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Entretien

Les forces et les limites de la démocratisation au Maroc

Personne interviewée : Ali Bouabid

Par Zineb Gaouane, Madeleine Elie

Table des matières

Ali Bouabid

Ali Bouabid est Secrétaire général de la Fondation Abderrahim Bouabid pour les Sciences et la Culture, à Rabat.

Q-Comment définiriez-vous la société civile au Maghreb et au Maroc en particulier?

La société civile est active dans tous les pays du Maghreb et revendique une autonomie croissante. Elle est devenue un acteur incontournable, même si elle est parfois instrumentalisée. Le contexte politique, aussi bien en termes de liberté que de marge de manÅ“uvre dans lequel elle évolue, diffère néanmoins d’un pays à l’autre. En Tunisie, le système politique est verrouillé et peut être comparé au Maroc des années 1970. En Algérie, le système s’appuie sur l’armée, mais la presse algérienne est plus critique et plus libre que la presse tunisienne.

La Fondation Bouabid définit ainsi son rôle et ses objectifs: «Pas un anti-parti, mais le complément nécessaire à la vie politique» : qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?

La Fondation Abderrahim Bouabid a été créée en 1994, au début de la libéralisation du régime lorsque extension le champ des libertés publiques s’est élargi, qu’une certaine liberté d’expression a été autorisée et que les rapports entre la gauche (l’opposition) et la monarchie se sont décrispés. Depuis 1956 en effet, la vie politique marocaine était structurée autour de l’affrontement entre la monarchie et les partis issus du mouvement national.

Le Maroc est l’un des rares pays où la gauche (parti de l’Istiqlal), qui possédait la légitimité politique à cause de son rôle dans la lutte pour l’indépendance, n’a pas participé au pouvoir. L’UNFP (Union nationale des forces populaires), est issue d’une scission de l’Istiqlal. Elle est devenue l’USFP (l’Union socialiste des forces populaires) en 1972. A l’arrivée de Hassan II au pouvoir, l’USFP est entrée dans l’opposition alors que le parti de l’Istiqlal a participé au gouvernement. L’Istiqlal a ensuite fait des allers-retours entre le gouvernement et l’opposition au côté de l’USFP.

La Fondation a connu deux grandes périodes. En 1994, nous avons commencé à animer le débat public, jusque-là circonscrit à la seule sphère des partis politiques. Nous avons lancé le débat sur de nouveaux sujets comme les droits de l’homme, la réforme de la Constitution, etc. Nous avons ainsi joué un rôle important dans l’alternance de 1999, en contribuant à décrisper les rapports entre la gauche et le pouvoir.

Q-De quelle façon avez-vous contribué à cette décrispation?

Nous avons offert un cadre libre et démocratique au débat public. C’est dans nos locaux qu’en 1996, Mohammed VI, prince héritier à l’époque, a prononcé son premier discours de politique intérieure, lors d’un colloque international sur la transition démocratique au Maroc. L’évènement était de taille.

C’est aussi à la Fondation qu’Abderrahmane Youssoufi a annoncé son souhait de conduire la première expérience d’alternance politique au Maroc.

La deuxième grande période de la Fondation commence au lendemain de la formation du gouvernement de Youssoufi. Une fois l’alternance acquise, nous avons ressenti la nécessité de sortir d’une logique exclusivement revendicatrice. Nous avons décidé d’apporter une contribution critique aux débats sur la réforme. Nous avons ainsi organisé des rencontres sur l’évaluation de l’action du gouvernement d’alternance où nous sommes restés critiques, y compris envers nos amis aux affaires alors.

Nous avons restructuré nos activités selon quatre axes principaux : un cercle d’analyse politique ; un club politique ; une activité de recherche sur les réformes – notamment sur les questions de gouvernabilité ; enfin, une activité de mémoire – elle constitue un axe fondamental. En effet, jusqu’à la création de l’Instance Equité et Réconciliation (IER), le Maroc ne connaissait qu’une histoire officielle.

Q-Quel est votre réel impact sur le grand public, et sur le pouvoir ?

Notre activité de recherche-action sur la gouvernabilité possède une dimension opérationnelle. Nos rapports contiennent des propositions concrètes de réforme : par exemple, récemment, sur l’évaluation des politiques publiques ; puis sur le service public, etc. Ces propositions sont débattues lors de colloques rassemblant des hauts fonctionnaires, des chercheurs et des parlementaires. Ils permettent d’élever le niveau du débat .

