note de lecture
L’internationalisation du droit et ses ambiguités
Les forces imaginantes du droit, le relatif et l’universel, de Mireille Delmas-Marty
Auteur : Mireille Delmas-Marty
Table des matières
Mireille Delmas-Marty
Pénaliste, professeure à l’Université de Paris I, puis Professeure au Collège de France et titulaire de la chaire d’Études juridiques comparatives et Internationalisation du droit.
Dans son ouvrage Les forces imaginantes du droit, le relatif et l’universel, Mireille Delmas-Marty nous invite à recourir à une vision nuancée de l’ordre international actuel où se mélangent valeurs universelles contradictoires (droits de l’Homme et droits du marché) et relativismes nationaux. Face à cette cacophonie, nulle solution efficace ne peut s’affirmer de façon péremptoire. Les partisans de l’universalisme se voient opposés nombre d’arguments quant à l’utilité réelle des concepts qu’ils prêchent. Les relativistes, quant à eux, sont accusés de refuser de se confronter à la réalité de la globalisation actuelle. Dans ce grand désordre du monde, Mireille Delmas-Marty nous aide, par son ouvrage, à mieux appréhender le droit fragmenté de notre société internationale et, comme le dit Vieira da Silva 1, “ avec toutes les contradictions ”.
La mondialisation à laquelle nous assistons depuis plusieurs années à ceci de particulier qu’elle abolit les frontières, aussi bien par les nouveaux moyens de communication de l’information (comme Internet) que par les modes de transports de plus en plus perfectionnés. C’est pourquoi elle affaiblit de manière incontestable la souveraineté des Etats. Mais le plus problématique, c’est que si les régimes nationaux sont inaptes par définition à sanctionner seuls des infractions supranationales, les institutions internationales qui existent à l’heure actuelle ne sont pour autant pas prêtes à prendre la relève. Et c’est par conséquent de ce vide que naît le désordre juridique international que nous connaissons aujourd’hui.
En quoi l’universalisme peut-il apporter une solution légale viable aux problèmes de l’ordre international actuel ? L’auteur commence d’abord par distinguer l’universalisme de la globalisation. Si cette dernière renvoie à “ une simple diffusion spatiale [de produits, techniques ou services] qui peut se combiner aisément avec des pratiques locales ” 2, l’universalisme doit, lui, être appréhendé comme en opposition avec le local, impliquant des valeurs communes, créant “ une sorte de langage commun ”3 .
Quels sont donc les droits qui peuvent prétendre à une vocation universelle ? Les premiers qui viennent à l’esprit sont les droits de l’Homme. L’auteur considère qu’ils n’ont pas une source universelle, mais qu’ils sont d’aspiration occidentale. Or, s’il est vrai que la concrétisation des principes dans des conventions est effectivement occidentale, l’on ne peut pour autant pas nier le fait que la majorité de ces principes se retrouvent à travers le monde (l’interdiction de tuer par exemple n’est pas l’apanage des sociétés occidentales).
Néanmoins, les droits de l’Homme sont aujourd’hui incorporés dans des textes internationaux. Il paraît évident de concevoir une application uniforme de ces principes dans des régions du monde tellement diverses. C’est pourquoi la meilleure solution paraît être celle de la reconnaissance d’une marge nationale d’appréciation. C’est d’ailleurs l’attitude adoptée par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) qui, par exemple, déclare l’usage des écoutes téléphoniques conforme au respect de la vie privée, sous réserve d’un contrôle démocratique. En revanche, la forme du contrôle est laissée à la discrétion des Etats, sous réserve qu’il soit efficace 4.
Il est vrai qu’en faisant le choix d’une marge nationale interprétative, on instaure du relatif dans l’universel, et certains diront même du flou. En revanche, comme le dit l’auteur, il ne semble pas dans ce cas là qu’il y ait une opposition entre le relatif et l’universel. Il y a en fait plutôt une complémentarité dans la tentative de faire fonctionner les droits de l’Homme, ce qui fait justement dire à Delmas-Marty que ce “ flou permet aux droits de l’Homme d’aspirer à l’universel ” 5.
En ce qui concerne le marché, il est vrai que l’expression de “ loi du marché ” est omniprésente depuis plusieurs années. Peut-on pour autant en déduire qu’un universalisme économique a vu le jour ? Il semble, à première vue, qu’il s’agisse plus de diffusion spatiale de produits que de partage de valeurs. En effet, ni la lex mercatoria (la loi des marchands) ni la lex economica, ne peuvent être considérées comme créatrices d’un ordre juridique autonome, puisque des contradictions manifestes existent entre les différents ordres nationaux.
