Experience

L’élaboration des politiques locales de développement en milieu rural

Le cas de la triple frontière “aymara” (Bolivie – Chili – Pérou)

By Laetitia Rouvière

Depuis 2001 les municipalités rurales de la triple frontière entre la Bolivie, le Chili et le Pérou élaborent des projets communs de développement territorial suivant le modèle de l’association de communes. L’Alliance Stratégique Aymaras sans Frontières regroupe 56 communes rurales dans l’objectif de trouver des appuis techniques et financiers internationaux. Le circuit de légitimation de cette alliance révèle une logique de diffusion directe des conseils de « bonne gouvernance » prodigués par les institutions financières internationales dans les espaces locaux. Nous soutiendrons que l’intervention tardive et conditionnée des Etats, après des ONG locales et internationales, la Banque Mondiale et la Banque Interaméricaine de Développement, mène à une reconstruction et à une reconnaissance par le marché de la culture transfrontalière aymara.

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Les travaux sur la gouvernance frontalière ou transfrontalière sont peu nombreux et traitent pour la plupart des thèmes liés à la gestion des ressources naturelle ou développement durable et à la gouvernance des villes (Leresche, Saez, 1997, Jouve, Lefebvre, 1999). Le processus de déterritorialisation et reterritorialisation de la prise de décision publique est quant à lui abordé en Europe à travers le concept de multi-level governance qui se réfère le plus souvent aux interactions entre les divers niveaux de pouvoir au sein des institutions européennes (Brenner, 1999, Scharpf, 2000). Comment peut alors s’appliquer la notion de gouvernance dans les espaces ruraux et transfrontaliers en Amérique latine ? La multiplication des acteurs intervenant dans l’action publique, la mise en cause du monopole des Etats centraux dans l’élaboration des politiques de développement et la montée en puissance des acteurs politiques locaux sont des éléments également déterminants dans la gestion politique des zones marginales de la région. Mais en l’absence d’institutions supranationales de régulation, interroger la notion de gouvernance permet de poser la question des acteurs qui définissent les normes de l’action publique locale.

Dans le cas d’un projet transfrontalier d’initiative municipale et à caractère fortement ethnique, la question des lieux de contrôle de la coopération transfrontalière est d’autant plus critique, non seulement en termes de souveraineté étatique, mais aussi et surtout en ce qui concerne le pouvoir réel de décision des dirigeants politiques locaux. A propos des villes européennes, Patrick Le Galès écrit : « Pour les élites de l’Etat comme pour celles des villes, la gouvernance est utilisée comme une stratégie d’adaptation aux contraintes extérieures qui contribue à recomposer le rôle et le travail politique et permet aux élus de se mettre en scène avantageusement » (Le Galès, 2003). En conservant l’idée d’adaptation comme pratique centrale dans les interactions entre acteurs, nous soutiendrons que les maires à l’origine d’une association transfrontalière de communes entre le Chili, le Pérou et la Bolivie s’adaptent non seulement à un environnement changeant en termes de réseaux nationaux et internationaux, mais opèrent aussi et par ces mêmes réseaux une adaptation discursive aux paradigmes internationaux liés au développement rural en zone de peuplement majoritairement indigène.

Les aymaras sur la frontière BCP. Des indigènes sur les confins territoriaux des Etats.

Originaire des hauts plateaux andins, la population aymara se repartit aujourd’hui essentiellement entre l’ouest de la Bolivie, le nord du Chili et le sud du Pérou, ce malgré les fortes vagues de migration vers les villes côtières observées depuis les années 1950 (On estime le nombre d’aymaraphones à deux millions environ, dont 1,7 millions en Bolivie, 500 000 au Pérou et 20 000 au Chili. Albo, 2000: 45). Après la consolidation tardive de la frontière Pérou-Bolivie, c’est à la fin du XIXe siècle seulement que le territoire aymara devient tripartite (Gonzalez, 2006). La fin de la guerre du Pacifique (1879-1883) signifie l’apparition d’une population aymara au Chili, dans la région de Tarapacá jusque-là péruvienne (voir carte 1). Eloignée des principaux centres de décision nationaux, la région aymara a été l’objet de nombreuses convoitises pour ses ressources naturelles (salpêtre, argent), la population demeurant longtemps dépendante des relations diplomatiques et des grandes entreprises minières. Dans des Etats historiquement très centralisés et sur une frontière conflictuelle, les confins territoriaux sont peu concernés par les politiques nationales de développement ; ils assument plutôt une fonction de marche – terme qui désignait anciennement un espace-tampon périphérique militarisé et à statut spécial - qui en cas de conflit armé devra apporter le moins de bénéfices possibles à l’ennemi.

