Synthesis

La gouvernance des espaces frontaliers évolue rapidement en fonction des changements instutionnels issus du relatif retrait des Etats centraux (décentralisation, affaiblissement des barrières économiques). Le dossier questionne l’apparition d’acteurs externes sur les confins des Etats et leur rôle, non seulement dans la definition de la gouvernance frontalière (A. Joignant, A.L. Amilhat), mais aussi dans celle des politiques locales transfrontalières (L. Rouvière). Les acteurs politiques locaux peuvent s’adapter positivement à ces changements et, notamment grâce à la reconnaissance des droits des peuples indigènes, elaborer des formes novatrices de gouvernance transfrontalière basées sur des appartenances culturelles communes (A.Benedetti et M. Parodi). Dans d’autres cas, ces évolutions portent au contraire atteinte aux formes traditionnelles de “gouvernance indigène” sur les frontières (R. Molina). Les expériences d’autoorganisation de la société civile en contre-poids aux défaillances des Etats (J. Aylwin, A. Benedetti et M. Parodi) montrent cependant une ouverture à l’initiative d’acteurs locaux pour lesquels la frontière devient un avantage dans la gestion des problèmes socio-politiques spécifiques à ces zones.

Table of content

Sans disposer d’un cadre théorique ni d’une définition consensuelle, la gouvernance telle qu’elle s’emploie depuis les années 1990 sert généralement à aborder les formes de conduire l’action publique face au désengagement des Etats. Sans pour autant exclure ces derniers, elle met en question la hiérarchie traditionnelle des systèmes politiques nationaux pour valoriser l’horizontalité dans la prise de décision ; elle renvoie donc à un ensemble d’expériences qui cherchent à solutionner les blocages existants dans les relations entre Etat et population. Ses emplois multiples reflètent un pragmatisme toujours plus présent dans l’action publique, tant au niveau des acteurs impliqués qu’à celui des processus de prise de décision. Mais il s’agit d’une notion dont les contours restent flous, qui est sujet à diverses interprétations, voire instrumentalisations. Pour Guy Hermet, l’affaiblissement de l’Etat est en même temps supposé et généré par l’usage du terme de gouvernance (Hermet, 2001). Tout comme d’autres concepts dont l’utilisation se généralise, la gouvernance comporte donc un potentiel performatif et normatif en tant que catégorie de pratique, que nous chercherons plutôt à déchiffrer en tant que catégorie d’analyse (Brubaker, 2001 : 69). Son utilisation nous intéresse avant tout car il s’agit d’un outil efficace pour poser des questions liées à la prise de décision (Le Galès, 2003 : 36) et au rôle désormais incertain des Etats dans l’action publique.

La mise en question généralisée de la légitimité étatique concerne aussi l’Amérique latine, un continent où le retour à la démocratie depuis les années 1980 ne s’opère pas sans difficultés. La crédibilité des systèmes politiques et institutionnels s’y trouve gravement altérée, ce qui trouve un corollaire dans l’émergence d’ONG, entreprises et autres agents de coopération internationale dans l’action publique. Cette crise des systèmes institutionnels prend une toute autre dimension sur les zones frontalières, dont le rapport au centre politique en fait des cas particuliers mais illustratifs des évolutions en cours. La frontière, expression territoriale de la puissance d’Etat, de la souveraineté et symbole déterminant dans la construction des imaginaires collectifs nationaux, est un élément constitutif de l’Etat nation tel qu’il se connait depuis le XIXe siècle. La fin de la prédominance étatique dans l’élaboration des politiques publiques signifie-t-elle pour autant une dilution de ses limites territoriales ? Comment s’administrent les marges et les frontières si l’entité qui leur a donné naissance perd du terrain ?