Des conflits existent entre valeurs marchandes et non marchandes. A ce propos, les relations entre la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) et la CEDH sont intéressantes à analyser. On pourrait schématiser en disant que la CJCE représente l’organe judiciaire de l’Europe économique, alors que la CEDH représente l’Europe éthique 6 . Si tous les Etats membres de l’Union européenne ont ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CESDH), la CJCE a refusé de permettre à la Communauté européenne en tant que telle d’adhérer à ce traité. Néanmoins, cela n’empêche pas la CJCE d’accorder de facto valeur obligatoire aux décisions de la CEDH et d’instaurer ainsi une hiérarchie entre les principes relevant des droits de l’Homme et les principes économiques. Serait-il alors envisageable que l’Organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) se considère également tenu de faire respecter les droits de l’Homme ?
Mais si “ l’incomplétude ” 7 de l’universalisme le rend inefficace, le retour au relativisme est-il pour autant la solution adéquate ? Dans une époque de “ crimes globalisés ”8 et de “ risques globaux ”9 , le retour au relatif n’est pas la bonne solution. Il est vrai que le droit pénal a toujours été le domaine privilégié du relatif. Comme le dit Pascal, “ Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà ” 10. Néanmoins, certains crimes tendent à “ s’universaliser ”.
Le terrorisme constitue le parfait exemple qui permet de montrer l’importance de la globalisation des flux immatériels, aussi bien ceux de l’information que du financement. Il y a globalisation “ non seulement parce que les victimes et les auteurs étaient de nationalités multiples et que la cible était planétaire mais plus encore en raison d’une utilisation parfaitement maîtrisée des principaux instruments de la globalisation ”11 que sont les réseaux de communication et les flux financiers. Comment ne pas voir ici les limites du relativisme juridique ? Seules des réponses globalisées peuvent être efficaces.
Contre les risques globaux, une politique de prévention et de précaution doit être développée. Mais comment faire si chaque Etat instaure des politiques différentes de celles de ses voisins ? Si l’on prend l’exemple des OGM les législations nationales ou européennes se heurtent, par exemple, aux régulations de l’OMC. Et ces régulations mondiales vont être contraignantes à l’égard des pouvoirs locaux, alors même qu’elles seront parfois contraires au désir des populations locales. Une telle limitation du relativisme par l’universel semble, d’après l’auteur, comporter de nombreux inconvénients quant au respect des valeurs locales. Il est possible de se demander si l’on peut qualifier cette imposition contraignante d’universalisme puisqu’il n’y a pas présence d’un partage des valeurs, qualité intrinsèque à la notion. Il semble s’agir de l’imposition d’un relativisme du plus fort imposé au reste du monde. Le problème ne vient donc pas de l’universalisme lui-même, mais d’un relativisme universalisé et imposé de façon unilatérale par le plus fort au plus faible. Ainsi, la solution ne consisterait-elle pas en un universalisme coordonné, où le droit international commercial de l’OMC serait soumis aux considérations environnementales et sanitaires ?
C’est pourquoi l’auteur se demande si le véritable enjeu n’est pas de savoir“ comment gouverner des risques globaux, sans gouvernement mondial ? ” 12 plutôt que de se demander quoi, du relatif ou de l’universel, doit triompher. Il est donc nécessaire de poser les jalons d’un nouvel ordre juridique mondial allant “ par-delà le relatif et l’universel ” 13.
Notes
1 L’illustration de la couverture de l’ouvrage de Mireille Delmas-Marty représente un fragment du tableau de Vieira da Silva, intitulé “ La Voie de la sagesse ”, dont la reproduction intégrale illustrera le dernier volume des “ Forces imaginantes du droit ”.
2 Mireille Delmas-Marty, Les forces imaginantes du droit, le relatif et l’universel, collection La Couleur des Idées, Editions du Seuil, Paris, 2004, p 54.
3 Ibid., p 54.
4 Ainsi, le contrôle a pu être exercé par un juge au Royaume-Uni, par une autorité administrative indépendante en France ou par une commission parlementaire en France.
5 Op. cit. supra, note 2, p 65.
6 Ibid., p 150.
7 Ibid., p 49.
8 Ibid., p 241.
9 Ibid., p 353.
10 B. Pascal, Pensées, Gallimard, collection “ La Pléiade ”, 1969, p 1150.
11 Op. cit. supra, note 2, p 309.
12 Ibid., p 357.
13 Ibid., p 396.
Références documentaires
Mireille Delmas-Marty, Les forces imaginantes du droit, le relatif et l’universel, collection La Couleur des Idées, Editions du Seuil, Paris, 2004.