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Expérience

TransMilenio ou l’organisation des transports collectifs de Bogotá

Le cas d’un système de transports en commun exemplaire dans une métropole latino-américaine

Par Flora Dancourt

TransMilenio est le système de transports en commun de Bogotá créé à partir de 1999 sous l’administration d’Enrique Peñalosa. Son étude est incontournable dans ce dossier sur les exemples innovants de la capitale colombienne en matière de gouvernance urbaine. TransMilenio est un système complexe fondé sur l’intervention d’acteurs publics et privés qui travaillent de concert pour assurer un système de transport collectif massif pour l’ensemble des habitants de Bogotá.

Table des matières

Résumé

TransMilenio est le système de transports en commun de Bogotá créé à partir de 1999 sous l’administration d’Enrique Peñalosa. Son étude est incontournable dans ce dossier sur les exemples innovants de la capitale colombienne en matière de gouvernance urbaine. TransMilenio est un système complexe fondé sur l’intervention d’acteurs publics et privés qui travaillent de concert pour assurer un système de transport collectif massif pour l’ensemble des habitants de Bogotá. Ce système de desserte lourde, assurée par des autobus en site propre, a été conçu et progressivement expérimenté à Curitiba au Brésil il y a plus de quarante ans. TransMilenio, aujourd’hui victime de son succès (saturation du système), est exemplaire de part ses performances, son faible coût, les bénéfices environnemental et social réalisés et son impact sur la mentalité des habitants de Bogotá. Le système de transport collectif de Bogotá constitue aujourd’hui un modèle innovant, remarqué et étudié dans le monde entier.

En 2006 la ville de Bogotá remporte le prix du Lion d’or à la Biennale de Venise en tant que « Meilleure ville », récompense la plus prestigieuse de cette manifestation internationale d’art contemporain1. La question de la mobilité urbaine y est sans aucun doute pour quelque chose : pour beaucoup, il s’agit de la thématique qui a fait l’objet des plus grandes évolutions ces quinze dernières années dans la capitale colombienne.

Le système de transports en commun à Bogotá, créé au début des années 2000, est connu sous le nom de TransMilenio. Ce système est aujourd’hui porté dans le monde entier comme un modèle d’efficacité en matière de gestion urbaine sur la question de la mobilité. Son étude est incontournable dans un dossier qui tente de décrire les formes innovantes de gouvernance urbaine que l’on peut trouver à Bogotá. Le système TransMilenio, fondé sur des partenariats public-privé originaux, a non seulement permis de fournir aux habitants de Bogotá des transports en commun efficaces mais a également été à l’origine de transformations urbaines, spatiales et culturelles majeures.

La question du transport urbain à Bogotá avant TransMilenio

A la fin des années 1980 et au début des années 1990, les conditions de déplacement dans la capitale colombienne étaient désastreuses : un système de transport public inexistant, une infrastructure viaire dégradée, une circulation automobile en constante augmentation. Les habitants de Bogotá ont assisté à une détérioration progressive de leur mobilité à tel point qu’en 1995 la vélocité moyenne, aux heures de pointe et sur les tronçons les plus saturés, est seulement de 5 km/h.1 Les graves problèmes liés au transport urbain et l’apparente impossibilité d’y trouver une solution étaient des données qui constituaient l’imaginaire de tout habitant de Bogotá. Progressivement, une prise de conscience de la part des habitants mais également des techniciens et des politiques s’est éveillée.

Le problème du transport urbain à Bogotá a favorisé le développement d’un schéma de ségrégation socio-spatiale dans lequel le centre, plus planifié, et la périphérie de la ville s’opposaient. La périphérie, lieu de concentration des populations pauvres et défavorisées, présentait un urbanisme informel, spontané et anarchique, dans lequel le moyen de transport majoritaire s’avérait être le système précaire de bus et mini-bus mis en place par le secteur privé.

A la fin des années 1980, plus de 80% des déplacements à Bogotá se font grâce à un système privé de bus qui n’a pas connu d’évolution depuis les années 1960. Il s’agit d’un système précaire et détérioré fondé sur l’intervention non coordonnée et concurrente de plusieurs entreprises de bus. La course aux passagers entre ces différentes entreprises contribuait à la congestion et au chaos général de la circulation dans la ville.

La circulation des petits bus privés à Bogotá (1994)

Face à ce problème crucial de la mobilité urbaine plusieurs solutions ont été envisagées. Pendant très longtemps la construction d’un métro a notamment été considérée comme une solution miracle, soutenue par une bonne partie de la population de Bogotá compte-tenu de la visibilité médiatique de la construction d’une telle infrastructure et du lobbying exercé par des groupes de pression internationaux. Cependant l’idée a été abandonnée du fait du coût élevé de l’opération ; elle est reprise aujourd’hui par l’actuel maire de Bogotá qui en a fait son champ de bataille et son arme électorale.

