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Présentation

Les obstacles à la construction d’un État viable en Afrique de l’Ouest

Étude comparative de trois cas : Bénin, Ghana et Togo

Table des matières

L’Afrique, et notamment l’Afrique de l’Ouest, est aujourd’hui une des régions les plus crisogènes au monde.

Les trois pays choisis, à savoir le Bénin, le Ghana et le Togo, s’insèrent dans un environnement géopolitique instable. Ces dernières années ont été marquées par une multiplication des coups d’État en Afrique de l’Ouest :

  • la Guinée-Bissau, après un coup d’État en septembre 2003, a connu une tentative de putsch en octobre 2004 ;

  • les îles de Sao Tomé et Principe ont vécu un renversement de pouvoir en juillet 2003 ;

  • des tentatives de putsch ont fragilisé le Burkina-Faso ;

  • la Mauritanie a été confrontée à deux coups d’État successifs, en octobre 2003, puis en 2005 ;

  • au Liberia, après plusieurs années de guerre civile, le régime de Charles Taylor a été renversé par une rébellion en août 2003.

Par ailleurs, le Sénégal a vécu des remous politiques importants, la Côte d’Ivoire, depuis septembre 2002, est politiquement déstabilisée1, des troubles politiques ont agité le Togo en 2005 et en 2006 et des guerres meurtrières ont déchiré la Sierra Leone pendant plus de dix ans.

Pour toutes ces raisons, il est important de s’intéresser au système de gouvernance de ces trois pays.

Faire face à la fois à un environnement aussi délétère et à des problèmes internes exige d’être solide.

Dans la mesure où ces pays sont, dans leur majorité, devenus indépendants dans les années 1960, la question de la construction de l’État, ou même de l’existence d’un État, s’y pose avec une certaine acuité.

Avec la multiplication des coups d’États ou des élections truquées, les dirigeants manquent sérieusement de légitimité aux yeux des populations et cette absence de confiance est un obstacle essentiel à la construction d’un État viable dans ces pays. Ce problème de la légitimité des pouvoirs en induit un autre : que devient la démocratie et quelle valeur lui accorde-t-on dans ces régions ?

Considérant qu’un des prérequis de la démocratie est l’existence d’un large consensus sur la manière dont doit être exercé le pouvoir2, la question de la légitimité d’un pouvoir qui s’imposerait à tous doit être posée. En effet, ce n’est qu’à travers des pouvoirs légitimes, ou tenus comme tels par la population, que l’on pourra fonder des modes de gouvernance viables.

Or, dans la majorité des pays africains issus de la colonisation, et contrairement à ce qui s’est passé dans la plupart des pays européens, la construction de l’État moderne a précédé celle de la Nation. Le tracé artificiel des frontières issu de la conférence de Berlin (1885) a forcé des peuples à cohabiter alors qu’ils qui n’en avaient pas forcément l’habitude, la volonté, ni même les dispositions.

Le manque de légitimité du pouvoir est un des facteurs de fragilité de ces États qui présentent un risque d’implosion et constituent un danger, non seulement pour leurs populations, mais aussi pour l’ordre et la sécurité internationales. Pour Patrick Chabal3, plus un pouvoir est illégitime et plus il est violent. La violence devient alors le seul moyen pour régner. Si l’on considère le nombre de régimes autoritaires et violents en Afrique, la question de la légitimité se pose encore.

Le choix de ces trois pays est guidé par plusieurs aspects qui, mis en comparaison, nous ont semblé intéressants pour appréhender les phénomènes de gouvernance actuelle qui y prévalent :

  • tout d’abord, ces trois pays étant voisins, il y a la proximité géographique. Cette proximité explique également que le Ghana, le Togo et le Bénin abritent les mêmes ethnies, par exemple l’ethnie des Ewé, au sud. La même souche ethnique originelle, les Ajatado, fonde le peuplement de la partie méridionale du Ghana et du Togo. Ces Ewé s’étendent jusqu’au Bénin où ils forment l’ethnie des Fons, aux structures sociales très proches4. Un mouvement pan‑Ewé, demandant la réunion des Ewé du Ghana et du Togo, a d’ailleurs émergé sous les dominations française et britannique.5

  • ces trois territoires sont des mosaïques ethniques, avec un Sud plutôt chrétien et animiste et un Nord plutôt musulman. Il est donc intéressant d’étudier de quelle façon chacun d’entre eux gère cette hétérogénéité.

