds. Résultat, dans certains pays, comme en Tunisie, les collectivités locales sont en situation de banqueroute.

SBM : Définiriez-vous les quatre pays comme des démocraties ? De quels autres modèles politiques peut-on les rapprocher ?

LM : La Libye, l’Algérie et la Tunisie, ne peuvent actuellement pas êtres considérés comme des pays démocratiques. Quant au Maroc, il se situe dans un processus de transition démocratique. Le cadre global reste le même, mais l’alternance est devenue possible. Il convient néanmoins de se souvenir que le Maroc et l’Algérie ont constitué un véritable laboratoire de démocratie  dans les années 1989 à 1991 avec une presse libre, le multipartisme et des élections aux résultats appliqués, même s’ils étaient défavorables. L’expérience a très vite été stoppée, mais certains acquis sont demeurés. Une presse indépendante tente ainsi de survivre dans des conditions très difficiles et dénonce l’armée, le pouvoir ou les élections truquées. Depuis 1999, l’objectif prioritaire des pays du Maghreb n’est plus la démocratie. Ce sont la paix, la réduction de la dette, les infrastructures et enfin des préoccupations régionales et internationales comme l’entrée des pays dans certaines organisations internationales (OMC, OTAN).

SBM : Qu’est-ce qui distingue ou rapproche la région des autres grands ensembles comme  la région subsaharienne, le reste du « monde arabo-musulman » ou l’Europe méridionale ?

LM : Il n’existe pas de réelle spécificité politique de la région. La transition démocratique progresse lentement et les obstacles restent nombreux, en particulier sur le plan de la sécurité ou de l’économie. On peut comparer la situation du Maghreb à celle de l’Amérique latine des années 1960 à 1970. Par rapport au Moyen Orient, la région présente quatre spécificités : tout d’abord, il n’y existe pas de conflit militaire, mis à part le problème frontalier algéro-marocain. Ensuite, ces pays ne se situent pas dans une zone de transit international stratégique. Enfin, les réserves en ressources naturelles disponibles sont incomparablement plus faibles que celles du Proche Orient. Le dernier point concerne l’identité régionale et la relation à l’Occident. Cette relation parait plus ambiguë au Maghreb qu’au Moyen Orient. Elle paraît à la fois conflictuelle et privilégiée. L’identité du Moyen Orient semble plus forte que celle du Maghreb.

Une analyse par pays

SBM : La question de l’identité nationale se pose-t-elle de façon spécifique dans chaque pays ?

LM : La question se pose de façon particulièrement délicate au Maroc et en Algérie. La Tunisie affiche une « tunisianité » affirmée. Les Tunisiens ont clairement conscience de n’être pas seulement des Arabes ou des Musulmans. Au Maroc et en Algérie, se pose la question de l’arabité, de la berbérité et des Kabyles. Le sujet n’est encore guère débattu mais il risque d’obliger les pays à s’interroger sur les fondements de l’identité nationale, dans le passé et dans l’avenir.

SBM : A propos d’identité, pensez-vous que la montée en puissance du parti islamiste marocain Justice et Développement (PJD) puisse infléchir les orientations politiques du pays ?

LM : Le problème n’est pas tant la présence éventuelle de partis islamistes au pouvoir que le cadre dans lequel ils évoluent. Le PJD souhaite diffuser des valeurs, pas changer l’ordre politique.

Il serait néanmoins préférable d’encadrer les pratiques sur des bases solides afin d’éviter certaines dérives comme par exemple de répéter le scénario actuel du Hamas en Palestine ou du Front islamique du salut (FIS) en Algérie dans les années 1990.

SBM : Passons à la Libye : comment analysez vous l’ouverture récente du pays ?

LM : La Libye est un Etat socialiste et pétrolier basé sur un système militaire autoritaire. Le régime s’est historiquement construit sur une dynamique révolutionnaire contre la monarchie, mais il a préservé et développé des pratiques anciennes de gestion du pouvoir fondées sur l’appar-tenance tribale. En cela, il se rapproche des pays du Moyen Orient. Même si l’emprise du clan Kadhafi est très forte, la négociation avec les autres clans est régulière. Ce sont les clans qui garantissent la vie et la stabilité du système, depuis trente ans.

LM : Les changements récents en faveur de l’ouverture s’expliquent de différentes façons. Tout d’abord, ils sont la conséquence de l’embargo qui a beaucoup faire souffrir le pays et l’a pénalisé par rapport aux autres Etats pétroliers. Le pays produisait ainsi environ trois millions de barils par jour dans les années 1970 alors qu’actuellement la production est descendue à un million et demi par jour. Le 11 septembre et la guerre en Irak ont ensuite obligé l’Etat libyen à se positionner par rapport à la nouvelle doctrine américaine sur la lutte contre le terrorisme. La Libye a choisi de renouer avec les Etats-Unis. L’influence des réformateurs a été déterminante dans cette décision. Ils considéraient que la survie du régime passait par un basculement contre les islamistes.