Précisons d’emblée que, comme le remarque Alejandro Grimson (2000 : 32), le désengagement de l’Etat dans la région concerne avant tout les politiques sociales telles que la santé et l’éducation et s’accompagne paradoxalement d’un durcissement des contrôles migratoires et douaniers sur les frontières. Par ailleurs, l’actualité démontre que les frontières conservent leur fonction d’argument nationaliste dans les pays sud-américains : le conflit entre le Pérou et l’Equateur n’a été résolu qu’en 1994 ; l’un des deux candidats favoris pour les élections présidentielles péruviennes de 2006, Ollanta Humala, faisait campagne en organisant une marche revendicative sur la frontière avec le Chili ; la démarcation de la même frontière maritime était au début de l’année 2008 l’objet de tensions diplomatiques entre ces deux pays ; enfin, la crise diplomatique déclenchée par l’intrusion de l’armée colombienne sur le territoire équatorien à la même époque démontre l’importance des notions de territoire national et de frontière dans la conception de la souveraineté étatique sur l’ensemble du continent.

La frontière ne disparait donc pas en tant que ligne de séparation physique et identitaire, mais peut acquérir de nouvelles significations pour ceux qui la vivent au quotidien. Dans la lignée de Peter Sahlins, nous considérons que les populations frontalières participent pleinement de la construction et la redéfinition du sens donné à la frontière, et par conséquent de celles des Etats nations. En effet, l’approche de la frontière depuis la périphérie « nous contraint en particulier à entrevoir comment les individus et les communautés s’approprient leurs frontières et leurs identités pour s’en servir contre – ou en collaboration avec – des centres politiques éloignés » (Sahlins, 1996 : 15). Plus qu’une étude de la ligne de démarcation pour elle-même, ce dossier propose donc d’analyser ses usages par les populations frontalières et les politiques territoriales qui s’élaborent sur les marges et au-delà de la limite.

Contrairement aux pratiques qui supposent une application de la norme, les usages peuvent être définis comme des déviations de celle-ci opérées par les agents socio-politiques. Les divers usages de la frontière abordés dans ce dossier sont autant de formes de gouvernance. C’est pourquoi nous avons choisi d’intituler ce dossier « Quelle(s) gouvernance(s) sur les frontières latino-américaines ? Systèmes d’acteurs et usages d’un concept sur les périphéries territoriales ». Etudier la gouvernance au pluriel en observant diverses expériences permet de se questionner sur les significations concrètes du concept. Il s’agit donc d’aller au-delà des conseils et des « recettes de bonne gouvernance », pourtant largement diffusées sur le continent et appliquées – ou adaptées – par les élites locales. Sur les territoires transfrontaliers, le sens de la ligne de démarcation a toujours varié en fonction des acteurs et des contextes historiques. Mais les nouveaux partenariats possibles dans le cadre des tentatives de gouvernance transfrontalière permettent parfois aux populations, élites ou membres de la société civile locales d’agir dans une logique classique de mise en visibilité des périphéries auprès des centres, ou plus encore, de court-circuiter ces derniers pour l’élaboration de politiques territorialisées.

Zones frontalières et Etats

De par leur caractère marginal au sein des Etats, les zones frontalières présentent historiquement la particularité de connaitre une militarisation forte mais peu de politiques de développement. « Les frontières sont caractérisées par un faible niveau de développement, de faibles densités de population, des tendances à la monoproduction et une forte dépendance commerciale, financière et politique vis-à-vis des centres principaux de décision, transformation et commerce étant localisés sur les côtes ou sur les routes de connexion avec les centres »(Valenciano, 1996 : 186). Dans la région étudiée, les zones frontalières sont perçues par les centres comme des espaces facilement « perdables » au profit des Etats voisins, ce qui explique en partie le peu d’intérêt qui leur est généralement accordé en termes de politiques de développement (Amilhat-Szary, Rouvière, 2008). Par ailleurs, il s’agit le plus souvent d’espaces à très faible densité démographique : M. Foucher (Foucher, M., 1991) nous rappelle en effet que le continent ne comptait au début du 19ème siècle que 20 millions d’habitants sur 22 millions de km2: plus de 85% des frontières ont été tracés dans des zones de très faible densité (un ou deux hab/km²). Cet héritage géopolitique explique qu’aujourd’hui encore, elles représentent souvent « des zones isolées et éloignées des centres dynamiques et de décision nationale ; avec un développement socio-économique faible et inégal par rapport aux autres zones de leur propre pays, et dont le potentiel de développement se trouve réprimé par leur marginalité par rapport aux centres ainsi que par l’absence de politiques spéciales de promotion » (Lamarque, 1995 : 10).