De manière générale, les administrations successives de Bogotá ont cherché à partir de la fin des années 1980 des solutions afin d’affronter le problème du transport urbain : construction d’un métro envisagée, aménagement de voies express et exclusives aux bus, élargissement des voies de circulation… Finalement, faute de moyens financiers et de volonté politique, les projets mis en place ne sont restés que sectoriels et limités, la politique générale de mobilité s’adressant en priorité aux automobilistes privés.

A partir des années 1990, de nouvelles visions et modes d’intervention sur la question du transport ont vu progressivement le jour sous l’influence d’éléments d’origines différentes :

  • L’émergence sur le plan international du concept de « mobilité » qui tranche avec le terme technique de « transport » utilisé jusqu’alors : la notion de mobilité, utilisée seulement depuis moins de trois décennies en Europe (moins d’une à Bogotá), relève d’une perspective sociale et politique plus positive dans la mesure où son utilisation implique la prise en compte nouvelle de l’ensemble des usagers de l’espace public (et pas seulement les automobilistes privés).

  • Sur le plan national, la Ville de Bogotá se voit attribuer une plus grande autonomie du fait des transferts de compétences réalisés dans le cadre de la décentralisation et du nouveau statut organique propre à Bogotá dont la Ville bénéficie depuis la nouvelle Constitution de 1991.3

Par ailleurs, la notion d’espace public est élevée à rang constitutionnel depuis 1991, ce qui a impulsé une nouvelle vision de la planification urbaine en général et de la question de la mobilité en particulier. L’espace public était perçu comme un élément constitutif de l’infrastructure viaire ; depuis le début des années 1990, la notion stratégique d’espace public est davantage liée aux problématiques de qualité de vie, d’environnement et de mobilité. Deux maires ont notamment mobilisé ce concept : Antanas Mockus (1995-1997 et 2001-2003) et Enrique Peñalosa (1998-2000).

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    • A.Mockus a largement centré son mandat sur le développement d’une véritable culture citoyenne autour de l’utilisation de l’espace public, permettant l’émergence d’une prise de conscience de la part des habitants de la complexité du problème du transport.

    • L’administration d’Enrique Peñalosa a concentré davantage ses interventions sur l’amélioration esthétique, spatiale et fonctionnelle de Bogotá à travers la récupération de l’espace public piéton et des espaces verts, la construction d’infrastructures viaires et de pistes cyclables et, surtout, la création du système de transports en commun, TransMilenio.

La création de TransMilenio sous l’administration d’Enrique Peñalosa

Quand Peñalosa devient maire de Bogotá, aucun document officiel de planification de la mobilité n’existait. Les projets et programmes mis en place par l’administration de Peñalosa ont permis le développement d’une politique de mobilité innovante et stratégique, fondée sur la redistribution de l’espace public entre piétons, véhicules motorisés et non motorisés. L’administration a concentré ses actions sur trois systèmes de transport distingués clairement :

  • Le transport motorisé individuel. Les discours et interventions de Peñalosa furent en général très innovantes et cohérentes en ce qui concerne le transport individuel. Peñalosa a dénoncé l’impact négatif de l’utilisation massive de l’automobile. Il a notamment dit que le véhicule privé « est le problème le plus grave que la ville doit affronter (…) ; l’automobile privée est ce qui menace le plus gravement la qualité de vie de cette ville ».4 Ce discours a été matérialisé par un certain nombre d’interventions de la part de l’administration Peñalosa : le programme « pico y placa » (interdiction de la circulation de 40% des véhicules privés aux heures de pointe deux jours par semaine), organisation des journées sans voitures (interdiction de la circulation automobile pendant un jour ouvré).5

  • Le transport non motorisé. Parmi les mesures prises en matière de récupération et de valorisation de l’espace public, une intervention clé concerne les cyclistes : plus de 300 kilomètres de pistes cyclables sont construites. C’est le réseau de pistes cyclables le plus étendu de toutes les villes d’Amérique Latine.

  • Le transport collectif : le système de TransMilenio est créé en 1999. TransMilenio est l’élément majeur de la transformation du transport collectif de passagers entre 1998 et 2000. Le schéma opérationnel de ce système est fondé sur l’intervention d’une organisation publique – TransMilenio S.A. – et d’opérateurs privés sous contrat de concession. La structure physique de l’opération a largement été inspirée du système réalisé à Curitiba au Brésil : un système intégré composé d’un réseau principal de grande capacité et de plusieurs réseaux à desserte de proximité.

Le système TransMilenio a été développé par phases en fonction des nécessités des habitants de Bogotá :

  • Tronçons de la Phase I – 1999-2003 : accessibilité des grands pôles d’attraction de la ville (avenue Caracas, principale artère nord-sud de la ville, autoroute Medellin, autoroute Norte).