Ce rôle de la Fondation est d’autant plus important que le Parlement manque de capacités d’expertise. La démocratie et la citoyenneté impliquent aussi de pouvoir identifier les obstacles à l’action réformatrice. La démocratisation n’est pas seulement une question de liberté, mais aussi de politique publique, de gestion, bref de gouvernabilité et de gouvernance. C’est la raison de l’évolution du rôle de la Fondation de lieu de débat tous azimuts à un lieu de réflexion et d’élaboration de propositions de réformes.

Quant à notre écho auprès du grand public, il passe principalement par nos publications.

Q-Vous travaillez avec les parlementaires et vous avez reçu le prince héritier en 1996 : qu’est-ce qui vous vaut cette respectabilité auprès de la classe politique ?

Nous devons notre légitimité à la respectabilité et à l’aura  d’Abderrahim Bouabid. C’est la raison pour laquelle la Fondation n’a subi aucune interférence, ni pression administrative depuis sa création en 1994. Mais notre légitimité vient aussi de la variété des sujets abordés, de la qualité des débats organisés et de notre autonomie par rapport aux partis politiques, à commencer avec l’USFP.

Q-Que pensez-vous des élections au Maroc ? Se déroulent-elles conformément aux standards internationaux ?

Dans l’ensemble, il y a eu de grands progrès en matière de transparence. L’administration ne manipule plus les résultats comme autrefois. D’ailleurs en 2002, pour la première fois depuis l’indépendance, les résultats des élections n’ont pas été remis en cause par les partis d’opposition.

L’administration reste neutre, même si cette neutralité est parfois contestée. Certains la jugent passive, et donc complice. Ils souhaiteraient une neutralité plus active, où l’administration ne tolèrerait plus certaines pratiques déviantes des candidats. Plus inquiétant est l’usage de l’argent : la corruption et l’achat de voix demeurent une constante face à laquelle, en l’absence de preuves tangibles, la justice a du mal à engager des poursuites. Mais les problèmes principaux se situent en amont : qui vote ? Tous les citoyens marocains ne possèdent pas de carte d’identité (environ 70% en sont dotés aujourd’hui, contre 40% en 1998). De plus le taux d’abstention aux élections de 2007 a été très fort (plus de 60 %) ce qui affaiblit la représentativité des résultats.

Les conditions d’une représentation à la fois transparente et fidèle des opinions de l’électorat ne sont pas encore totalement suffisantes au Maroc pour asseoir complètement la légitimité des urnes.

Le choix du mode de scrutin a également soulevé plus d’une controverse. Le scrutin majoritaire à un tour a été abandonné au profit du scrutin proportionnel, mis en place pour la première fois aux élections de 2002. Le débat a davantage porté sur la juste représentation des différents courants, que sur le mode de scrutin en lui même.

Un problème politique a été occulté par le débat : la proportionnelle assure une plus juste représentation des différentes forces politiques, mais elle ne permet pas de dégager une majorité claire. La proportionnelle satisfait tout le monde, puisque chacun se sent représenté, mais elle affaiblit la gouvernabilité et le pouvoir de l’exécutif. Le monarque reste l’arbitre unique du jeu politique, alors qu’une majorité de partis est favorable à une réforme de la Constitution qui rééquilibrerait les pouvoirs au profit du gouvernement et du Parlement.

Q-Le mode de scrutin proportionnel n’avait-il pas aussi pour objectif d’affaiblir le PJD islamiste (Parti de la justice et du développement) ?

Ce paramètre n’a pas été déterminant dans le choix du mode de scrutin. Ce sont les partis politiques qui ont demandé cette réforme. Le Premier ministre avait souhaité que le mode de scrutin donne une photographie aussi exacte que possible de la réalité politique, dans sa diversité. De toute façon, même avec un scrutin majoritaire, le PJD n’aurait pas obtenu seul la majorité absolue.

Contrairement au scrutin majoritaire, la proportionnelle ne favorise pas les coalitions avant les élections. La proportionnelle laisse en outre plus de latitude à la monarchie pour déterminer avec qui elle souhaite gouverner : dans ce type de scrutin, on fait finalement un peu ce qu’on veut avec les résultats.

Le Maroc a besoin d’une majorité claire pour asseoir la responsabilité et l’autorité de l’exécutif. Or, la proportionnelle dilue la responsabilité du gouvernement en morcelant la majorité. Il reste un grand effort à faire sur la gouvernabilité, c’est-à-dire sur la capacité à conduire des réformes dans un système qui aspire à garantir l’autonomie des différents pouvoirs. Il faudrait pour cela parvenir à reconnecter autorité et responsabilité. C’est au niveau du parlement et du gouvernement que la question se pose.

