COMMENT LE MUNICIPALISME INITIE À UNE AUTRE RELATION AU POUVOIR POLITIQUE
Le municipalisme témoigne d’un renouvellement démocratique certain qui repositionne les acteurs.ices vis-à-vis de leur propre pouvoir et de celui de ceux qui les entourent dans l’action publique municipale. Il déstabilise les représentations et les pratiques du pouvoir héritées d’une démocratie représentative fatiguée, tout en faisant face aux vents contraires du regain de dirigisme et du repli sur soi. Il contribue à opérer un changement plus profond, de l’agir individuel à l’agir collectif et institutionnel. En cela, le municipalisme est subversif et questionne notre liberté et nos responsabilités dans la qualité démocratique de nos sociétés et de nos institutions. Il est une voie privilégiée de la transition démocratique pour laquelle l’IRG œuvre.
Par Charlotte Marchandise et Elisabeth Dau
Dans notre dernier édito, Loïc Blondiaux et Séverine Bellina concluaient « à la fois à une montée de l’exigence démocratique et au retour de l’imagination démocratique » en France ; c’est dans ce contexte que le municipalisme révèle un véritable retour de la créativité démocratique à l’échelle locale. A ce titre, les municipalités « (…) participent à la nécessaire réinvention des formes institutionnelles et étatiques à tous les niveaux (local, national, régional et mondial) » (Gustave Massiah).
Le municipalisme : l’ambition partagée de « créer de nouvelles formes d’institutions pour gérer en commun » dans l’intérêt général Entendu stricto sensu comme des mouvements ou listes citoyennes qui « remportent des villes » (comme le disent les municipalistes espagnols) et exercent le pouvoir en commun, le municipalisme peut également s’entendre plus largement. Le municipalisme réaffirme l’impératif de la vision politique, du sens et de l’intérêt général pour répondre à un contexte de revendications d’émancipation citoyenne, de justice sociale et d’éthique. Loin d’être un phénomène nouveau, le municipalisme s’inscrit plutôt comme un continuum dans l’histoire qui donne à voir des dynamiques émancipatrices et subversives, qui bouleversent l’organisation et les représentations politiques. Il construit une nouvelle éthique du politique ainsi qu’un autre exercice et rapport au pouvoir depuis l’échelon municipal.
En outre, dans la continuité de la puissance visionnaire de Murray Bookchin (père du municipalisme libertaire et de l’écologie sociale), le municipalisme qui est aujourd’hui saisi depuis les municipalités du changement en Espagne, jusqu’à celles du Brésil, du Québec, de l’Italie, du Royaume-Uni, de la France ou encore même des provinces kurdes du Nord de la Syrie, etc. fait la preuve que transitions écologiques, sociales et démocratiques sont intimement liées. A ce titre, Jonathan Durand Folco, nous rappelle « l’incompatibilité structurelle d’une économie fondée sur l’impératif de croissance infinie avec les exigences d’une société juste, démocratique et écologique ».
La convergence de ces urgences et de ces revendications font de la question démocratique et de l’échelon local une porte d’entrée et une opportunité historique de relier la puissance créatrice des sociétés avec celle de leurs institutions publiques. L’institution municipale se retrouve donc au point de rencontre entre l’épuisement de la verticalité institutionnalisée et centralisée de nos structures de décision élitistes, avec une forte effervescence citoyenne et un impératif d’action publique face à des besoins et des urgences de plus en plus criants. Le mouvement municipaliste figure donc comme une des réponses à une crise plus symptomatique de la démocratie représentative et de la distanciation qu’elle a instaurée avec les citoyen.ne.s, dans le rapport, la pratique, l’imaginaire mais aussi les espaces et les temps de l’exercice du pouvoir politique. Ainsi, ce dernier permet-il de sortir des évènements électoraux pour revenir à une « démocratie permanente » d’émancipation. Le municipalisme : d’un pouvoir « sur les gens » à un pouvoir des gens, « pour et avec les gens »
Le municipalisme est le résultat d’une hybridation entre des formes de démocratie représentative et directe, qui transforme tant la pratique que la relation du pouvoir. Il repose également sur une double tension entre les dynamiques alternatives « hors et dans l’institution » qui va jusqu’à « l’ouverture d’espaces d’émancipation citoyenne au sein du cadre légal et institutionnel » et la réinvention de ses rituels. Mais jusqu’où est-on capable d’aller en termes de radicalité démocratique, de transparence démocratique, de cohérence globale et aussi d’exemplarité ? Comment redéfinit-on les espaces de décision d’un bout à l’autre de la chaîne ? Qu’elle est la part de décision de l’élu.e ? Comment reprend-on l’entièreté du système ? Autant de questions qui induisent des réponses minutieusement tissées dans l’espace public, espace de rencontre entre les acteurs publics et les habitants que des municipalités, parfois rebelles et parfois courageuses politiquement, s’engagent à ouvrir.
