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Experienca

Sorriso, capitale du soja dans le centre-ouest brésilien : une ville par et pour les acteurs privés

Quand intérêts privés et publics sont co-construits au nom d’un développement économique hégémonique

Por Martine Guibert, Frédéric Monié

diciembre 2009

La fiche illustre, au moyen d’un cas précis, la co-construction de la gouvernance locale de la part d’acteurs privés et publics, tous tendus vers une production agricole de haute technologie et liée à la mise en valeur de nouvelles terres. Ainsi, le développement de la ville de Sorriso, au centre de l’Etat brésilien du Mato Grosso, marque d’une certaine manière l’aboutissement d’un modèle de front pionnier caractérisé par une action planificatrice des autorités sur la longue durée, des flux migratoires spécifiques d’agriculteurs capitalisés venant du Sud du Brésil, ouverts à l’innovation et porteurs d’une culture du travail propre à des producteurs d’origine européenne. Les conditions topologiques, climatiques, politiques et commerciales ont été parfaitement intégrées aux stratégies économiques des producteurs de grains qui ont parallèlement multiplié des actions typiques de certains fronts pionniers traditionnels des Cerrados et d’Amazonie (utilisation de la violence pour régler les conflits fonciers, méprise des lois de respect de l’environnement, etc.).

Contenido

Sorriso, ville de l’état de Mato Grosso, est fréquemment présentée comme l’un des pôles les plus dynamiques de l’agriculture moderne du Centre Ouest du Brésil. Située à l’interface de la savane arborée (cerrado) et de la Pré-Amazonie, son développement durant ces trente dernières années est intrinsèquement lié, après l’impulsion donnée par l’Etat fédéral dans les années 1970, à celui de l’agronégoce qui lui confère son rôle d’agro-ville d’importance régionale, au côté de Lucas do Rio Verde (plus au sud) ou de Alta Floresta (plus au nord), ou encore et à une moindre échelle, de Rondonópolis. Polarisant populations, administration et services agricoles, Sorriso s’anime au rythme de l’installation d’habitants attirés par la multiplication des agro-industries, elles-mêmes sur la piste des grains à transformer (trituration, élevages intensifs de poulets et de porcs, abattoirs-conditionneurs, agro-combustibles). La conformation de la ville reflète une distribution productive spatiale des activités et des habitants fortement ségréguée, et sa gestion dépend majoritairement des décisions prises par des acteurs privés omniprésents. L’articulation entre enjeux économiques privés (capitaux nationaux et étrangers) et gouvernance locale est ici saisissante.

Organisation de l’espace : dès le début, le fait d’acteurs privés

Entre la fin du XIXe et les années soixante-dix, l’actuelle commune de Sorriso a attiré des colons individuels venus exploiter les arbres à caoutchouc de la région avant de se lancer dans l’élevage bovin extensif. Les conflits avec les indiens Kayabis se sont traduits par le transfert forcé d’une grande partie d’entre eux vers la réserve du Xingu, leur terres étant alors incorporées aux fazendas des colons. Dans les années soixante-dix, les faibles effectifs d’indigènes aux abords de la BR-163 a facilité l’entrée dans une nouvelle ère de colonisation de la région. Celle-ci a été organisée par la Colonizadora Sorriso qui devient rapidement le plus puissant agent de production et d’organisation de l’espace. La société attire alors de nombreux gauchos, originaires des états du Rio Grande do Sul, de Parana et de Santa Catarina. Les flux migratoires s’intensifient au fur et à mesure que la colonizadora met en vente les lots de terre. Les sudistes sont systématiquement privilégiés alors que des mesures visant à cantonner indiens et noirs venus du Nordeste dans un quartier éloigné du centre de Sorriso, illustrent les préjugés raciaux des colons. Mais progressivement, le stock de terres de la société de colonisation s’épuise. En même temps, l’influence des producteurs de soja ne cesse d’augmenter, leur ascension sociale s’affirme dans une opposition aux natifs présentés comme des «hommes lents». La mise en place de circuits de production performants (logistique, innovations techniques, savoir-faire, capitaux, etc.) transforme l’espace matogrossense, dans un contexte d’appropriation illégale de terres, assassinats et conflits avec les populations indigènes, caractéristiques des fronts pionniers brésiliens. Malgré tout, Sorriso croît inéluctablement, les activités se multiplient, directement et indirectement liées à la constitution d’un complexe agroindustriel sojicole.

L’action décisive du gouvernement fédéral : intégrer et équiper

La mise en valeur rapide que connaît la région, à partir de la fin des années 1970, est aussi fortement liée à l’ouverture de l’axe routier BR-163 du Sud vers le Nord, entre Cuiabá, capitale de l’état du Mato Grosso, et la ville amazonienne de Santarém. Les premiers flux migratoires importants de colons individuels venus du Sud du pays en direction des Cerrados participent d’une dynamique générale qui, depuis les années 1940, marque la volonté des autorités d’intégrer effectivement le Centre-Ouest au territoire national. L’action du gouvernement fédéral est ici décisive. Un nouveau Statut de la Terre a légitimé les actions de régularisation foncière et les premiers projets de colonisation. Au cadre juridique sont venus se greffer divers programmes tournés vers l’intégration des régions périphériques et leur développement économique. Cette «Marche vers l’Ouest» acquiert rapidement une marque de front pionnier dans un contexte macro-économique et politique particulièrement favorable.