SBM : Le projet de rivière souterraine n’est-il pas destiné à faire de la Libye un carrefour stratégique ?

LM : Ce projet de rivière souterraine s’inscrit dans une perspective africaine. L’objectif est de désenclaver le pays par rapport à l’Afrique. C’est la dynamique régionale qui est concernée. Il est important de désenclaver une région prisonnière de sa géographie.

SBM : Selon vous, le Front de Libération Nationale (FLN)  algérien dispose-t-il encore d’un ancrage politique important ?  }

LM : Le FLN joue encore un rôle important. Ses hommes sont insérés dans tous les rouages de l’Etat et il possède de solides relais dans les assemblées comme dans les municipalités. Historiquement le parti n’a pas joué le rôle attendu de lui, c’est-à-dire faire émerger des partis démocratiques sur la scène politique. Il n’a pas su se réformer et ses pratiques partisanes l’ont déconnecté des attentes de la population pendant une période. Puis il est revenu dans la course en ralliant environ 20% du corps électoral, notamment grâce à l’aide alimentaire fournie aux déshérités, à la construction d’infrastructures ainsi qu’à l’arrivée de nouveaux cadres et de nouveaux députés.

Le Maghreb et l’Occident

SBM : Comment les pays occidentaux se positionnent-ils par rapport au Maghreb ?

LM : Il existe des correspondances entre la situation actuelle des pays du Maghreb et celles des pays d’Europe centrale et orientale dans les années 1980. Les régimes autoritaires n’étaient plus capables de gérer la situation. La violence et la contestation se sont accrues. A l’époque, l’Europe s’est ruée pour soutenir le changement dans les pays d’Europe centrale et orientale, tout comme les Etats-Unis ont fortement soutenu les Etats d’Amérique latine quand ils étaient fragilisés. En revanche, le Maghreb a longtemps bénéficié de très peu d’aide. Sur le plan politique, l’Occident donne l’impression de jouer la carte de la stabilité plutôt que de la démocratie au Maghreb. Les choses commencent néanmoins à changer. La coopération avec l’Europe se développe autour des programmes européens EuroMed. Sur le plan politique, l’Algérie et le Maroc ont acquis le statut d’observateurs à l’OTAN et se destinent à jouer un rôle identique en Méditerranée à celui de la Turquie au Moyen Orient.

SBM : Considérez-vous que les critères de bonne gouvernance (en particulier les processus électoraux) définis par les bailleurs de fonds soient adaptés ?

LM : Ces critères sont universels et indépendants des trajectoires nationales. Mais ils remettent en question des pratiques spécifiques et engendrent donc des résistances.  S’ils ne rendent pas compte de leurs politiques, les Etats se demandent pourquoi ils devraient rendre compte des ressources et des dépenses. La perception interne de l’intérêt de ces critères s’améliorera sûrement s’ils aboutissent effectivement  à augmenter l’efficacité du contrôle et de la gestion des ressources financières. En revanche, ces critères seront rejetés s’ils constituent un moyen pour les bailleurs de fonds et les institutions étrangères d’influer sur les choix politiques nationaux en matière de répartition et d’allocation des richesses. Tout dépend donc du curseur choisi.

Le Maghreb dans l’avenir

SBM : Quelle vision avez-vous du Maghreb en 2030 ?

LM : Le scénario le plus optimiste possible serait le suivant. La transition démocratique aura été réussie. Les élections seront devenues régulières. Les autorités seront légitimes et l’intégration bien avancée. L’intégration à l’Europe sera une réalité, du moins au niveau économique : le Maghreb constituera un débouché pour les investissements européens, pour la réalisation d’infrastructures modernes dans le tourisme et les nouvelles technologies. La révolution démographique sera finie et avec elle les difficultés du poids très fort des jeunes dans la population.

Mais même dans ce scénario « merveilleux », des problèmes nouveaux surgiront : les pays devront sécuriser leurs frontières au Sud et surveiller les trafics. Une politique extérieure de sécurité et de coopération serait envisageable.

On peut aussi imaginer une plus grande ouverture vers le Moyen Orient et pourquoi pas une zone de libre échange arabe qui attirerait les pétrodollars.

Quelle citoyenneté, quelles élites ? Quels systèmes scolaires pour réduire la dépendance au Nord ? Ces problèmes sont actuellement traités de façon insuffisante. Le chantier de l’éducation est particulièrement important, avec l’ouverture aux standards internationaux et la création d’une économie du savoir, à l’image de ce qu’a réussi l’Inde La question d’Internet et plus largement du défi technologique constitue un autre enjeu majeur. Comment permettre à ces pays de faire l’économie du stade industriel pour passer directement à l’étape suivante de la société de services ?

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