Le rôle de l’élu.e serait dès lors de créer et de maintenir ouvert le plus d’espaces possibles avec l’ensemble des habitant.e.s, notamment en amont de la décision, de clarifier les critères des décisions qu’il/elle aura à prendre de façon collective. Ce sont ces engagements réciproques entre élu.e.s et habitant.e.s qui contribuent à renouer une confiance déchue et déçue. L’élu.e est au service d’un projet partagé pour un temps donné. Ce pouvoir en mutation doit aussi compter sur le rôle indispensable des agents publics. En binôme avec les élu.e.s, ils garantissent la continuité de l’action publique et portent eux aussi une exigence de démocratie vivante, et de sa nécessaire refondation à l’intérieur de l’administration. Ils sont les conditions de ces changements plus profonds de l’action publique, de l’intégration d’une nouvelle façon de faire à chaque niveau, y compris entre différents échelons du local au national.
Les bonnes volontés affichées de “faire participer” (conseils citoyens, comités consultatifs) ne peuvent fonctionner que si ceux qui les animent sont formés (éducation populaire) et respectent leur promesse de co-construction. Pour autant, la participation ne se décrète pas, elle se construit, avec des méthodes éprouvées et beaucoup d’humilité. L’expérience montre ainsi que chaque fois qu’on agit pour la vie quotidienne des gens, il faut les associer, dans le respect des compétences de la mairie. « Ce que vous faites pour nous, sans nous, vous le faites contre nous » rappellent souvent les habitant.e.s. Le municipalisme permet d’expérimenter de nouvelles hypothèses en termes de relation à l’autre, de construction du bien commun, d’organisation et d’animation des processus décisionnels, de création de nouveaux espaces-temps, etc. Il s’inscrit « dans l’articulation entre urgence et alternative » (Gustave Massiah). Ainsi, la différenciation politique des mouvements municipalistes vient d’une part du fait qu’ils « visent l’amélioration du mode de vie et non la performance politique » et d’autre part, du fait qu’ils « génèrent de nouveaux espaces de relation ». Le municipalisme : la nécessaire radicalité démocratique (pédagogie, transparence, éthique, bienveillance)
Au cœur de leur démarche, les différents mouvements municipalistes posent l’exigence de la radicalité démocratique comme condition de leur organisation et de leur lien à la population. Face à une confiance gâchée et à un certain « dégoût » du politique, il faut trouver les réponses. S’astreindre à expliciter leur décision est, pour les élu.e.s, une première étape centrale qui confère une meilleure lisibilité de l’action publique municipale. Les codes éthiques co-construits par les plateformes citoyennes espagnoles (Barcelona en Comú, Marea Atlantica) ou encore les règles de transparence figurent parmi les engagements majeurs de ces élu.e.s. C’est une exigence démocratique drastique à laquelle se soumettent les élu.e.s à toutes les étapes de l’action publique, une rigueur et une pédagogie qui change la relation avec les habitant.e.s. La bienveillance et l’attention consacrée aux personnes et aux relations est également au cœur du fonctionnement des plateformes municipalistes et de leur succès, comme peut en témoigner par exemple l’expérience de Marea Antlantica en Espagne.
