CE QUE LE DÉBAT ÉLECTORAL NOUS APPREND SUR NOUS: DÉPASSER LE DÉNI ORIGINEL ET LE NÉOLIBÉRALISME
Par Loïc Blondiaux et Séverine Bellina Derrière le populisme et l’abstentionnisme, le grand vainqueur des élections françaises de 2017 est le rejet de la vie politique et de l’élite. Ce fossé qui se creuse de jour en jour entre les populations et les élus glisse vers les institutions jusqu'à la démocratie, dont la valeur sacrée s’effrite sérieusement. Dépassons l’oraison funèbre de notre démocratie prononcée dans nombre d’analyses nourrissant, par ailleurs la perte de confiance en soi et le pessimisme grimpant du peuple français. Prenons la mesure réelle de la révolution cognitive que nous traversons. Derrière le recul apparent de notre démocratie, des avancées concrètes et souterraines sont à noter sur bien des aspects. La démocratie signifie l’égalité de possibilités pour chaque citoyen d’influencer la décision et la vie collective. Cette égalité doit se traduire à la fois dans les institutions et dans la société. Car la démocratie c’est un régime, un système d’institutions mais aussi une manière d’être ensemble en reconnaissant l’Autre comme son semblable. La démocratie c’est un principe d’égalité affirmé philosophiquement et légalement mais aussi inscrit dans la réalité quotidienne. Le paradoxe c’est donc que l’on peut avoir des institutions démocratiques et des sociétés qui ne le sont pas du tout. De ce point de vue, notre démocratie repose sur un double déni originel : • sur le plan sociétal, la société française est l’une des sociétés dotées d’institutions démocratiques, qui est le moins démocratique. Il n’y a qu’à observer les principes hiérarchiques, et non démocratiques, de fonctionnement de ses institutions structurantes (écoles, hôpitaux, entreprises, etc.). De même, elle est extrêmement brutale à l’égard des populations les plus faibles (des enfants, des migrants, des pauvres, des fous, etc.). Elle ne les considère pas comme égaux aux autres. • sur le plan institutionnel, elle a été fondée au 18ème par des personnes qui méprisaient le peuple et haïssaient la démocratie... Pour eux, le peuple ne peut pas participer activement et durablement au processus de décision car il n’en n’a pas la capacité. En outre, la démocratie directe est matériellement impossible dans un grand pays comme la France. Notre démocratie s’est donc construite à partir d’un refus de souveraineté populaire active qui a conduit à une définition de la représentation par opposition à la démocratie elle-même. La représentation vise simplement à désigner régulièrement par l’élection une aristocratie. Dès le départ et jusqu’à nos jours, tous les mécanismes de souveraineté active ont été refoulés. À ces origines ataviques et spécifiques de la crise de la démocratie française s’ajoutent des causes liées à la suprématie mondiale du modèle néo-libéral qui génère : l’infantilisation des citoyens par leur transformation en consommateurs et la soumission du pouvoir politique à celui économique. Cela se traduit par la privatisation du pouvoir par une oligarchie nationale et internationale qui a conduit à l’effacement du politique. En pratique, ce sont des acteurs non élus (multinationales, banques, etc.) qui façonnent nos vies et nos destins, installant l’impuissance de la souveraineté démocratique (liée à la représentation) qui n’est plus une souveraineté. Nous sommes donc aujourd’hui dans un contexte de désenchantement démocratique aigu. Il se traduit partout par deux tendances : l’indifférence, le repli et la tentation autoritaire (abstentionnisme, montée du populisme, retrait de la citoyenneté), d’une part, et une revendication (de radicalité) démocratique, de l’autre. Mais dans les deux cas, la défiance à l’égard du politique ouvre des espaces d’innovation démocratique. Ainsi, la société française dans sa diversité devient plus démocratique. Et se faisant, elle sort d’un modèle d’exercice du pouvoir, d'une gouvernance démocratique, fondée sur la domination, pour des modalités d’exercice du pouvoir-en-commun, fondées sur l’aptitude des Hommes à agir dans leur diversité et de façon concertée (Hannah Arendt). Cette