Redéfinies à la suite de guerres menées dans des objectifs d’appropriation des ressources naturelles au début du XXe siècle, les frontières sud-américaines ont constitué des espaces étroitement surveillés par les Etats. En tant que lignes de démarcation entre deux souverainetés étatiques, elles supposent un double contrôle, identitaire et économique, des régions qu’elles traversent. Historiquement et comme dans d’autres régions du monde, les centres politiques ont élaboré des politiques d’intégration des populations frontalières à la communauté nationale. Ici, cette intégration s’est réalisée de manière plus ou moins violente : la « Chilenisation de Tarapacá » (Gonzalez) sur le territoire perdu par le Pérou suite à la Guerre du Pacifique (1879-1884) en est une illustration. Mais plus encore, les zones frontalières abordées dans ce dossier présentent la particularité d’être peuplées en majorité de groupes d’origine indigène. Le traitement de ces régions par les centres a souvent été qualifié de « colonialisme interne » (Grimson), leurs habitants ne bénéficiant pas de droits civiques concrets mais constituant une réserve de main d’Ĺ“uvre pour les villes. Non seulement marginales de par leur situation géographique, ces zones frontalières se trouvent donc au-delà de frontières intérieures, culturelles et politiques, difficilement franchissables malgré les tentatives d’insertion dans les sociétés nationales. Dans certains cas et comme en témoignent par exemple les faits relatés par José Aylwin à propos des populations Mapuche d’Argentine et du Chili, une longue histoire de résistances et de lutte pour la récupération des terres communautaires a mené à une reconnaissance tardive de droits territoriaux et culturels, mais laissant place à de graves problèmes liés aux ressources naturelles dans cette région.

Car ces frontières intérieures sont aussi des frontières économiques. Dans les espaces ruraux où l’économie de subsistance perdure, l’amélioration des conditions de vie est synonyme de migration ou d’exode rural. Sur les marges territoriales des Etats, les économies locales sont parfois plus touchées encore par l’obstacle qu’elles rencontrent sur la frontière. Des formes traditionnelles de gouvernance – au sens premier du terme – peuvent être paralysées par les politiques douanières liées aux frontières d’Etat, comme le montre Raúl Molina à propos du système d’arriérage entre l’Argentine et le Chili. Certains types de gouvernance ont donc disparu durant la période de fermeture des frontières, laissant place à des régimes de gouvernement qui faisaient de la frontière une double muraille – défensive contre l’ennemi, mentale pour représenter les autres – proche de l’idée des limes antiques (Leresche, Saez, 1997). Le cas des frontières traversant les zones urbaines constitue une exception notable à la règle. On peut ainsi signaler l’existence de nombreuses villes frontalières, dites souvent villes doublons (notamment sur la frontière Mexique / USA mais aussi aux limites du Brésil où l’on trouve une grande quantité d’agglomérations de taille moyenne, par exemple Rivera, Uruguay / Santana do Livramento, Brésil de 150 000 habitants au total). Dans ces espaces, le continuum paysager et la fluidité des pratiques on engrangé des formes anciennes et très spécifiques de coopération transfrontalière. Alors que les tensions interétatiques s’amoindrissent, comment évoluent les relations politiques transfrontalières ? Les processus d’intégration régionale donnent-ils naissance à de nouvelles formes de gouvernance ?

Gouvernances sur les frontières en temps d’intégration ?

L’intégration en Amérique latine a un sens bien distinct de celui qui lui est donné dans le cas européen. Effectivement, l’intégration régionale renvoie surtout et avant tout à une série d’accords économiques internationaux, la dimension institutionnelle demeurant quasiment inexistante et les accords politiques répondant essentiellement à des nécessités macroéconomiques. Ceci explique que la notion de gouvernance n’y soit pas réellement institutionnalisée. Pourtant, de multiples acteurs apparaissent à diverses échelles territoriales dans la gestion de l’action publique, ce qui laisse supposer l’apparition d’expériences de gouvernance : comment se présentent ces changements dans les régions frontalières et quelles opportunités génèrent-elles ?