Carte 1.

Déplacement de la ligne frontalière BCP lors de la guerre du Pacifique.

 

 

 

L’effet frontière tend à se renforcer dans ces conditions de marginalité : la capacité d’auto-organisation et le potentiel d’échanges transfrontaliers ont toujours été très bien exploités dans la région, notamment en ce qui concerne les activités commerciales, formelles ou informelles, de divers produits issus de l’agriculture et de l’élevage (quinoa, pomme de terre, coca). Comme sur le reste du continent, c’est durant la période des dictatures militaires dans les années 1970 que la frontière BCP se durcit véritablement. En 1979, centenaire de la guerre du Pacifique, les armées chilienne et bolivienne sont positionnées face-à-face, et c’est à cette occasion que la frontière est minée, hypothéquant les mobilités traditionnelles dans la zone (Amilhat, 2005).

La situation de la région change substantiellement dans les années 1980 et 1990. Le processus de démocratisation s’accompagne d’un double mouvement de décentralisation et de mondialisation. La reconnaissance des droits des peuples indigènes se diffuse dans ce cadre, de manière transnationale et internationale. La tendance à une demande de reconnaissance, née en Equateur et au Mexique, est effectivement récupérée par les Nations Unies (Morin, 2006) et l’OIT. Depuis 1989, c’est la Convention 169 de l’OIT qui fait norme dans la majorité des pays sud-américains (Elle est ratifiée en 1991 en Bolivie, en 1994 au Pérou et en cours de traitement au Chili). Si elle ouvre des fenêtres d’opportunité pour les dirigeants indigènes, la ratification de cette convention reste souvent un acte formel, dont l’application dépend fortement de ceux qui s’en investissent pour l’élaboration de politiques publiques, locales ou nationales. Les institutions internationales de financement (IIF), comme la Banque Mondiale et la Banque Interaméricaine de Développement, commencent depuis le milieu des années 1990 à porter une attention particulière aux droits de l’Homme et des peuples indigènes (Davis, 1999). Les conseils de « bonne gouvernance », auparavant liés au fameux consensus de Washington – dont les principaux éléments concernent la réforme de l’Etat et les politiques macroéconomiques comme conditions de prêt – se rapportent désormais à l’appui aux microprojets de « développement avec identité », en interaction directe avec les leaders locaux (Hermet, 2001).

Ces derniers présentent par ailleurs un profil sociologique nouveau depuis le début de la période de démocratisation / décentralisation. Dans la région que nous étudions, les maires sont dans leur majorité d’origine rurale et aymara, ayant étudié dans les villes côtières et de retour dans leur village pour exercer des fonctions politiques. Cette activité prend un sens nouveau dans le cadre des reformes de décentralisation, avec des transferts de compétences importants vers les municipalités. Des transferts qui ne s’assument pas sans difficultés, étant donné la faiblesse des budgets et les lacunes dans la formation du personnel municipal. L’ampleur même des compétences dans leur contenu génère de nombreux conflits dans les communes rurales, celles-ci étant par exemple investies de l’ensemble du développement local, en concertation avec les gouvernements régionaux. Cette communication se révélant souvent inefficace, il semble que le modèle de l’association de communes s’impose comme alternative pour améliorer l’élaboration de politiques territoriales et conférer une meilleure visibilité politique aux localités rurales.

Un champ de compétences considérablement amplifié et une vague de reconnaissance du multiculturalisme appuyée par les institutions internationales de prêt sont des éléments de ce que certains appellent la « glocalisation » (Moncayo Jiménez, 2003; Ferrero, 2006). Sur une frontière structurellement conflictuelle et étroitement contrôlée par les Etats centraux, comment sont élaborées les politiques publiques en milieu rural ? Quelles opportunités apparaissent pour les dirigeants locaux frontaliers et comment font-ils usage du renouveau de leur situation politique et géographique ?

Aymaras Sans Frontières, une association de communes transfrontalière pour une tentative de gouvernance territoriale.

Le cas d’étude que nous proposons d’aborder pourrait être considéré comme un exemple type de gouvernance transfrontalière, au vu des divers types d’acteurs impliqués dans la mise en place de politiques de développement rural communes aux régions frontalières du Pérou, du Chili et de la Bolivie. Nous verrons que cette forme de coopération transfrontalière s’établit hors de toute figure institutionnelle prédéfinie et met en question la place de l’Etat dans le processus de prise de décision.