évolution (peut) perme(tre) la réappropriation de la souveraineté populaire par le peuple et donc la refondation de nos institutions démocratiques. Les municipalistes, les Jours Heureux, les Pas Sans Nous, La Primaire, Ma Voix, etc., une telle effervescence populaire insuffle une dynamique démocratique forte dans le champ social. Le principe démocratique infuse aujourd’hui toutes les activités citoyennes (jardins partagés, consommations partagées, habitats participatifs etc.). Ces dispositifs se donnent des règles de gouvernance extrêmement démocratiques alors même qu’ils ne se pensent pas comme faisant de la démocratie participative. On constate à la fois une montée de l’exigence démocratique et le retour de l’imagination démocratique. Il existe ainsi une demande de plus de démocratie et d’une démocratie représentative plus exigeante par rapport à ses principes fondateurs. C’est une sorte de revanche sur la symbolique attachée au peuple. Il s’agit de défier tous les a priori qui pèsent sur lui (apathie, incompétence, violence). Mais aussi de montrer que la vie politique telle qu’elle existe n’est pas inévitable (Nuit debout, les Indignés), par des formes d’organisation et d’ingénierie nouvelles de la démocratie (prendre le temps de fabriquer une parole collective, refus du principe majoritaire et du leadership, etc.). On vit également une innovation démocratique permanente. Elle s’exprime par de nombreuses propositions théoriques, pratiques, techniques-numériques… Le tout pour renouveler de fond en comble les institutions démocratiques actuelles autour de la contribution des citoyens à la gouvernance. Les propositions peuvent même faire ressurgir des outils tels que le tirage au sort, le mandat impératif, avec les processus constituants authentiques dans lequel le peuple élabore les principes qui s’imposent aux gouvernants, les propositions d’assemblées et sénat citoyens. La société française deviendrait-elle démocratique ? Le peuple est-il en train de se réapproprier sa souveraineté volée ? La démocratie française sortirait-elle de son double déni démocratique originel ? Qui sont les acteurs à l’origine de ces mouvements ? Leur qualité et quantité suffit-elle à la légitimité de ces dynamiques ? Surtout, quel est le poids de ces dynamiques face à la tendance au repli et au populisme ? Autant de questions qui interrogent leur durabilité et surtout leur capacité réelle et directe à transformer le système politique actuel. Il convient en effet de vérifier si ces initiatives structurent, ou non, effectivement le système politique français. Ce qui est certain et finalement ce qui importe, c’est moins de résoudre cette énigme intellectuelle que d’accompagner cette mutation. Car elle met en mouvement et ré-anime notre espace politique, l’espace de la communauté de paroles et d’actions (Hannah Arendt) qui donne corps simultanément à la polis et à la civitas. Surtout, elle ouvre aussi la possibilité de répondre aux défis globaux auxquels toutes les démocraties sont confrontées : montée exponentielle des inégalités, révolution numérique et intelligence artificielle, crise écologique. En effet, ce que dénotent ces dynamiques d’innovation démocratique c’est que les gens sont prêts à prendre leurs responsabilités à la fois : à l’échelle locale, les mouvements autour de la gestion des communs (eau) ; à l’échelle nationale, l’écriture participative de la constitution islandaise, les conférences de citoyens et au niveau international l’adoption des Objectifs de Développement Durable pour changer le modèle de pouvoir. L’envie de contribuer activement à un nouveau modèle de développement portant l’émancipation de l’être humain (participer aux choix qui engagent la qualité de la vie et disposer de droits fondamentaux), ancré sur le paradigme politique (l’économie pensée au service d’une gestion démocratique du collectif, pour des sociétés inclusives de leurs diversités et égalitaire) et tournée vers la préservation de l’environnement (durabilité) est effectivement au cœur de ces initiatives. Et de ce point de vu, le niveau local connaît une floraison d’initiatives qui réenchantent nos démocraties. |