Il faut d’abord préciser que les blocs d’intégration régionale prêtent paradoxalement peu d’attention aux régions traversées par les frontières. En termes de politiques de développement par exemple, ni le MERCOSUR ni la CAN n’ont manifesté un grand intérêt jusqu’à présent. Si les zones d’intégration frontalière (ZIF) promues par la CAN constituent des expériences prometteuses (Meza Monge, 2005), la question semble totalement étrangère aux préoccupations du MERCOSUR (Leloup, Stoffel, 2001). Au niveau des passages frontaliers, le durcissement paradoxal des contrôles douaniers et migratoires (Amilhat Szary, 2007) créent des situations d’exclusion qui perdurent – c’est le cas des populations colla et atacameña de la Puna et du désert d’Atacama étudié par Raúl Molina – ou qui s’aggravent parfois. Sur la frontière entre la Bolivie et l’Argentine, de graves atteintes aux droits de l’Homme sont par exemple commentées dans l’entretien à un responsable religieux réalisé par Alejandro Benedetti et María Parodi.

Par ailleurs, les grands axes routiers destinés à faciliter les échanges commerciaux d’un point de vue macroéconomique, comme les corridors biocéaniques (IIRSA) bénéficient avant tout aux zones se trouvant sur les axes correspondants (Petit, 2003, Grimson, 2000). L’intervention de bailleurs de fonds tels la BID dans les accords d’intégration constitue une exception : ayant porté leur attention sur les problèmes frontaliers bien avant les blocs d’intégration, ils mettent non seulement en place des infrastructures transfrontalières pour approfondir l’intégration régionale, comme l’explique Anne-Laure Amilhat Szary à propos de la BID, mais appuient aussi des projets locaux, jouant ainsi un rôle déterminant dans les expériences de gouvernance frontalière.

Les processus frontaliers en Amérique latine n’ont cependant pas attendu l’institutionnalisation des processus d’intégration pour exister. La perméabilité des passages a permis une longue tradition d’échanges commerciaux dont les régions frontalières ont été bénéficiaires. Sur le plan politique, des formes de régulation sectorielles sont apparues, qui ont les premières été qualifiées de « gouvernance transfrontalière ». L’environnement en porte la marque la plus sensible : il s’agit certes du développement de parcs et d’aires protégées, qui ont servi de trait d’union politique, même dans des contextes stratégiques très sensibles (cf. la mise en place dès 1979 d’une Réserve de biosphère entre le Salvador, le Guatemala et le Honduras, le parc naturel international La Fraternidad, alors que la région est déchirée par les luttes armées ; cf. UICN 1998 et Guyot 2006). On a montré en effet (Fourny 2005) que la nature, longtemps mobilisée pour justifier la séparation (notion de frontière naturelle) servait désormais plus volontiers de support du bien commun transfrontalier. C’est néanmoins à propos de la gestion environnementale que la notion de gouvernance a pris son ampleur, notamment à propos des négociations autour de l’eau entre les Etats-Unis et le Mexique (gestion des nappes, problèmes d’adduction et de traitement des effluents) (cf. Ganster 2001), avec la création d’une série d’instances ad-hoc, dont le « Good Neighbor Environmental Board » (GNEB, fondé en 1992 et actif à partir de 1994, cf. www.epa.gov/ocem/gneb/). Malgré la multiplication des initiatives de ce type, leur efficacité politique reste discutable : d’abord la faisabilité de la gestion bi-nationale est complexe, ensuite il est rare que les coopérations mises en place dans ce cadre puissent réellement déboucher sur une vision bi-régionale élargie (Hogenboom et al. 2003)