A l’occasion de la troisième feria andine (FERAN) de Putre au Chili, les maires frontaliers des régions de Tacna, la Paz, Oruro et Tarapaca se réunissent en 2001 dans l’Alliance stratégique Aymaras sans Frontières (AS). Leur objectif premier consiste à rechercher des sources internationales de financement pour élaborer des projets de développement. Sans fondement institutionnel, l’AS se crée comme une association de droit privé sans but lucratif, composée de trois associations de communes préexistantes (l’association de communes rurales de Tarapaca, l’association de communes rurales andines de Tacna et des Mancomunidades de la Paz et Oruro auxquelles se joint en 2006 la Mancomunidad de Potosi-los Lípez. Voir carte 2). Pour comprendre le type original de gouvernance que l’alliance met en place autour de la triple frontière BCP, commençons par décrire en résumé le circuit de légitimation qu’a parcouru le projet AS entre 1999 et 2007. Loin de suivre le schéma top down - bottom up le plus courant dans l’élaboration des politiques publiques, les fondateurs de l’AS cherchent des partenariats multiples qui leur permettent de consolider leur projet en-dehors des hiérarchies étatiques classiques.

Territoire de l’alliance stratégique Territoire du Collasuyo

Aymaras sans Frontières dans le Tahuantinsuyo

Source: Gouvernement Régional Source:www.bolivian.com

de Tarapacá, 2006

 

En comparaison avec d’autres projets de développement local en milieu rural et avec d’autres associations de communes, la situation géographique de l’AS lui confère, outre la spécificité transfrontalière, celle de l’enracinement identitaire. Le territoire couvert par l’alliance correspond effectivement à l’espace occupé par une majorité de population aymaraphone, mais aussi à celui de l’ancien territoire du Collasuyo, l’une des quatre parties de l’empire Inca (voir carte 3). La possibilité de revendiquer le caractère millénaire de la culture liée à ce territoire permet une mise en visibilité internationale bien plus efficace des espaces locaux. C’est pourquoi le maire de Putre, malgré ses difficultés initiales à convaincre l’ensemble de ses pairs du bien-fondé de son initiative (Du coté péruvien notamment, la culture d’association territoriale est très peu présente et le renfermement sur les problèmes propres a la localité très marqué. A Tacna il aura fallu qu’une ONG locale, ICOR, intervienne constamment auprès des maires pour former l’AMRAT, association qui s’est créée uniquement dans la perspective d’une participation à l’AS. La même ONG demeure centrale dans la relation des maires péruviens avec leurs homologues boliviens et chiliens), s’adresse directement à la Banque Mondiale (BM) dès 1999 pour y trouver un appui technique et financier. Le choix de se tourner vers les institutions internationales de financement (IIF) plutôt que vers les Etats révèle d’un coté une faible confiance dans les institutions nationales pour le soutien a des initiatives locales, de l’autre une volonté claire de conserver le contrôle du projet, notamment face aux autorités régionales. Cette première prise de contact aboutit à l’organisation de trois séminaires entre 1999 et 2001 et à la rédaction par les membres de la BM d’un document intitulé « La stratégie des municipalités indigènes. Une proposition d’empowerment pour les aymaras » (World Bank, 2001), dont les trois axes d’action principaux sont les suivants : la formation des membres de l’AS au développement local, leur connaissance des agents de développement externe, ainsi que le renforcement du cadre légal de la coopération. Le sous-secrétariat au développement régional (SUBDERE), directement lié au ministère de l’intérieur chilien, assiste à l’un de ces séminaires et s’engage à apporter un soutien technique et financier à l’AS, ce qui reste sans effet jusqu’à 2006.

En 2005, l’alliance se trouve dans une situation de crise liée à la concomitance des élections municipales au Pérou et en Bolivie, au désengagement croissant de ses membres ainsi qu’au manque de soutiens externes, malgré les contacts permanents avec des ONG étrangères, notamment canadiennes et belges. C’est seulement en mars 2005, lorsque la Banque Interaméricaine de Développement (BID) contacte le SUBDERE à Santiago, que celui-ci semble redécouvrir l’AS. La réunion organisée par la BID a pour objet de proposer aux membres du SUBDERE la participation du Chili au concours de « Bien Public Régional » qui requiert la réunion d’au moins trois pays dans un projet commun. C’est dans cet objectif qu’est envoyé un consultant du SUBDERE à la région de Tarapacá, où, chargé de prospecter pour trouver un projet adéquat, il rencontre les leaders locaux de l’AS. Son séjour de huit mois sur l’espace transfrontalier est consacré à la reformulation du projet dans les termes requis par la BID, ce travail aboutissant à la présentation du projet « Récupération, mise en valeur et développement du patrimoine naturel et culturel aymara » au mois d’octobre 2006. Il faut souligner que si le projet est le fruit du travail du consultant de Santiago, il est ensuite présenté au nom des régions frontalières, celles-ci apparaissant seulement à la fin du circuit parcouru par le projet AS et surtout comme preuve du caractère décentralisé de son élaboration. Une fois le projet approuvé par la BID en 2007, la nouvelle région d’Arica Parinacota (Région XV, Chili) commence à apporter un appui technique et financier à l’AS.

