English Français Español

Análisis

Les modèles politiques, reflet des représentations du pouvoir et des relations d’autorité propres aux sociétés, influent largement sur les systèmes politiques contemporains et font que deux systèmes de même nature seront différemment interprétés et réappropriés d’une société à une autre. Ce soubassement culturel des systèmes politiques est essentiel pour comprendre leurs modes de fonctionnement.

Contenido

L’histoire et l’ethnologie de cette région montrent que les modèles de pouvoir sont très stables et qu’ils perdurent à travers les siècles, en dépit des différentes formes d’organisation politique mises en place par les hommes au sein des Etats. Ces modèles politiques sont autant de modes traditionnels de représentation du pouvoir et recoupent l’ensemble des relations d’autorité depuis l’échelle de la famille à celle, plus vaste de la communauté organisée. Cet ensemble est unifié par une grande cohérence dans la mesure où les principes qui régissent les relations du pouvoir sont identiques dans tous les segments de la société, de la base (famille) au sommet. Par ailleurs, ils sont mis en Ĺ“uvre de façon spontanée car ils ont été intériorisés par les individus. Ces modèles politiques sont ici opposés aux systèmes politiques, terme qui représente l’ensemble des institutions, et des relations qui les unissent, dont se dote, au niveau officiel, un Etat pour organiser et distribuer le pouvoir. Certains modèles politiques ont été institutionnalisés à l’échelle d’un Etat pour devenir des systèmes politiques alors que d’autres, restés prégnants à des échelles réduites, cohabitent avec des systèmes politiques bien souvent exogènes.

Cette distinction permet d’observer que les relations d’autorité résistent aux habillages politiques, qu’ils soient totalitaires ou libéraux. Les représentations traditionnelles du pouvoir persistent et s’adaptent aux systèmes politiques successifs. Ainsi, des systèmes politiques identiques peuvent prendre des formes très diverses parce qu’en fonction des relations et des comportements politiques propres à chaque culture, ils seront interprétés différemment.

Enfin, les systèmes politiques contemporains ont souvent fait l’objet d’importation, principalement du fait de deux phénomènes majeurs : la colonisation et la mondialisation. Bertrand Badie 1 fait un inventaire des “produits importés” et des stratégies d’emprunts spécifiques. Dans un contexte plus proche de nous, l’ingénierie institutionnelle menée par les organisations internationales dans les Etats engagés dans des réformes d’Etat et issus d’un conflit violent relève également de cette tendance.

Kirghizstan

Ainsi les républiques d’Asie centrale ont été gouvernées durant une soixantaine d’années par le système soviétique ce qui a engendré quantité de bouleversements dans la vie socio-politique parmi lesquels l’apparition d’un discours politique, la monopolisation de ce discours par une idéologie, l’interdiction de toute pratique religieuse ou encore la réorganisation collectiviste de l’agriculture. A l’arrivée des Bolcheviques, la société reposait sur plusieurs empires dynastiques (khanat) fondés sur la foi musulmane – parfois discriminant les autres religions – et exerçant un pouvoir autoritaire. Ils étaient structurés par une identité lignagère. Ces deux systèmes s’opposaient sur des points fondamentaux : légitimation idéologique contre légitimité héréditaire, laïcité contre légitimité religieuse, société égalitaire permettant l’ascension sociale contre une structuration clanique hiérarchisée. Pourtant, les républiques d’Asie centrale ont su rendre compatibles ces deux systèmes, l’un n’ayant pas balayé l’autre mais au contraire les modes de légitimation et les représentations du système traditionnel se sont adaptés au système soviétique.

Au Kirghizstan, le mode de représentation et d’identification repose sur un système lignager structuré en clans, ou réseaux, territorialisés. A l’échelle du pays, ces clans se divisent et s’opposent entre les clans du Nord et ceux du Sud. Askar Akaïev, élu premier président du Kirghizstan indépendant en 1991, a été démis de ses fonctions par les troubles du printemps 2005. Il est l’arrière-petit-fils d’un chef de clan qui régnait sur le Nord du pays. Cette hérédité, loin d’être fortuite, montre qu’en dépit de la succession des systèmes politiques qui ont dominé le territoire de l’actuel Kirghizstan – féodal avec les khan, colonisation par la Russie impériale puis par le pouvoir soviétique et enfin démocratique depuis l’indépendance – le pouvoir est resté entre les mains d’une même lignée. Ce constat ne prouve pas seulement que les pouvoirs exogènes étaient illégitimes. Il montre que les hommes de pouvoir s’adaptent aux nouveaux systèmes, dans lesquels ils gardent le pouvoir.