  • Tronçons de la Phase II – 2003-2006 : réalisation des infrastructures et mise en service des zones plus périphériques (le centre dilaté de Bogota).

A l’issue de la réalisation des deux premières phases, 1,3 million de passagers utilisaient au quotidien TransMilenio, soit 20% des usagers des transports en commun, le reste de la population continuant de se déplacer en petits bus privés. Est prévue la construction de 388 km de tronçons dans les années à venir, ce qui permettrait de couvrir la totalité des voyages des habitants en transport public

Le réseau actuel de TransMilenio

Le fonctionnement de TransMilenio

TransMilenio est un système de transport massif qui repose sur :

TransMilenio est un système complexe et original qui fait appel à des acteurs publics et privés. L’implication de ces différents acteurs fait le caractère intéressant et innovant de ce système de transports en commun par ailleurs moderne et efficace. Six types d’acteurs interviennent :

  • des organismes publics et administrations reliés à la Ville de Bogotá,

  • des opérateurs privés chargés du service en site propre (bus rouges),

  • des opérateurs privés chargés d’un service de proximité, intégré à la circulation, qui dessert les zones plus périphériques de la ville (bus verts),

  • deux entreprises privées chargées de la collecte et de la redistribution de l’argent fourni par les usagers lors du paiement du service,

  • des agences privées d’entretien, de maintenance et de sécurité,

  • des agences de publicité.

Les bus verts (desserte de proximité) et rouges (desserte du centre, en site propre) de TransMilenio

TransMilenio : quels apports pour Bogotá ?

Le système de TransMilenio a rencontré un tel succès qu’il est aujourd’hui observé avec admiration par les urbanistes et pouvoirs publics du monde entier. Le succès remarquable de TransMilenio est tout d’abord lié à l’excellent rapport coût-efficacité du système. En termes d’efficacité, les performances de ce système intégré sont évidentes au regard des données chiffrées :

Plus de 900 000 voyageurs utilisent quotidiennement TransMilenio. La capacité du site propre de Bogotá est comparable à celle d’un site propre pour tramway intensément exploité, voire d’une ligne de métro, avec 30 000 à 40 000 voyageurs par sens aux heures de pointe.

La vitesse commerciale a plus que triplé depuis l’instauration du système. Elle est passée de 5,8 km/h à 28 km :h, ce qui a permis de réduire de moitié la durée moyenne d’un trajet en transport collectif (35 minutes en moyenne aujourd’hui).

La fréquence des transports en commun a été fortement accrue. Les bus de TransMilenio se succèdent en effet très régulièrement, en particulier aux heures de pointe (deux à trois passages par minute et par sens, chaque passage offrant 160 places).

D’après une enquête réalisée en mars-mai 2008 par TransMilenio S.A., l’indice de satisfaction des usagers de TransMilenio est de 76,4% en mai 2008 (contre 71,2% en décembre 2007). Les thématiques les mieux notées par les usagers en termes d’amélioration significative sont : la sécurité, l’état des stations, la signalisation et l’information, l’orientation des usagers dans les stations, la vente des cartes.

Ces performances sont à mettre en relation avec le coût global du système qui apparaît peu élevé dans cette mise en rapport. Selon un rapport de l’Institut de Veolia Environnement, le coût de la réalisation neuve de 60 stations et de 40 kilomètres d’infrastructures (hors récupération), soit l’état actuel du système de TransMilenio, revient à 8 millions de dollars du kilomètre, soit 20% du prix européen pour la mise en service d’un kilomètre de tramway en site propre.6 La construction d’un métro aurait coûté dix fois plus.

Par ailleurs, l’instauration du système de TransMilenio a joué un rôle social majeur à Bogotá. En effet, une partie de la population de la capitale colombienne était jusqu’à la fin des années 1990 immobile, privée de l’accès aux grandes fonctions urbaines. La création de TransMilenio a permis l’ouverture de la quasi-totalité du marché de l’emploi et des ressources urbaines aux populations modestes. Le tarif d’usage de TransMilenio est très bas, même rapporté au revenu moyen. Le coût de l’achat d’un aller-retour par jour pendant six jours par semaine (achat de tickets à l’unité) revient à un total de 17 dollars par mois, pour un revenu de 285 dollars, ce qui correspond à 6% du budget mensuel (un pourcentage similaire à celui des ménages d’Europe occidentale).

D’un point de vue environnemental, Enrique Peñalosa a remporté son pari. Les enjeux environnementaux sont particulièrement importants dans l’agglomération de Bogotá, située à plus de 2 600 mètres d’altitude (les effets du taux de gaz carbonique y sont vifs en raison de la moindre teneur en oxygène dans la basse atmosphère). La réduction de la pollution atmosphérique est estimée à 40% selon l’Institut de Veolia Environnement. Elle serait directement liée à la baisse des embouteillages et de la circulation routière. Par ailleurs, le report modal de la voiture vers les transports en commun a été évalué à 10% du nombre d’usagers actuels de TransMilenio.