Les évolutions d’un projet de développement. De la « bonne gouvernance » locale pour une reconnaissance par le marché du territoire transfrontalier BCP.

Le choix des maires frontaliers de s’en remettre dans un premier temps aux IIF et à la coopération internationale plutôt qu’aux Etats indique leur volonté d’autonomie territoriale dans le dépassement de la frontière. Jusqu’à quel point peut se concrétiser cette autonomie de décision ? Quel est le poids respectif des Etats et des sources externes de financement dans la légitimation et la consolidation de l’alliance Aymaras sans Frontières ? Comment influent-ils sur le contenu des politiques de développement en gestation ?

Le projet transfrontalier s’inscrit dans le cadre des conseils de « bonne gouvernance » dont les bases idéologiques, construites autour de l’idée que le type de décentralisation permettant une ouverture aux partenariats public - privé est une condition nécessaire au bon fonctionnement du libre-marché (Weiss, 2000), se diffusent directement dans les espaces locaux en quête de soutien financier. Dans la lignée des politiques de décentralisation promues depuis les années 1980 avec pour objectif de réduire la présence des Etats et de favoriser l’intervention d’acteurs privés considérés plus « efficaces », les IIF apportent des soutiens financiers qui, au nom des droits des peuples indigènes, favorisent les projets « autonomes » de développement local (Uquillas, Eltz).

La recherche d’autonomie de signifie pas ici la construction d’un territoire politique, mais plutôt la recherche d’une plus grande insertion du territoire transfrontalier dans l’économie de marché. Un territoire politique se caractérise généralement par la combinaison de trois processus : l’existence de cultures politiques territorialisées, la construction politique de territoires spécifiques par des acteurs politiques collectifs et le travail institutionnel dans l’espace du politique (Ritaine, 1994 : 78). Ces caractéristiques sont pour l’heure inexistantes sur l’espace aymara et le travail des dirigeants ne s’oriente pas réellement vers une reconnaissance politique du territoire ou du groupe. Il s’agit d’un type d’autonomie tournée vers le marché, que l’on pourrait caractériser comme une forme de ce que Christian Gros nomme « autonomie light », en opposition avec un type d’autonomie « hard » qui se veut plus directement politique (Gros, 2003).

Dans ces conditions, le projet de l’AS s’inscrit très directement dans la lignée des réformes décentralisatrices d’orientation néolibérale mises en place par les Etats depuis le succès du consensus de Washington. Les « développeurs » (Hermet) agissent le plus souvent de façon parallèle aux Etats en insistant sur la dimension identitaire ou ethnique des projets (Lavaud, 2005). Dans le cas que nous étudions, l’appel à la participation des Etats semble surtout être dû à l’implication d’une frontière sensible dans l’espace considéré. Par ailleurs, il faut souligner que l’intervention des IIF s’impose comme une condition sine qua non a l’entrée du projet dans les rouages des Etats centraux, ces derniers portant une attention minime aux politiques de développement sur les marges. Rappelons effectivement que l’appui du SUBDERE prévu lors des séminaires organisés par la BM ne prend effet qu’au moment de l’intervention de la BID. La prédominance de l’Etat chilien – connu comme le « modèle » économique du continent en termes de réformes néolibérales – dans ce processus en comparaison avec ses voisins péruvien et bolivien est un autre signe de l’orientation donnée à la gouvernance sur la frontière en question (Rouvière, 2008).

Au niveau du contenu du projet de l’AS, on observe entre 2001 et 2007 une évolution vers l’utilisation généralisée des notions de développement avec identité et empowerment, tant dans les documents publiés par l’alliance que dans les discours de ses leaders. L’appropriation de ces termes issus des IIF mène à une focalisation de l’AS sur l’écotourisme et la commercialisation des produits issus de l’agriculture et de l’élevage. Le développement économique préconisé serait sensé se réaliser sous une forme participative pour son adéquation aux objectifs de ses bénéficiaires potentiels. Dans sa définition officielle de l’empowerment, la BM met en valeur quatre éléments : la transparence, l’inclusion et la participation, la responsabilité et la capacité d’organisation locale (World Bank, 2002). Dans le cas de l’AS pourtant, aucune place n’a été donnée à l’évaluation de ces éléments dans la vie concrète des communes rurales suite aux séminaires. Lorsque la BID prend le relais, il s’agit aussi de promouvoir le développement avec identité, un modèle basé sur trois axes : renforcer l’économie traditionnelle de subsistance, réduire la ségrégation sur le marché du travail et dans la commercialisation des produits, utiliser les avantages comparatifs de l’héritage culturel, naturel et social des peuples indigènes (Deruyttere, 2006).