  • la région est marquée par la présence de grands empires coloniaux pendant la période précoloniale. C’est le cas du Bénin et du Ghana mais pas du Togo. De quelle façon cela a-t-il pu affecter l’évolution ce ces trois pays jusqu’à présent ?

  • tous les trois ont connu la colonisation mais avec des puissances et des modalités différentes, ce qui a sans doute des répercussions encore actuellement : le Ghana (ex-Gold Coast) était dominée par les Britanniques, le Bénin (ex-Dahomey) était intégré à l’Afrique-Occidentale Française et le Togo a connu les deux influences puisque ce pays est le seul d’Afrique à avoir vécu sous colonisation allemande, puis sous domination franco-britannique.

  • dans ces trois pays, l’indépendance a précédé la mise en place de régimes autoritaires avec une interdiction progressive des partis d’opposition. Aucun n’a échappé à des coups d’État militaires. De plus, dans les années 1990, ils ont entamé un processus de démocratisation, pour des raisons à la fois internes et externes et ce processus n’a pas été entériné de la même manière par la suite.

  • au vu de ces similitudes, la différence en termes de gouvernance entre Togo d’une part, et Bénin et Ghana d’autre part, peut aujourd’hui surprendre. Le Ghana connaît son 9ème président (John Kufuor) élu démocratiquement, depuis son indépendance en 1957. En 1991, le Bénin, dont Thomas Yayi Boni est le 17ème président, a mis fin à la dictature pour établir un régime politique pluraliste . Il a ainsi été le premier pays africain à réussir sa transition démocratique.. Entre ces deux pays, le Togo a, quant à lui, échoué, malgré l’existence de partis d’opposition depuis les années 1990 : le président Gnassingbé Eyadema (3ème président depuis l’indépendance en 1960) est mort le 5 février 2005 après 38 ans de règne et a été remplacé par un de ses fils, Faure Gnassingbé, dans des conditions fort contestables (modification constitutionnelle, suivie d’un scrutin qui s’est déroulé dans la violence). Si le Bénin et le Ghana paraissent avoir bien réussi leur transition politique vers la démocratie avec plus ou moins de violence, le processus apparaît plus problématique au Togo.

Faut-il voir dans ces divergences la marque de différences culturelles et historiques anciennes ou bien y a-t-il d’autres facteurs explicatifs ?

Pourquoi n’assiste-t-on pas à un développement homogène du modèle démocratique dans la région ? Est-ce le fruit des spécificités des modes de gouvernance ?

  • enfin, le Ghana, le Togo et le Bénin ne disposent pas de ressources minières exportables en quantité importante, telles que le diamant ou le pétrole. Ceci les met peut-être à l’abri de l’engrenage violent que connaissent leurs voisins dotés de telles richesses (Liberia, Sierra Leone ou Côte d’Ivoire). Il serait donc intéressant de s’interroger, en particulier dans le contexte actuel de globalisation, sur l’impact de ces ressources, de leur redistribution, de l’étendue du territoire et de la densité de la population. Ces éléments, s’ils génèrent des tensions, peuvent influer sur les questions de gouvernance. Par exemple, peut-on affirmer que plus un État est grand ou riche et plus il doit se doter d’institutions fortes qui assurent une meilleure répartition des ressources ? À quel niveau de représentativité l’État est-il plus à même d’assurer un contrôle du territoire ? Autant de questions qu’il serait intéressant d’aborder mais qui ne feront pas l’objet de cette présente étude.