Les populations qui ne sont pas sur les axes principaux de l’intégration trouvent parfois d’autres moyens de mettre en place des expériences de gouvernance, en faisant appel aux bailleurs de fonds de façon prioritaire : c’est le cas de l’alliance de municipalités aymaras abordée dans ce dossier par Laetitia Rouvière. L’intégration, si elle ne profite pas directement aux zones frontalières, peut donc servir d’argument aux élites locales qui cherchent à mettre en place des expériences de coopération transfrontalière ou de développement des marges, ceci en interaction avec tous types d’acteurs, nationaux et internationaux, publics et privés. Le transfrontalier prend forme depuis les espaces locaux dont les dirigeants sont appuyés par des agents externes d’aide au développement. Ce type de cas est présenté par Guy Saez et Philippe Leresche (1997) comme une situation de marche que les auteurs associent à un régime de gouvernabilité, dans lequel les réseaux locaux d’action publique se modifient et dépassent les moyens d’action traditionnels de gouvernements pour en appeler au transnational dans l’élaboration des projets transfrontaliers.

La gouvernance selon les élites politiques locales et indigènes : de nouvelles ressources

Le même article associe un régime de gouvernance à la situation de synapse (Leresche, Saez, 1997), dans laquelle les échanges transfrontaliers seraient denses au niveau local et appuyés par la mise en place d’infrastructures par les Etats. Dans la région abordée par ce dossier, la nouveauté réside dans la capacité de certains acteurs locaux à impulser des projets transfrontaliers et à présenter les espaces présents de part et d’autre de la frontière comme un seul et même territoire. En fait, les expériences de gouvernance transfrontalière qui se mettent en place sont souvent la traduction formelle ou politique de situations préexistantes dans une moindre mesure. Effectivement, si la frontière constitue dans certains cas une barrière économique ou sociale infranchissable, cette même situation peut conférer aux zones frontalières un grand potentiel d’auto-organisation : « cette organisation se base sur des échanges structurels ou conjoncturels, légaux ou illégaux. Les échanges structurels consistent en des flux de biens, services ou informations découlant des spécialisations et complémentarités en termes de production. Les échanges conjoncturels ont leur origine dans “l’effet frontière” et les rentes différentielles liées à la proximité des systèmes économique, juridique et socioculturel voisins »(Leloup, Stoeffel, 2001 : 74). Les systèmes sociaux pragmatiques propres aux espaces frontaliers peuvent être à l’origine d’un type original de gouvernance territoriale, ceci lorsque les barrières administratives et sécuritaires d’Etat le permettent.

Dans les cas étudiés ici, deux éléments sont à souligner qui alimentent la naissance de discours sur les territoires transfrontaliers. Outre l’intégration régionale qui constitue un argument de poids mais avec peu d’implications locales directes, il s’agit de la décentralisation et de la reconnaissance des droits des peuples indigènes : les élites locales capables de présenter les populations frontalières comme appartenant au même groupe culturel et/ou socio-économique peuvent transformer la frontière en une ressource politique efficace. Cela se produit avec le soutien rhétorique d’Etats dont l’approbation est encore indispensable mais presque suffisante, puisqu’ils ne sont plus toujours les acteurs prioritaires dans l’orientation des politiques publiques ; l’appui technique et financier de membres de la société civile, de la coopération internationale ou des institutions financières internationales est en fait la condition sine qua non à la réussite de ces projets.

Les réformes récentes de décentralisation changent progressivement la donne dans des pays caractérisés par un centralisme puissant et structurel. Le caractère néolibéral de ces réformes préconisées par les conseils de « bonne gouvernance » élaborés dans le cadre du consensus de Washington ont mené les groupes de pouvoir locaux à s’engager dans de nouvelles formes de partenariat avec des acteurs privés avec ou sans but lucratif et à récupérer les pratiques sociales transfrontalières pour les traduire dans le domaine politique. Par ailleurs, la reconnaissance des droits des populations indigènes a suivi une logique internationale (Gros, 2006 ; Amilhat-Szary, 2006) qui a mené à un engagement – au moins formel – de la plupart des Etats du continent.