Sur le postulat d’une tradition communautaire et donc participative dans les villages de culture indigène, les IIF mettent l’accent sur l’ouverture de la région aux marchés extérieurs. La culture se commercialise comme institution et comme produit (Radcliffe) et la vente des stéréotypes liés aux villages andins tend à se substituer à l’effort de valorisation des traits culturels spécifiques dans un projet d’insertion politique locale et nationale, une étape préalable nécessaire au fonctionnement d’une gouvernance territoriale équilibrée et avec un réel pouvoir local de décision. Les maires de la triple frontière font certes preuve d’une capacité remarquable d’adaptation au désengagement de l’Etat central et au potentiel de financement d’agents externes de coopération. Leur projet trinational est « vendable » aux sources de coopération, en ce qu’il opère une double inversion de la frontière : premièrement une inversion du sens donné à la frontière, qui passe du statut de ligne conflictuelle a celui de pont d’intégration subrégionale, une inversion ensuite du regard porté sur les populations indigènes frontalières. Une stratégie efficace pour les dominés consiste effectivement, selon la théorie de Pierre Bourdieu (1985), à inverser le discours dans les mêmes termes qu’utilisent les dominants pour les oppresser. Ce jeu est pourtant dangereux dans les localités andines ; s’il convient aux élites locales en termes de ressources politiques internes (légitimation locale par l’usage de l’identité) et externes (mise en visibilité de l’action politique et réseaux sociopolitiques à divers niveaux de pouvoir), il implique aussi un fort réseau de dépendances pour un développement local normatif, dont les effets sociaux restent à déterminer. L’exemple centraméricain de Mundo Maya, fréquemment invoqué par le président de l’AS, s’est révélé avoir des conséquences globalement négatives en termes d’inégalités socio-économiques dans les villages. Sans pour autant nier les bonnes intentions des acteurs, il s’agirait de mettre en question les usages sociaux des paradigmes indianistes diffusés par les institutions de coopération européennes et nord-américaines pour le développement des populations indigènes.

 

Le circuit complexe de légitimation qu’a parcouru le projet de l’alliance stratégique Aymaras sans Frontières valorise le caractère local de l’initiative transfrontalière. La coopération d’acteurs issus d’horizons très divers facilite probablement la participation des peuples indigènes aux politiques de développement qui les concernent, en comparaison avec les politiques antérieures liées a l’indigénisme d’Etat, c’est-à-dire aux « politiques menées en faveur des indigènes, mais non dirigées par eux », selon G. Aguirre Beltrán (directeur de l’Institut indigéniste interaméricain, dans un discours de 1967). D’un autre coté il est possible d’en déduire avec Guy Hermet que l’intervention directe des agents de développement externes dans les politiques locales contribue à amplifier le fractionnement social déjà existant dans ces pays. Si la gouvernance territoriale se caractérise par la capacité d’adaptation des leaders aux contraintes de leur entourage politique et économique, l’appui technique des IIF se réalise bien souvent sans une connaissance approfondie du milieu considéré. Les réquisits de ces mêmes agents, déduits de « recettes » préétablies, s’avèrent donc souvent inadaptés. Ils s’imposent pourtant, les IIF devenant la source prioritaire de financements des projets en milieu rural.

L’un des objectifs de ce type de projet consiste alors à inclure dans le système capitaliste une région qui se distingue par son système productif, où la commercialisation de cocaïne devient l’une des principales sources de revenu de nombreux agriculteurs et où la combinaison de la pauvreté et d’une culture « minoritaire » dorénavant valorisée pourrait mener à de violents conflits sur les marges territoriales des Etats. Plutôt que l’application pure de paradigmes externes, la gouvernance territoriale en milieu rural supposerait un travail de long terme de formation des élites locales à la prise de décision et de capacitation (formation professionnelle) des administrés à la participation politique. Dans ces conditions, les stéréotypes véhiculés chez les « développeurs » a propos de l’organisation socio-économique villageoise n’impliquerait pas un bénéfice prioritaire pour un groupe d’élites locales qui, sachant comment faire usage de leur rôle politique, trouvent une porte d’ouverture à la consolidation de leur carrière politique.

 

Bibliographie et liens Internet

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