Notre étude comparative de ces trois cas tend à démontrer que l’idée, affirmée par certaines thèses, selon laquelle la démocratie n’est pas faite pour l’Afrique n’est pas avérée et ne peut être systématisée. En effet, malgré quelques écueils, le Bénin et le Ghana sont des exemples qui fonctionnent. En revanche, au Togo, pays enserré entre les deux précédents, le processus est plus compliqué.

Quelles sont donc les raisons de ces différences ? Quels sont les obstacles à la formation d’un État « construit et fonctionnel »[>6], c’est-à-dire ayant des institutions viables, capables de remplir un certain nombre d’obligations vis-à-vis de sa population qui lui accorde alors sa légitimité ?

 

S’il peut exister une différence entre la gouvernance réelle et la façon dont celle-ci est perçue, plusieurs facteurs influencent les rapports entre les leaders politiques et les populations :

  • la structure sociétale précoloniale car celle-ci va déterminer l’idée même de la construction d’un État ;

  • les règles appliquées lors de la colonisation, notamment les institutions qui ont été créées ;

  • la façon dont la décolonisation a été va être menée ;

  • la personnalité des chefs d’État, notamment la façon dont se construit cette personnalité et le rôle des populations dans cette construction : apparaît-il comme un homme messianique ? quels mécanismes peuvent le conduire ou pas à une gestion patrimoniale de l’État ? etc.

  • le rôle de l’économie sociale : par exemple, l’État est-il capable d’accumuler des ressources pour ensuite les redistribuer ?

Partant de ces constats, nous avons considéré que la légitimité d’un État provient de trois facteurs essentiels :

  • la fourniture de services ;

  • la capacité à maintenir une certaine sécurité ;

  • le traitement égalitaire des groupes en présence.

Dans cet article, nous définissons l’État selon 3 critères :

  • l’État en tant qu’Institution ;

  • l’État en tant que Territoire ;

  • l’État en tant qu’Identité/Nation, c’est-à-dire l’idée d’appartenir à une même Nation.

Or, chacun de ces trois aspects pose problème, avec plus ou moins d’importance, dans les trois pays étudiés. C’est pourquoi nous avons cherché à déterminer les causes de ces difficultés afin de proposer des solutions acceptables en termes de gouvernance.

Le Ghana, le Togo et le Bénin, comme la majorité des pays africains, ont connu la colonisation et ont donc à la fois un héritage précolonial, colonial et postindépendance. Notre grille d’analyse porte sur les différents modes de légitimité du pouvoir et sur leur évolution au cours de ces trois périodes historiques. Comment s’articulent-ils avec la construction de l’État ?

Des modes de pouvoirs « légitimes » mais qui ne correspondent pas exactement à la définition d’un État moderne peuvent-ils quand même représenter un modèle acceptable ? Le modèle de démocratie « à l’européenne » est-il la seule solution à la légitimation du pouvoir en Afrique ?

Notes:

1 : TAVARES (Pierre Franklin), « Pourquoi tous ces coups d’État ? », Manière de voir, n°79, février-mars 2005.

2 : CLAPHAM (Christoher), « Failed states and non-states in the modern international order », Conference of Failed States, Florence, April 2000.

3 : CHABAL (Patrick), « Pouvoir et violence en Afrique postcoloniale », Politique Africaine, n° 42, Violence et pouvoir.

4 : GOEH-AKUE (N’buéké Adovi), « Relation entre autorités traditionnelles et pouvoir public moderne au Togo », revue CAMES, 1999, Sciences sociales et humaines, série B, vol. 01, p. 45-51. www.histoire-afrique.org/article51.html?artsuite=2

5 : Parmi les différents groupes (Xwéda, Xwla, Ayizo, Gun, Aja-houé, Fon, etc.) qui peuplent le Sud du Bénin, il y a eu ceux des Éwés, groupes majoritaires du Bas-Togo qui ont essaimé dans toute la zone sud jusqu’au Ghana

6 : DIJKEMA (Claske), GATELIER (Karine), SAMSON (Ivan), ZAGAINOVA (Anastassiya), papier présenté au colloque « L’État malgré tout ? Acteurs publics et développement », Mons,14-16 mai 2007.

 

Voir Aussi