Ce double mouvement permet aux élites locales d’agir aujourd’hui sous forme de réseaux internationaux qui leur confèrent une visibilité croissante auprès de leurs Etats respectifs. Cette logique d’action en réseau et de valorisation de l’idée de territoire dans l’élaboration des politiques de développement sont étroitement liés aux effets de la mondialisation, dont la gestion recherchée sous forme de « gouvernance globale » trouve son corollaire dans l’idée de gouvernance territoriale. En effet, penser la gouvernance depuis les territoires ou les espaces locaux légitime en la concrétisant l’idée de gouvernance mondiale. Le territoire est, selon les mots de Pierre Calame, la « brique de base » de la gouvernance du XXIe siècle (Calame, 2003). L’action publique est ainsi largement récupérée par les acteurs frontaliers, qui sont souvent les élites politiques locales, mais dont les rapports au centre politique varient. Dans le cas aymara abordé par Laetitia Rouvière, les maires mettent en place des stratégies d’insertion économique internationale de la région transfrontalière grâce à un appui des bailleurs de fonds et de la coopération internationale préalable à l’intervention des Etats. Le cas mapuche étudié par José Aylwin présente une logique bien plus politique, où la gouvernance se met en place essentiellement au niveau local et dans un contexte de conflit historique avec les Etats-nations chilien et argentin.

Les autres types d’acteurs locaux intervenant dans l’action publique sont souvent désignés sous le terme généralisant de « société civile », que Jürgen Habermas définit comme suit : « La société civile se compose de ces associations, organisations et mouvements qui à la fois accueillent, condensent et répercutent en les amplifiant dans l’espace public politique, la résonnance que les problèmes sociaux trouvent dans les sphères de la vie privée » (Habermas, 1991 : 394). Leurs interactions avec – voire leur substitution aux – élites politiques créent la nouvelle donne d’une action publique qui se défait de la tutelle unique de la rationalité étatique. Ils participent sur un pied d’égalité avec les acteurs politiques et économiques à la gouvernance, notamment dans les situations d’intervention très faible des Etats : les institutions religieuses et les ONG sont analysées dans ce sens par Alejandro Benedetti et Maria Parodi dans deux fiches du dossier. Ces expériences sont concluantes, mais la logique sous-tendue par un transfert de la prise de décision publique à des acteurs si divers contient un risque, celui de s’appuyer sur des notions comme celle de « capital social » critiquée par Alfredo Joignant en ce que l’usage politique de termes issus du monde scientifique peut mener à des projets politiques sans contenu clair ni concret.

Conclusion

La gouvernance et les multiples acteurs qu’elle met en scène pose finalement la question d’une légitimité politique éclatée, qui, si elle n’est pas un problème en soi, brouille les cadres traditionnels de la prise de décision et ne permet pas réellement de repérer les lieux – et les intérêts associés – où se définissent des notions devenues courantes dans la vie politique, qui sont en quelque sorte naturalisées sans pour autant perdre de leur puissance normative. Cette incertitude n’est certainement pas une nouveauté et peut se gérer en considérant les concepts comme celui de gouvernance dans une dimension dynamique, plurielle et changeante. Si la gouvernance est parfois instrumentalisée, du moins permet-elle d’un côté aux observateurs de mettre en lumière cette multiplicité d’acteurs, d’un autre aux dirigeants locaux d’entrer dans le jeu de décision, voire d’y acquérir un rôle central, ce notamment sur les zones frontalières.

Les espaces frontaliers sont en effet des cas d’étude significatifs dans ce contexte : en tant que cas très particuliers de territoires ils reflètent de manière extrême les opportunités et blocages générés par les injonctions de la gouvernance globale pour la mise en place de différents types de gouvernance territoriale. L’Amérique latine, où la notion de frontière interétatique ne perd aucunement de son sens dans l’actualité, présente de nombreuses expériences, couronnées de succès ou non, qui font de ce continent un précieux terrain d’étude pour les réflexions sur les interactions et stratégies d’acteurs permettant de penser à une gouvernance depuis des territoires en recomposition.

 

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