Comme le suggère Frédéric Sultan (Remix the Commons), le municipalisme est aussi « ce qui permet de changer les catégories de l’action publique, de poser par exemple la question de l’hospitalité au lieu d’opposer politique migratoire et touristique, de remettre au centre celle de l’altérité ». Dans leurs valeurs fondatrices, les « Villes sans peurs, Villes refuges » affirment aussi la solidarité, la féminisation du politique, ainsi que la bienveillance et la confiance comme socle du municipalisme.
La radicalité municipaliste est celle de ne pas lâcher, de continuer à croire au potentiel de chacun à porter sa parole, et à leur donner les moyens de le faire. La transition vers des sociétés libertaires émancipées passe par une démarche d’universalisme proportionné, de recherche d’équité, de prise en compte des plus fragiles, pour ne laisser personne derrière. C’est la Transition juste, notion actuellement débattue dans les instances internationales. Comme la participation, l’émancipation ne se décrète pas. Cette période de transition est le moment de créer les conditions nécessaires à cette émancipation. Le municipalisme : le défi de produire une décision politique entre collégialité, représentativité et équité
Pour autant, la codécision a une limite et le « tout collégialité » également. La décision collégiale se justifie pour les sujets d’intérêts majeurs ou spécifiques dans l’espace et le temps, comme un aménagement spécifique dans un quartier, concerté avec les riverain.e.s - mais ne peut exister en continu dans le temps administratif. Il risquerait alors de n’être le fait que d’un petit nombre qui serait disponible - et donc non représentatif de l’ensemble de la communauté. Pragmatiquement, des espaces de décision partagée qui sont sur les heures de travail excluent les travailleurs.ses, sans garde d’enfant excluent les parents, et encore plus les parents isolés par exemple. Il est nécessaire d’aller vers, encore et encore, vers les invisibles et ceux qui ne se sentent pas légitimes à prendre la parole, et de sortir le débat des lieux institutionnels pour le porter en bas de tour, dans les villages, les lotissements et les fermes, dans les espaces où les gens vivent et échangent.
Par ailleurs, s’il est aussi nécessaire d’accepter que tout le monde ne souhaite pas parler de tout et sortir d’une injonction à participer culpabilisante et contre-productive, il faut aussi prendre en compte le fait que tout le monde ne veut pas décider, notamment des sujets difficiles. Cette réalité cristallise certainement un angle mort des politiques de participation stricto sensu. L’élu.e doit alors assumer sa responsabilité représentative. Parfois, le temps de la décision ne peut pas attendre de trouver un consensus. Si le budget n’est pas bouclé, la ville peut être mise sous tutelle par la préfecture. Comment trouver l’équilibre entre la légitimité démocratique qui donne aussi un pouvoir de décision et la place de la codécision? Par leur élection et leurs responsabilités, les élu.e.s sont également habilités et légitimes à prendre des décisions. Ce rôle est à aménager au regard de leur vocation à répondre et représenter les citoyen.ne.s et expliciter ce qu’est une décision politique. La décision politique est toujours à la croisée de plusieurs facteurs : le programme politique sur lequel la liste a été élue, ses valeurs et son éthique, sa capacité à être interpellée et aller au plus près de la réalité des gens, y compris là où le politique ne va plus, les données scientifiques ou académiques disponibles, le cadre réglementaire des compétences de la ville, les mesures d’impacts ou d’évaluation de politiques déjà menées, dans la ville ou ailleurs dans d’autres communes. Gagner les imaginaires, construire une opinion publique, relier ces dynamiques de transformation culturelle, individuelle et collective dans le rapport à la démocratie, à soi, à l’autre et au monde est une démarche qui nécessite une meilleure articulation à d’autres échelles d’action et de décision du local à l’international. Nos crises démocratiques, sociales et écologiques sont en effet intimement liées d’une échelle d’intervention à une autre. Aujourd’hui, les réponses concrètes et opérationnelles sont en construction en France, en Espagne mais aussi à travers le monde. Le municipalisme que nous pensions limité à l’échelle de petits villages de milliers d’habitants, fait aujourd’hui la preuve de son existence et de son efficacité auprès de villes de bien plus grande ampleur (Ex : La Corogne 245000 hab., Valencia 790000 hab., Barcelone 1,6M hab.). Il est une contribution à des démocraties d’émancipation et de justice sociale, écologiques, ouvertes et plurielles. |