Par ailleurs, la colonisation donne un effet déformant de la nature du pouvoir : le territoire du Kirghizstan actuel ne connaissait pas de centralité telle qu’il a connu avec la colonisation russe et plus encore du temps de l’URSS qui donne à ce territoire les attributs d’une quasi-souveraineté (frontières, drapeau, hymne, langue etc.). C’est bien l’effet d’importation d’une conception de l’Etat unifié autour d’une administration unique qui centralise le pouvoir. Sans centralité, les différents clans n’étaient pas en concurrence pour la direction de l’ensemble (alors inexistant) ; ils se retrouvent dans cette position dès lors que l’unité est faite par un acteur étranger. Ainsi un clan se trouve propulsé à la tête d’un territoire bien plus vaste que celui qu’il avait vocation à diriger. Est-il alors également fortuit que l’actuel président kirghize, Kourmanbek Bakiev, issu des troubles du printemps 2005, soit originaire du Sud du pays ? Un accord tacite d’alternance entre les représentants du pouvoir du Nord et ceux du Sud semble ainsi en vigueur parmi les acteurs politiques au sommet de l’Etat pour rappeler que ni les premiers ni les seconds ne sont plus légitimes à diriger cet ensemble. Dès lors s’instaure une alternance.

Au Kirghizstan, l’ensemble de la structuration sociale est fondée sur la parenté. Les différents segments de cette société pastorale correspondent à des clans familiaux qui peuvent atteindre quelques centaines voire quelques milliers de personnes. Chaque clan porte un nom, correspond à un territoire et possède une mythologie nourrie d’ancêtres illustres. Ils ont chacun des domaines d’activité spécialisés. Le chef du clan connaît le droit coutumier, les généalogies, il possède un savoir-faire pour diriger les hommes et s’occuper des bêtes. Les clans règlent leurs relations par des systèmes de solidarité dans lesquels les alliances matrimoniales jouent un rôle central. Ce système permet de se sentir tous différents mais alliés. Un individu qui ne connaîtrait pas sa généalogie serait exclu du système.

Traditionnellement, le système était régi par le principe lignager et la stabilité du pouvoir était très grande – le pouvoir restait entre les mains des mêmes clans familiaux – même si les règles de transmission du pouvoir n’étaient pas précisément définies. De la même façon, aujourd’hui, à tous les niveaux de l’organisation administrative – village, district (raïon) et région (oblast) – l’autorité des chefs provient de leur réseau de parenté. Ainsi, au niveau le plus bas, l’autorité est légitime parce que les entités administratives (villages ou kolkhozes) coïncident avec les clans institués. En s’élevant au niveau de l’Etat, en revanche, cette correspondance se perd et la légitimité disparaît.

Le modèle du clan s’est perpétué et adapté, y compris au système des kolkhozes pendant la période soviétique puisque les kolkhozes se confondaient avec les lignages et que les chefs de kolkhozes étaient les chefs de clans. La transformation socio-économique de la société kirghize sous le coup de l’intégration à l’Union soviétique a donc donné lieu à une recomposition identitaire en instrumentalisant les kolkhozes2 . Il faut bien admettre qu’une telle structuration sociale laisse bien peu de chances au renouvellement des élites.

Par ailleurs, la segmentation de cette société fait obstacle à l’émergence d’une communauté nationale et à une identification à un Etat central. C’est précisément l’échec du système soviétique que de n’avoir pas su créer des entités politiques avec lesquelles les citoyens puissent s’identifier ; il est lié, au Kirghizstan, à l’échec économique et écologique. L’identité kirghize contemporaine se structure autour de quelques lieux géographiques, de l’indépendance et des séances parlementaires. Ce dernier élément a de quoi surprendre : en réalité, il assure deux fonctions. Etant télévisées, ces séances sont très regardées et en rendant ainsi public un lieu de pouvoir, elles ouvrent une brèche dans la culture politique locale du secret – à ce titre, la culture politique soviétique avait trouvé en Asie centrale un terrain favorable. Enfin, elles contribuent à faire émerger un sentiment collectif dans la mesure où tous les Kirghizes sont ainsi réunis face à leurs législateurs.

Cette représentation du pouvoir, dans toutes les républiques d’Asie centrale, pèse dans la participation de la population à la vie politique. Les mobilisations des populations ont été faibles et elles réclamaient une autonomie politique et culturelle et non l’indépendance. L‘accession à l’indépendance s’est imposée avec la disparition de l’URSS et elle a été complètement mise en oeuvre par les plus hautes sphères de l’Etat.

Afrique du Sud

L’Afrique du Sud présente une situation singulière sous-tendue par deux tendances contradictoires : la continuité de la démocratie et la nécessité d’intégrer un système traditionnel. Leur compatibilité reste à prouver. La démocratie en effet a été élargie à partir de 1990 à la population noire. La transition politique de l’Afrique du Sud a donc été servie et facilitée par cette continuité démocratique. Avant 1990, la population noire était structurée, dans les milieux ruraux, par un pouvoir de proximité multiséculaire tenu par des chefs traditionnels, les amakhosi. Du temps de l’apartheid, ces chefs étaient reconnus comme tels, ils bénéficiaient d’une instance de représentation au niveau national et provincial et ils étaient rémunérés par l’Etat. Il s’agissait d’un gouvernement noir pour les Noirs. L’ANC militait pour leur abolition, considérant qu’il s’agissait d’une institution archaïque et anti-démocratique. Ces chefs étaient en effet désignés par la famille royale de la tribu. Ce conflit au sein de la population noire témoigne d’un clivage entre une élite éduquée (l’ANC) et les forces traditionalistes derrière les chefs, à 70% illettrés. Depuis une loi de 2003, les chefferies traditionnelles ont vu leur pouvoir (services publics, développement, gestion foncière) disparaître au bénéfice des municipalités dont les dirigeants sont élus démocratiquement. Des conseils locaux réunissant les chefs traditionnels ont cependant été institués, ils ont essentiellement un rôle consultatif et la liberté est laissée aux municipalités de leur déléguer certaines tâches.