Enfin, la création de TransMilenio a également été à l’origine d’une profonde rénovation de la ville (nouvel urbanisme, travail sur l’espace public, création de voies piétonnes et pistes cyclables, rénovation de façades…). Cette rénovation urbaine n’est pas seulement physique : TransMilenio a en effet constitué un véritable catalyseur de changements dans la mentalité et les habitudes des habitants de Bogotá. Largement influencés par le modèle nord-américain, les habitants de la capitale colombienne voyaient, jusqu’au début des années 2000, la voiture comme le mode privilégié de transport (pourtant minoritaire dans l’ensemble de la ville). Ce privilège donné à l’automobile privée, à la fois par les habitants et par les pouvoirs publics, se reflétait sur la structure urbaine de la ville. L’introduction du système de transport collectif de TransMilenio, la médiatisation de règles de vie en ce qui concerne l’usage de l’espace public, les efforts réalisés pour améliorer et valoriser le cadre de vie, ont contribué à faire évoluer la vision que les habitants de Bogotá avaient de leur ville, des questions de mobilité urbaine et d’espace public.

Conclusion : quel regard vu du monde ?

Le système de transport collectif de Bogotá est considéré aujourd’hui comme un modèle d’exportation quant aux questions de déplacements et d’usage de l’espace public. Ce qui est particulièrement frappant c’est qu’il n’intéresse pas seulement les villes des pays en voie de développement d’Amérique latine ou d’Asie mais également les métropoles des pays développés, en particulier aux Etats-Unis et au Canada. Ainsi des villes comme Los Angeles, Ottawa et Toronto (Canada), New Delhi (Inde) ou Santiago (Chili) étudient ou construisent des systèmes de transport en commun similaires.

Cette reconnaissance internationale témoigne du succès et du caractère innovant du système de TransMilenio et ce, malgré ses défauts (saturation actuelle du système) et la nouvelle proposition du maire actuel, Samuel Moreno, de construire un métro à Bogotá.

BIBLIOGRAPHIE

  • Institut Veolia Environnement, Rapport n°6 – La contribution des transports publics au développement durable, « Le TransMilenio : un excellent rapport coût-efficacité », septembre 2006.

Site Internet : www.institut.veolia.org.

  • G.Martin, A.Escovar, M.Martin, M.Goossens, coordinateurs éditoriaux du catalogue officiel de l’exposition de Colombie dans le cadre de la Biennale de Venise de 2006, Bogotá: el Renacer de una ciudad, août 2007. Ricardo Montezuma, « Del problema del transporte a la movilidad: transformaciones culturales y espaciales », pages 167-184.

  • Adam Jones, The Heart of the Matter: Bogotá, 1994. Site Internet : adamjones.freeservers.com/bogota.htm.

  • Entretien réalisé : Angelica Castro, ex-directrice de TransMilenio (jusqu’au 31 décembre 2007), entretien réalisé par Carolina Valdes en avril 2008.

  • Vidéos et photos sur TransMilenio réalisées par Carolina Valdes au cours de son voyage en avril 2008.

  • Site Internet TransMilenio : www.transmilenio.gov.co.

NOTES

1 La Biennale de Venise est une manifestation internationale d’art contemporain au cours de laquelle des prix sont décernés afin de récompenser la meilleure participation nationale à l’exposition. La Biennale de Venise de 2006 a attribué à Bogotá le Lion d’or en tant que « Meilleure ville », récompense la plus prestigieuse de la manifestation.

2 Etude réalisée par JICA, l’Agence japonaise de Coopération internationale.

3 Dans la nouvelle Constitution de 1991 un nouveau statut particulier est proclamé pour Bogotá. Ce nouveau statut organique entraîne la réorganisation de la structure politico-administrative de la Ville : le Maire de Bogotá bénéficie notamment de plus d’autonomie opérationnelle aux dépens du Président du Conseil municipal, considéré précédemment comme le co-gérant de la Ville aux côtés du Maire.

4 Discours d’investiture d’Enrique Peñalosa, le 1er janvier 1998.

5 La première journée sans voitures a été organisée le 29 février 2000. Neuf journées ont été organisées jusqu’en 2007.

6 L’acquisition des bus aurait coûté 100 millions de dollars et la réalisation des voies en site propre un peu moins de 220 millions de dollars (pour 42 kilomètres). Le coût moyen (comprenant la récupération) est donc de 5,5 millions de dollars/km, à mettre en comparaison avec les 20 à 25 millions/km dépensés pour la réalisation à la française d’une ligne de tramway.

 

Voir Aussi