Au cours des années 1960 et 1970, les gouvernements militaires successifs font, en effet, de l’intégration du Centre Ouest un de leurs objectifs prioritaires. Sorriso est l’un des municipes de la région où l’on déboise le plus, son taux de couverture forestière est le plus bas après l’appropriation, souvent illégale, de portions croissantes d’Aires de Protection Permanente, et ce au mépris du code forestier. De nouvelles routes sont ouvertes au long desquelles se multiplient les projets publics et privés de colonisation sous la tutelle de l’Instituto Nacional de Colonização e Reforma Agrária (INCRA). La colonisation officielle a créé des assentamentos pour des petits agriculteurs qui ont reçu des lopins sans pour autant obtenir les moyens effectifs de mettre en place des circuits de production et de distribution efficaces. Et leur endettement les a rapidement obligés à revendre leur terre. Parallèlement, le contrôle très lâche des autorités sur le territoire a facilité les appropriations illégales de terres (grilagem) et alimenté la dynamique de concentration foncière.

Dès lors, les cerrados de l’État de Goiás et du sud de Mato Grosso sont les premiers à accueillir une agriculture capitaliste qui peut compter, au-delà des sociétés de colonisation, sur l’appui des autorités : bénéfices fiscaux, financements, transferts de technologies à partir d’organismes publics de recherche comme l’EMBRAPA (Empresa Brasileira de Pesquisa Agropecuária, organisme de recherches agronomiques). Les succès obtenus en termes de niveaux de production de soja et de rentabilité font surgir des agrovilles comme Rondonópolis, ou renforcent le rôle des centres urbains comme Nova Mutum, Lucas do Rio Verde ou Sorriso.

La capitale brésilienne du soja

Le climat de Sorriso, située entre les fleuves Lira et Teles Pires, est de type continental tropical avec une distribution des précipitations abondantes et régulières d’octobre à avril qui marque l’entrée dans la saison sèche. Mais le grand atout de l’agriculture dans la région est évidemment sa croissante technification (mécanisation de dernière génération) qui permet une grande productivité (augmentation des rendements). Les transferts de technologies de l’EMBRAPA et de la Fondation Mato Grosso (qui réunit acteurs privés et publics de l’état) permettent la diffusion de semences améliorées (voire transgéniques) et de produits phytosanitaires adaptés. Or cet ensemble d’innovations biologiques et physico-chimiques vise à limiter les barrières naturelles à l’accumulation.

Au début des années 2000, le soja occupe environ les deux tiers de la superficie de Sorriso. Il est le municipe où est produit le plus grand volume avec environ 2 millions de tonnes par an. Même si les productions de maïs, riz et coton sont en hausse, la ville est extrêmement dépendante du soja, ce qui peut se révéler porteur de risques à la fois sanitaires (attaques à répétition de la rouille asiatique) et économiques (diminution des cours qui ont affecté l’économie locale et obligé à penser des stratégies de diversification du tissu productif). Toutefois, en 2006, 2007 et 2008, l’envolée des cours du soja a en grande partie compensé la valorisation de la monnaie brésilienne face au dollar étatsunien.

Une gouvernance locale sous influence

Sur le plan politique, les principaux cultivateurs de soja ont vite pris les devants dans la courte histoire politique de Sorriso. En effet, en 1980, leur action est décisive pour élever leur ville au rang de district de la ville de Nobres, préparant de cette manière une émancipation qui débouche sur la création, en 1986, d’une commune sur près de 10.000 km2. En quelques années, la maille territoriale subit donc une profonde altération sous l’effet de l’influence croissante des agriculteurs qui s’emparent graduellement des pouvoirs législatif et exécutif, à l’image de la tendance à l’œuvre à l’échelle de l’état de Mato Grosso : le gouverneur élu, Blairo Maggi, est présenté comme l’un des plus grands producteurs individuels de soja du monde.

La dynamique à l’œuvre multiplie finalement les synergies entre les diverses échelles politico-administratives. Les acteurs se mobilisent en développant de véritables stratégies géoéconomiques visant à s’assurer le contrôle de réseaux productifs et de circulation essentiels à la reproduction du modèle mis en place. Ainsi, l’informatisation du territoire viabilise le contrôle de l’information considéré comme une donnée fondamentale pour une agriculture technicisée et insérée dans des circuits commerciaux mondiaux. Le marché des trois sojas (graines, protéines, huiles) se structure en effet autour de la demande en hausse de marchés réguliers (Europe, Moyen-Orient) et de marchés porteurs (Chine), et de l’offre abondante et croissante des pays d’Amérique du Sud où la région des Cerrados combine sa capacité productive avec celles des plaines pampéennes du Río de la Plata (Argentine, Paraguay, Uruguay) et, dans une moindre mesure, avec celles des basses terres de la Bolivie orientale.