Ainsi le gouvernement est-il parvenu à imposer la démocratie qu’il souhaitait, une démocratie locale cantonnant les chefs à une responsabilité faible et contrôlée. Les autorités traditionnelles ont néanmoins su s’assurer une place dans un nouveau régime dirigé par un parti qui leur est pourtant encore largement opposé, une place qui peut encore évoluer, selon l’adaptabilité des nouvelles générations de chefs.

Chine

La Chine, un des plus anciens Etats au monde, est traditionnellement autoritaire, appuyée sur une bureaucratie de lettrés. Il se dégage une forte continuité dans la mesure où la dictature maoïste reprend cette forme d’autorité au pouvoir impérial et la poursuit avec quelques transformations : débarrassé des contraintes religieuses, il étend encore davantage son pouvoir sur le peuple, aidé par les technologies modernes.

Le système politique chinois actuel doit être replacé dans le contexte de l’histoire plusieurs fois millénaire du pays et de la culture politique qui en est issue. L’Etat chinois s’est constitué très tôt (environ 200 av. J-C) et a dicté les termes du fonctionnement social, établissant une relation « Etat-société dans laquelle la société est presque entièrement soumise à l’Etat » estime ainsi Zhengyuan Fu3. Le pouvoir, extrêmement centralisé, était concentré dans les mains de la dynastie régnante. L’idéologie politique dominante de l’époque, le Confucianisme, constituait certes la base de l’autorité impériale. Mais la pensée légiste (ou légaliste) aura également une grande influence sur les souverains chinois. Partant du postulat que l’homme est par nature égoïste et mauvais, il convient de l’encadrer par des lois. L’individu doit par conséquent se soumettre à la loi édictée par le souverain. Tout procède de l’Etat, appuyé par un puissant appareil coercitif. La liberté individuelle n’existe pas. Au-delà de cette idéologie, des facteurs plus pratiques ont permis la pérennité d’un pouvoir central fort. Aucun pouvoir religieux ne s’opposait à l’empereur. La bureaucratie lettrée était soigneusement choisie, sous un étroit contrôle impérial. De ce point de vue, l’autoritarisme du régime actuel puiserait en partie dans cette forme ancienne d’organisation et de rapport au pouvoir. Le rôle du pouvoir central dans la Chine impériale doit cependant être nuancée : l’autorité de l’empereur était soumise à des contraintes traditionnelles et rituelles, d’ordre moral : il avait la responsabilité du bonheur et de la prospérité de son peuple.

En outre, c’est dans l’apparition d’une nouvelle conception de l’Etat, à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, que l’on peut voir la naissance de l’actuel modèle de pouvoir chinois. A la mort de l’empereur Xiangfeng en 1861, une nouvelle doctrine politique, estimant que « ni le souverain, ni le pouvoir n’est sacré, mais [que] l’Etat demeure l’ultime et unique source de toute autorité4 » voit le jour. Dès lors, sans le socle religieux et traditionnel sur lequel il reposait, le pouvoir est potentiellement soumis à d’autres formes de légitimation, tels la puissance militaire sous Chang Kai Tchek ou la légitimité charismatique (Max Weber) sous Mao Zedong. Ce dernier, débarrassé des contraintes traditionnelles et religieuses qui ont pu peser sur les souverains dynastiques, usant de son charisme et bénéficiant des technologies modernes (en particulier les médias), a pu étendre son pouvoir de façon totalitaire. De plus, l’idéologie communiste étant présentée comme vérité absolue, elle était l’un des fondements de la légitimité du régime. Mao avait ainsi confisqué toute légitimité politique au détriment du parti communiste. A sa mort, celui-ci a dû restaurer sa crédibilité.

Ces questions de relation au pouvoir mènent à la problématique de la place de l’individu dans la société. Dans les sociétés traditionnelles, l’individu est défini par le réseau – familial, territorial ou traditionnel – auquel il appartient. En Chine par exemple, l’individu est soumis au pouvoir, la société ne pense pas l’individu et le pouvoir est méfiant face à toute expression individuelle.

Notas de pie de página

1Bertrand Badie, L’Etat importé, Paris, Fayard 1992

2 Entretien avec Svetlana Jacquesson, docteur en ethnologie, mai 2005.

3Zhengyan Fu, Autocratic Tradition and Chinese Politics, Cambridge University Press, 1993

4Marianne Bastid, Official Conceptions of Imperial Authority at the End of the Qing Dynasty, in Stuart S. Schram, Foundations and Limits of State Power in China (Hong Kong, the Chinese University Press, 1987), disponible sur le site sunzi1.lib.hku.hk/hkjo/view/50/5000294.pdf

 

Ver también