Q-Lors d’une interview de Pierre Vermeren en septembre 2002, le journaliste de l’Express lui a posé la question suivante : « Les autorités disent qu’elles veulent un échiquier politique représentatif de la réalité marocaine et affichent leur volonté d’assurer la transparence du scrutin. Mais le Maroc est aussi un pays rural et pauvre, qui compte un grand nombre d’illettrés. Quelle peut être, dans ces conditions, la représentativité de la classe politique ? » Comment répondriez-vous à cette question ?

La remarque est pertinente, bien que la transparence et la représentativité ne se décrètent pas, mais résultent d’un processus à maturation lente. Il existe au Maroc comme ailleurs, une relation entre l’alphabétisation, la pauvreté et la maturité citoyenne. Mais les liens de causalité entre ces facteurs s’avèrent difficiles à établir.

Au Maroc, les phénomènes de corruption lors des consultations électorales posent de gros problèmes : ils donnent une image négative de la politique aux citoyens, assimilée à un business comme un autre, dans lequel on investit pour recevoir ensuite les bénéfices.

Q-Que pensez-vous des partis politiques islamiques, comme le PJD ?

Je qualifierai le PJD de parti populiste ultra-réactionnaire, qui prône un retour à l’ordre moral. Aux yeux du PJD, il n’existe pas d’autre morale que celle définie par la religion. Sur tous les sujets autres que la religion, ce parti n’a quasiment rien à dire. Mais il est devenu un grand parti qui fait désormais partie intégrante du jeu politique marocain

Il répond à une demande de sens, qui le dépasse largement et qu’il s’efforce de convertir politiquement. Le Maroc traverse un basculement important sur le plan sociologique, en termes de moeurs et d’identité.

Ce n’est pas un parti de classes populaires, contrairement aux apparences, mais de classes moyennes. Il répond à un malaise plus identitaire que social, où la mondialisation des médias, et notamment la télévision par satellite, joue un grand rôle. L’essor de ce parti a bénéficié d’un concours de circonstances favorables.

Face à une modernité perçue comme menaçante à cause d’un manque de repères et d’opportunités, l’islamisme propose une norme identitaire rassurante. Le Maroc est ouvert et exposé au reste du monde. Mais en même temps, la société de consommation, mise en scène quotidiennement par la mondialisation, reste inaccessible à la majorité des Marocains, ce qui génère de nombreuses frustrations. Les partis islamistes exploitent ce malaise et se posent en interprètes et en censeurs. Ils présentent les valeurs de l’islam comme une arme qui permettrait d’intégrer la modernité sans céder à la décadence de l’Occident.

Ce parti se caractérise par un double discours très marqué. D’un côté, il cultive sa respectabilité auprès de la presse et des médias internationaux, et de l’autre, il tient, dans la presse interne, un discours extrêmement virulent d’excom-munication, destiné aux militants et aux sympathisants. C’est ce double discours qui permet au PJD de se normaliser peu à peu au Maroc.

Pour préserver le processus de démocratisation de toute évolution convulsive, il faut conforter la crédibilité des institutions de l’Etat de droit. Ainsi la démocratie ne sera plus comprise comme la loi de la majorité, mais aussi comme un système de valeur qui fait obstacle à la tyrannie éventuelle de toute majorité. Aujourd’hui, c’est le roi qui joue ce rôle de régulateur, et non la crédibilité et l’action des institutions politiques.

Q-Quelle est l’influence effective des pressions et les normes imposées par la communauté internationale à travers la conditionnalité de l’aide au développement ?

Il n’existe pas de conditionnalité de l’aide au développement au Maroc, à proprement parler. Cette période est un peu révolue. Rien n’est imposé par les bailleurs de fonds. Le pays propose ses projets qui sont ensuite discutés avec les partenaires. En revanche, les thèses de la Banque mondiale sur les réformes nécessaires imprègnent les actions publiques.

Aujourd’hui, le Maroc peut emprunter sur les marchés de capitaux à des conditions plus avantageuses que celles offertes par les bailleurs de fonds classiques. Il cherche avant tout à garder un bon rating grâce à la bonne tenue des équilibres macroéconomiques, pour pouvoir emprunter à des taux intéressants. L’intérêt principal des bailleurs de fonds à ses yeux consiste dans leur l’expertise dans l’accompagne-ment des réformes.

 

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