Infrastructures de communication : un partenariat public-privé

L’intégration du complexe urbain et agro-industriel progresse aussi grâce à l’amélioration progressive des moyens d’écoulement terrestre et fluvial de la production. Les infrastructures de transport constituent une priorité absolue dans une région enclavée au cœur de l’Amérique du Sud et, par conséquent, distante environ de 2 000 km des ports d’exportation localisés dans la moitié du sud du pays (Paranagua, Santos, Vitória). Maires, députés de l’état, gouverneur et lobby ruraliste exercent ainsi une pression constante sur les autorités fédérales en faveur d’investissements sur le réseau routier viabilisant l’accès aux ports d’Amazonie (comme le port fluvio-maritime de Santarém, dans le Pará) ou du nordeste (comme celui d’Itaqui, à São Luiz de Maranhão). A l’échelle régionale, il n’est guère étonnant que les acteurs privés soient au cœur de Partenariats Public-Privé pour la construction de routes d’accès aux fazendas. Si le pouvoir des producteurs est considérable, il convient, toutefois, de prendre en considération, également, celui des entreprises transnationales (Bunge, Cargill, ADM, Dreyfus) qui contrôlent les circuits de production et de commercialisation du soja. Leur marque sur le paysage urbain est d’ailleurs importante au vu des gigantesques équipements de stockage installés au long de la BR-163, en bordure de Sorriso, et de l’incessant ballet des camions et semi-remorques.

Limites du modèle et perspectives d’avenir

Les succès obtenus par les producteurs de Sorriso sont indéniables en termes de capacité d’incorporation de technologies avancées et de création de synergies avec les autorités locales et avec l’état, ce qui a garanti des niveaux remarquables de production de soja. Néanmoins ce modèle présente des limites. L’augmentation de la superficie cultivée a quasiment fait disparaître la végétation native, créant des tensions croissantes avec la société brésilienne, et marquant ainsi un divorce entre le discours productiviste local qui met en avant les vertus du travail qui ont transformé le Mato Grosso en l’un des greniers du monde, et celui des classes moyennes urbaines du reste du pays, très critiques envers ce modèle. Ce divorce, de même que l’action du Ministère de l’Environnement et l’arrivée progressive aux commandes de l’économie locale des fils des premiers colons se traduisent néanmoins par une prise en compte de la nécessité de respecter les lois environnementales en vigueur. Ceci sera-t-il suffisant pour inventer un modèle de gouvernance incluant la société civile au sein des instances qui définissent les stratégies et les politiques publiques locales? De la même manière, les acteurs privés sont de plus en plus conscients des risques agronomiques et économiques que représente une trop grande dépendance à l’égard du soja après la crise des dernières années. Pour cette raison, des efforts sont faits pour valoriser davantage les productions locales, avec des stratégies de remontée de filière (production avicole ou porcine) ou de diversification (agro-combustibles).

D’un point de vue social, si, à Sorriso, les résultats de la croissance économique sont flagrants en termes d’évolution du PIB par habitant et de qualité de la vie, les mécanismes de ségrégation socio-spatiale, particulièrement visibles dans une ville dont l’usage du sol est très fonctionnalisé, ne risquent-ils pas de créer des tensions croissantes ? Peut-on, au contraire, parier sur les facultés d’adaptation à la conjoncture et sur la vision du futur des acteurs privés et publics locaux pour transformer la croissance économique en développement ? En d’autres termes, ceux-ci sont-ils à même de penser un projet de développement territorial durable pour Sorriso ?

Comentarios

L’intérêt de ce terrain d’étude renvoie finalement, en partie, à la dualité d’un front pionnier articulant éléments de modernité, permettant d’atteindre parmi les plus hauts rendements à l’hectare du monde, et archaïsmes typiques avec des formes violentes d’occupation de l’espace à conquérir. Le cas de Sorriso est aussi pertinent car renvoyant à une discussion plus ample en terme de modèles de développement et de jeux d’échelles : l’acteur qui a ici pris le dessus articule de manière efficace les circuits commerciaux globaux à des “enclaves de modernité” locales qui utilisent l’espace comme simple support d’activités au service de la croissance économique. Peut-on penser pour le futur des formes plus territorialisées de développement, dont la gouvernance incorporerait de manière plus systématique la volonté des populations locales et de nouvelles attitudes face à l’environnement et aux populations indigènes ?

Bibliografía

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  • Monié Frédéric (2007): «Transporte e expansão da fronteira da soja na BR-163 – Estado de Mato Grosso» In Adão Bernardes, Julia e Tomasini Maitelli, Gilda (org): Expansão da soja na Pré-Amazônia Mato-Grossense. Impactos socioambientais. Cuiabá, Entrelinhas e EdUFMT. pp.153-170.

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